Ch. Melman : La psychanalyse et la culture japonaise

JOURNEES DE L’ASSOCIATION LACANIENNE INTERNATIONALE

La psychanalyse et la culture japonaise

22 mars 2003

 

Intervention de Charles MELMAN 

 

 

Puisque nous avons été gratifiés d'exposés excellents et intéressants au cours de cette journée,  je vais me permettre d'abuser de votre présence, et en particulier celle très précieuse de nos amis japonais, pour vous faire part de mes points de stupéfaction concernant ce bref texte de LACAN, qu'il a donné comme introduction à la traduction japonaise de ses Ecrits. Cela fait une page et demie. C'est écrit, paraît-il, en français, sûrement même. Je serais très intéressé qu'en quelque sorte vous puissiez contribuer à mon interprétation de cette page et demie. Alors,  Je reconnais, dit-il — je ne vais pas vous lire tout le texte, je prends juste évidemment les points qui me paraissent admirables — «j'y reconnais [dans la langue japonaise] la perfection qu'elle prend de supporter un lien social très raffiné dans son discours.  Dans son discours, un discours, pas des discours. Son discours, nous ne savons pas lequel mais voilà déjà cette affirmation que le japonais serait organisé par un discours, le sien, et que ce discours lui permettrait de supporter un lien social très raffiné. C'est sans doute pour cela, je pense, que bien souvent les Japonais peuvent penser que les Occidentaux ont eux des relations plutôt dures sinon barbares. Vous me contredirez j'espère si je me trompe.  Ce lien, c'est celui même que mon ami Kojève, l'homme le plus libre que j'aie connu, désignait du : snobisme.  Vous comprenez ça ? Oui ? Alors allez-y, expliquez-moi ! Et puis cette phrase que j'aimerais bien vous voir, vous, commenter.  C'était là chez lui fait d'humