S.Thibierge : La psychanalyse et la culture japonaise

JOURNEE DE L’ASSOCIATION LACANIENNE INTERNATIONALE

 

 Introduction à la journée du 22 mars 2003

 

Stéphane Thibierge

 

 

            Je vais proposer quelques remarques introductives à cette journée consacrée, comme vient de le rappeler Christiane Lacôte, à la psychanalyse et à la culture japonaise. J’essaierai surtout de faire entendre en quoi cette question, la psychanalyse et la culture japonaise, intéresse très directement les psychanalystes et aussi bien ceux  qui sont concernés par l’incidence et l’efficace de la lettre et de l’écriture dans nos habitudes et dans nos modes d’agir ou de parler. Mais il est vrai que cet intérêt que présentent pour nous la culture et l’écriture japonaises n’est pas évident de soi. Ce n’est pas une question d’un accès nécessairement facile. Donc j’essaierai, comme je le pourrai, de vous la présenter en amorçant quelques fils que reprendront, je pense, un certain nombre d’intervenants qui nous font l’amitié de participer à cette journée, parmi lesquels les amis japonais qui ont bien voulu nous rejoindre : en particulier notre ami Aneha, M. Akira Bamba ainsi qu’Eriko Thibierge-Nasu, qui nous apporteront aussi la manière dont eux-mêmes, à partir d’une expérience qui est celle de leur langage, au sens de la langue maternelle, ce qu’ils peuvent nous en dire.

            Quelques remarques d’introduction donc, à ce qui fait l’intérêt de cette question, dont je disais à l’instant qu’il n’est pas toujours pour nous immédiatement évident. Je dirai pour commencer que le Japon, le lien social et le langage japonais, nous posent une question, si nous sommes attentifs, qui a en tout cas beaucoup intéressé Lacan. Nous ça nous intéresse, si nous sommes paresseux ou si nous manquons d’imagination, parce que ça a intéressé Lacan. Je pense que c’est souvent parce que ça a intéressé Lacan que ça nous intéresse, mais je crois pourtant que ça devrait pouvoir nous intéresser de soi-même, je vais essayer de vous faire sentir pourquoi. Le Japon, c’est ça que je voudrais souligner d’emblée, présente un rapport à l’écriture qui est un rapport singulier. Pour ceux qui ne connaîtraient pas l’écriture japonaise, il n’est pas exagéré d’énoncer qu’elle est l’une des plus complexes qu’on connaisse parmi les écritures qui ont cours dans le monde. Et le Japon, du fait de cette écriture, du fait de son rapport à l’écriture, pose la question, pour ainsi dire, de ce que vous me permettrez de désigner comme le choix de la jouissance. Le choix non pas au sens bien sûr où l’on serait libre de choisir telle ou telle jouissance, mais dans le sens où — je crois que ce sera l’un des points qui nous intéressera beaucoup —  le Japon illustre la question d’un certain marquage de la jouissance, au sens d’une certaine option prise par rapport à la jouissance, d’un certain marquage des voies de la jouissance.

            Vous voyez que je commence d’emblée en évoquant l’écriture et la jouissance. En quoi l’écriture et la jouissance sont-elles liées ? Je ne vais pas entrer de trop près dans cette question, qui est complexe. Lacan lui a consacré au moins tout un séminaire intitulé : D’un discours qui ne serait pas du semblant. Alors essayons de le dire simplement, en quoi l’écriture et la jouissance sont-elles liées ?  Eh bien nous pouvons partir de ceci, de cette remarque que la jouissance peut s’entendre comme ce qui du corps se produit comme à lire, c’est-à-dire comme susceptible d’être lu, d’être déchiffré. Et vous savez que Freud là-dessus, sur le fait qu’il y a des faits qui du corps demandent à être déchiffrés, Freud là-dessus apporte véritablement ces faits. Il les démontre et il les prouve. C’est ça qu’il nomme l’inconscient, et le lien de l’inconscient au corps. Eh bien donc, si la jouissance c’est ce qui du corps se produit comme étant à lire, à déchiffrer — ce que nous appelons les formations de l’inconscient — alors la jouissance s’inscrit, et elle relève d’une écriture. La difficulté, je l’indique comme ça au passage mais c’est important, la difficulté comme le souligne Lacan dans son séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, c’est que parmi les jouissances il y en a une qui nous importe tout particulièrement, qui est la jouissance sexuelle, mais dont Lacan dit qu’elle ne se symbolise pas en tant que telle. Qu’elle s’écrive, c’est une question, mais en tout cas, le parlêtre, le sujet humain, ne la symbolise pas. C’est donc en ce point, comme manière d’initier notre propos d’aujourd’hui, c’est en ce point que la culture japonaise nous intéresse directement en tant que psychanalystes. C’est le rapport du langage japonais à ce qui s’écrit de ce langage, et l’effet en retour de cet écrit sur le langage. Vous voyez, pour ceux qui ne connaissent  pas le japonais, ce qui est remarquable dans cette langue, c’est que c’est un langage qui a produit des effets d’écriture pendant très longtemps — puisque ces effets ne se sont pratiquement jamais stabilisés, et ça continue d’une certaine façon avec l’introduction de l’alphabet, de notre alphabet dans le système de référence japonais — donc c’est un langage qui produit de l’écrit, mais en retour cet écrit produit des effets sur le langage, et sur le parler, et sur l’agir et disons généralement sur l’éthique des Japonais. C’est là qu’il y a pour nous une question qui est extrêmement actuelle, et c’est ce qui a aussi intéressé Lacan.

            Est-ce que de l’écrit, produit de notre langage, est susceptible de modifier à son tour notre langage ou notre action ? Ou est-ce qu’à cet égard nous n’avons aucune marge de manœuvre ? C’est une question me semble-t-il qui, soit dit au passage, est très importante dans le livre de Charles Melman, récemment publié concernant justement le rapport à la jouissance. Est-ce que nous avons une marge de manœuvre ou pas ? Est-ce que nous sommes voués à toujours en répéter la contrainte, ou est-ce que nous pouvons par la prise en compte des effets d’écriture qu’elle permet de déchiffrer, en modifier, disons, l’incidence ?

            Alors, ce rapport singulier, complexe, au Japon entre le langage et l’écriture, cela a des conséquences sur le langage lui-même, sur l’action, sur l’éthique en général et sur le rapport à ce que nous appelons l’objet. Cela pose la question, c’est ce que j’évoquai tout à l’heure en commençant, cela nous indique les modalités d’un certain marquage de la jouissance. C’est-à-dire que cela pose la question d’une certaine orientation, d’un certain versant qui ont été pris là et, qui ont été pris par les sujets parlant le japonais et par le lien social liant les sujets. Ce versant et cette orientation ont été pris là d’une manière  différente de ce que nous connaissons.

            Cette journée est donc d’une certaine façon une chance pour nous, que nous connaissions ou non le Japon, de prendre une idée de quelque chose, finalement, qui est toujours extrêmement difficile à imaginer, c’est-à-dire comment l’on peut jouir, engager sa jouissance, dans des voies différentes de celles que nous connaissons. C’est quelque chose je crois, à l’expérience, d’extrêmement difficile. C’est donc une chance de cette journée de nous permettre peut-être, avec l’aide  de quelques amis qui ont bien voulu y contribuer, de nous éclairer un peu sur cette question.

            S’agissant de ce virage que j’évoquais à l’instant, concernant le marquage de la jouissance, s’il est vrai que la jouissance a partie liée avec l’écriture, avec ce qui s’inscrit, eh bien l’on peut relever au moins deux moments simplement, deux temps, je ne sais pas si ce sont des temps tout à fait historiques même si c’est ça qui détermine l’histoire, disons que ce sont des temps de structure. Il y a eu deux moments qui ont été des moments de changement des modalités du marquage de la jouissance en japonais, c’est très important concernant ce qui nous intéresse aujourd’hui.

            Le premier temps s’est passé au moment où les Japonais ont repris les lettres chinoises, ont emprunté les lettres chinoises pour noter, écrire leur langage. Le deuxième temps, j’en distingue deux comme ça, on peut en distinguer plus sans doute, mais deux ici très bien déterminables. Le deuxième temps s’est passé au moment où des Japonais cette fois-ci, ce n’était pas les Japonais mais des Japonais, éminents, se sont interrogés à la fin du XIXème  siècle et au début du XXème, sur l’entrée de leur société, de leur lien social, dans ce que nous pouvons appeler l’aire occidentale, c’est-à-dire l’aire de la science et de l’économie occidentales. C’était une question, et ça reste une question pour eux brûlante, parce que cette question justement conditionnait peut-être une modification des voies, des chemins habituels de la jouissance, et ils en ont été parfaitement conscients. Si vous prenez un livre, c’est un des livres par lesquels j’ai découvert le Japon, ça m’a intéressé de le reprendre pour ces journées, qui s’intitule L’éloge de l’ombre de Tanizaki, grand écrivain japonais du XXème siècle, cet  Éloge de l’ombre, c’est une manière très intéressante, à la fois légère et grave, de montrer comment le Japon est en train de quitter un certain mode de jouissance pour être amené à se débrouiller avec un autre. Si vous prenez un autre écrivain comme Natsume Sôseki, dans un de ses grands ouvrages intitulé Je suis un chat, vous verrez qu’un grand nombre des conversations qui animent les protagonistes de ce récit roulent justement sur la question : « Qu’allons-nous faire ? ». Qu’allons-nous faire, mais au sens le plus simple du terme — comment allons-nous nous débrouiller avec l’entrée du Japon dans  ces modalités de la jouissance que connaissent ceux qu’on regroupe généralement sous le terme des « occidentaux ». Vous savez que la conséquence la plus immédiate, la plus directe et la plus rapide de ce changement de jouissance au Japon ça a été, je dirais pour simplifier, une option nationaliste qui s’est décidée en quelques dizaines d’années. Et elle a été assez radicale, ce qui indiquerait en d’autres termes à quel point ce lien social a pu être à ce moment-là suffisamment menacé pour qu’il éprouve la nécessité de se resserrer de la sorte.

            Voilà donc deux moments que le Japon a connus, où il s’est agi de modifier les chemins habituels de la jouissance, et de se débrouiller avec une modification de leurs marquages. Alors je crois qu’il est inutile de souligner l’intérêt pour nous, analystes ou intéressés par la psychanalyse, par la lettre, l’intérêt de cette question : la question des voies préférentielles de la jouissance, de leur établissement, et comment ces voies sont liées aux modalités de son inscription, de l’inscription de cette jouissance. Autrement dit la jouissance a des effets différents selon qu’elle aura été inscrite de telle ou telle façon. Ça paraît un peu lunaire comme question. Seulement, le travail que nous nous proposons aujourd’hui devrait nous permettre quand même peut-être de l’éclairer un petit peu. En tous cas, pour Lacan, je dis ça parce ce que c’est une première manière d’en éclairer les enjeux, ces questions au moment où il s’y est intéressé sont contemporaines de ce que lui-même mettait à l’œuvre et à l’épreuve, concernant justement les effets de l’écriture sur la jouissance. Il mettait cela à l’épreuve avec l’inscription, avec l’écriture de ce qu’il a écrit comme vous le savez en tant qu’objet petit a, et aussi ce qu’il mettait plus particulièrement à l’épreuve à l’époque, à l’époque où il s’est vraiment intéressé de très près à l’écriture japonaise, ce qu’il mettait plus particulièrement à l’épreuve avec la mise au point et l’écriture du nœud borroméen, et en particulier cette indication structurale et réelle, que l’objet a se trouvait non plus déterminé par une coupure mais déterminé à l’intersection des trois dimensions que sont : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Le moment où il était agité, préoccupé par ces questions, est disons contemporain pour Lacan de son intérêt pour le Japon. 

            Concernant cette attention portée par le lien social japonais au choix de la jouissance, en tant que ce choix et que les options prises là ont des conséquences sociales et individuelles déterminantes, nous pouvons la lire par exemple dans un terme  dont j’avais déjà fait la remarque une fois, quand nous avions travaillé sur le séminaire de Lacan D’un discours qui ne serait pas du semblant, mais je refais cette remarque : il n’est pas indifférent de noter qu’en japonais comme en chinois je crois, en tous cas en japonais je suis sûr, le terme qui note ce que nous appelons la culture, c’est un terme qui s’écrit de deux caractères chinois : BUN, KA,     ça se dit bunka en japonais, que je vais vous écrire juste pour montrer concrètement ce que ces caractères        signifie : KA, 化, le changement, les métamorphoses, et BUN, 文, qui signifie la lettre, l’écriture. Autrement dit le mot, le signifiant, le terme qui dit en japonais : une culture, où  l’on peut entendre après tout les modalités de ce qui s’échange et de ce qui fait lien dans un lien social, cela se dit dans cette langue, et c’est emprunté là du chinois : les changements de l’écriture, les changements de la lettre, les métamorphoses de la lettre. Où l’on peut entendre, encore une fois, l’attention portée à cette question du marquage de la jouissance à travers l’écriture.

            Je vois bien, et je pensais en préparant cet exposé, que ce sont là des questions, et c’est là leur intérêt bien sûr, qui ne nous sont pas du tout facilement articulables, dont la prise ne nous est pas facile du tout. Pourquoi ? Je vais essayer de le dire très rapidement et d’une façon aussi simple que possible. Ce sont des questions qui ne nous sont pas faciles à attraper pour une raison, je crois, assez simple. C’est qu’elles nous obligent à passer de ce que nous pouvons appeler une logique imaginaire — c’est important la logique imaginaire, ce n’est pas n’importe quoi, c’est quand même la base de la logique conceptuelle classique... Nous sommes, en tout cas ceux qu’on appelle les occidentaux pour faire bref, nous sommes pris dans une logique imaginaire, une logique tributaire de la structure spéculaire qui est décisive sur le plan imaginaire, comme vous le savez, une logique qui privilégie le « comprendre », qui privilégie ce que nous appelons une conception ou une vision ou une perception du monde, et qui privilégie le fait de reconnaître ce à quoi nous avons affaire, ou de croire le reconnaître. Quand on est pris dans ce type de logique, il est difficile d’aborder quelque chose qui intéressait Lacan au premier degré, qui intéresse les analystes et qui intéresse l’écriture japonaise, c’est-à-dire une logique qu’on pourrait appeler, ce n’est peut-être pas parfait comme dénomination mais je vous la propose au moins à titre provisoire, une logique du réel. Entendons là une logique qui soit articulée au souci, non pas de simplement viser une notion, comprendre ou reconnaître quelque chose, mais articulée au souci d’identifier éventuellement quelque chose que l’on ne comprend pas, mais que l’on identifie, que l’on est capable de repérer. Quelque chose dont on est capable de saisir le trait, même si on ne sait pas ce que ce trait, ou surtout si on ne le sait pas, ce que ce trait veut dire, ou si on ne peut pas le comprendre. Alors ça ne nous est pas facile, parce que nous somme habitués, et c’est bien ce qui nous rend la psychanalyse à la fois possible et difficile, nous sommes habitués à un certain mode de pilotage dont on peut dire que pour le sujet de la tradition occidentale, ce pilotage, ce mode de pilotage qui est le nôtre, a conféré une valeur sociale reconnue et en principe entérinée — en principe parce que c’est problématique aujourd’hui — mais disons que notre mode de pilotage à nous autres, reconnaît comme ayant une grande valeur ce que nous appelons  le refoulement. C’est-à-dire que nous accordons au refoulement, en principe du moins, une grande valeur éducative et sociale. Même si aujourd’hui ce refoulement n’est plus si assuré qu’il a pu l’être, comme l’indique très précisément le livre que j’ai cité de Charles Melman, qui évoque donc les modalités contemporaines de la jouissance. C’est un texte qui intéresse très directement le propos de cette journée, en ce qu’il évoque justement des modalités d’inscription nouvelles aujourd’hui.

            Dans la mesure où nous avons, nous, endossé cela, nous sommes habitués, notre habitus, notre mode habituel c’est de nous déplacer dans un espace que nous concevons comme l’espace d’une maîtrise. Et, je vous le rappelle — c’est banal de le rappeler mais ça a des conséquences de grande portée — l’espace qui est le nôtre, c’est celui d’une maîtrise imaginaire. Une maîtrise imaginaire ne veut évidemment pas dire qu’elle ne corresponde à rien de réel, bien loin de là. Cette maîtrise imaginaire porte idéalement à reconnaître une image ou encore à reconnaître un fantasme suffisamment bien — c’est très important — épuré ou nettoyé, cette image ou ce fantasme, suffisamment bien épuré ou nettoyé de leur cause — c’est ça le refoulement — pour que nous puissions avoir l’impression que cette maîtrise, en tant que maîtrise justement, permettrait de définir nos références, notre horizon et notre espace, d’une façon générale.

            Or pour être bref, cette maîtrise, ce coup d’œil, cette perspective, ce type de maîtrise ce n’est absolument pas ce qui anime un sujet parlant le langage japonais. Ce sujet-là paraît bien plutôt chercher, et je vous propose cette remarque comme quelque chose à mettre à l’épreuve, ce sujet-là chercherait bien plutôt dans ce que nous appelons la réalité, dans ce que nous appelons ainsi, les traces ou les marques d’une jouissance. Et c’est là qu’il trouverait son orientation et son mode de pilotage à lui. Ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que j’évoquais juste auparavant. Qu’est-ce à dire ? D’abord cela signifie que ce sujet n’a absolument pas le même souci de comprendre quoi que ce soit à ce qui l’entoure, pas plus qu’à son semblable. Cela peut sembler étrange mais je crois que c’est ainsi. D’une certaine façon, cela repose, de ne pas chercher à comprendre son semblable. C’est vrai que cela rend les relations sociales au Japon parfois extrêmement agréables. On peut avoir beaucoup de soucis mais on n’a pas celui-là. La compréhension n’y est pas du tout un souci majeur. Mais l’inscription, l’inscription correcte, ça oui. C’est un souci qui là-bas est un souci majeur. Et, contrairement à la relation au semblable, ce qui importe, c’est surtout de pouvoir se mettre d’accord, s’accorder, s’accommoder en quelque sorte dans les voies ou dans les tracés d’une certaine jouissance repérable et bien repérable, c’est-à-dire suffisamment écrite justement pour qu’il n’y ait pas trop besoin d’interprétation, et surtout pour qu’il n’y ait pas de conflits d’interprétation.

            Alors comme vous l’entendez, je parle de comprendre ici selon la notion qui nous est à nous familière. Je ne dis pas bien entendu que quelque chose de cet ordre soit complètement indifférent à un sujet japonais, ce serait absurde, non ce n’est pas cela. Mais je dis que ce n’est pas du tout au sens où ce sujet espèrerait que s’instaure ce qui nous semble à nous normal, à savoir de nous-mêmes à la réalité par exemple, ou de nous-mêmes à notre semblable ou de nous-mêmes au monde, une relation de compréhension : ça ce n’est certainement pas ce qu’ils en attendent. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit d’autre chose et il s’agit en particulier de ce que Lacan a très justement je crois, repéré comme le souci d’un discours qui se produirait à partir d’un autre appui, que l’appui du semblant. Ce que Lacan appelle le semblant : le semblant étant organisé, pour faire bref, par un certain rapport au signifiant, privilégiant disons une apparence de la maîtrise. Là, si nous sommes attentifs à ce qui oriente la jouissance du lien social japonais, l’appui est pris sur un discours qui n’est pas celui effectivement d’un semblant en ce sens, et Lacan notait dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, il parlait du langage japonais et de l’écriture des Japonais comme étant là quelque chose de nature à peut-être nous aider à trouver une manière d’appuyer nos actes et nos paroles non pas seulement sur ce semblant. Et d’ailleurs il comptait aussi, il faut le dire je crois, il faut le rappeler parce que ça donne aussi à cette journée son inflexion, ça peut lui donner son inflexion : Lacan mentionne aussi la littérature d’avant-garde, dit-il, comme étant ce qui pourrait, c’est une attente qu’il manifeste en tout cas, ce qui pourrait déplacer là, modifier quelque chose de notre rapport à la jouissance.

            Comme je vois que le temps passe, je vais rapidement vous indiquer vers quelles questions pratiques et logiques cela nous conduit. La question pratique peut-être la plus immédiate vers laquelle ça nous conduit c’est, en tant qu’analystes ou qu’analysants, ou même simplement en tant que curieux, ce serait d’accepter l’idée de prendre appui, dans notre rapport aussi bien au semblable qu’à ce qui fait notre manière habituelle d’en user avec ce qui nous mène... accepter donc de prendre appui sur autre chose que ce que nous reconnaissons. Cela c’est une conséquence pratique très directe. Là-dessus justement, sur ce type d’appui qu’on ne peut pas directement reconnaître, je voudrais aller à la conclusion de mon propos en soulignant que le japonais, le langage japonais, le lien social japonais s’est trouvé fabriqué, s’est trouvé déterminé  par une tradition, la tradition d’une mise au point très élaborée d’une écriture et d’un parler. Mais d’un parler de quoi ? Un parler qui peut être dit le parler japonais d’abord, plus le parler de quelque chose qui a été reçu et qui a été conservé, c’est le point important : quelque chose qui a été matérialisé par ce qu’on appelle les caractères chinois, ce sont les lettres des chinois, qui a été donc reçu et a été par les Japonais autant que possible conservé, et autant que possible, je dirais, inentamé.

            C’est de là, c’est de ce souci de conserver inentamées ces lettres avec lesquelles les Japonais ont noté leur écriture, c’est de là que sort ce que Lacan a très justement remarqué, ce qu’il appelait comme une duplicité, une duplicité aussi bien du parler et aussi bien un certain mode semble-t-il de jouissance qui n’est pas disposé comme le nôtre. Alors je l’évoquais en commençant, quand les Japonais ont été amenés à, en quelque sorte, devoir trouver place de gré ou de force, là c’était comme ça ! dans le champ, dans l’aire occidentale, qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui changeait et de quoi s’agissait-il avant pour que l’on puisse dire que quelque chose changeait ? Alors, là-dessus il me semble, et je terminerai avec ça, que ce qui changeait, c’était le rapport au refoulement et à l’instance du refoulement. La question du refoulement elle se pose, je crois, concernant le lien social et le langage japonais, dans ce sens que nous ne trouvons pas dans ce contexte quelque chose comme un Un, au sens de l’Un comptable, un Un qui viendrait indiquer le réel de la jouissance et qui viendrait l’inscrire précisément en tant que faisant « un », et en en faisant tomber quelque chose. Vous savez, et c’est un point que Charles Melman a très souvent souligné, c’est un point très important de notre tradition qu’à la faveur, à l’occasion de ce que l’on appelle le monothéisme, le réel a été indiqué, désigné et nommé non pas en tant que réel mais en tant que Un. Disons qu’il a été nommé en tant que réel comme Un. Cet Un, dans la mesure où il indique le réel en tant que Un, suppose une perte, une perte qu’indique dans le champ de la psychanalyse ce que nous nommons, désignons comme le phallus.

            La difficulté, c’est qu’on ne peut évidemment pas dire qu’il n’y aurait pas dans le contexte japonais de perte ni de refoulement. Mais je crois que l’on peut dire que c’est autrement disposé, du fait notamment d’un réel multiple et qui n’est pas à proprement parler marqué d’une perte — ça c’est important — marqué d’une perte en quelque sorte définitive. C’est comme si la perte qu’indiquait le langage japonais pouvait être perçue comme n’étant pas tout à fait une perte, ou n’étant pas définitive. Je ne sais comment le dire. Dans la mesure justement où l’écriture et la duplicité de l’écriture fait jouissance. Comment cela ? Eh bien en rendant sensible, en rendant en quelque sorte attrapable d’un côté ce qu’on perdrait de l’autre, et la duplicité de l’écriture suppléerait ainsi au refoulement, ce n’est pas tout à fait qu’il n’y en a pas, mais y suppléerait — la duplicité de l’écriture — pour l’essentiel de sa fonction, je parle de la fonction du refoulement, et donc suppléerait à ce qui vaut pour nous comme castration. Y suppléerait : vous voyez, je ne dis pas qu’il n’y en aurait pas, mais ça a pour conséquence quelque chose que je ne fais qu’indiquer, puisque j’ai déjà excédé mon temps de parole : ce multiple, et cette manière ce réel multiple entraîne une fragilité de l’identification symbolique du sujet. Ce qui fait que lorsque les voies de sa jouissance ordinaire ne sont plus tracées de façon repérable, lorsque cette jouissance n’est plus socialement assurée, il se trouve dans une  situation qui individuellement peut favoriser une certaine dépersonnalisation, et qui socialement implique une certaine précarité de l’inscription de ce sujet.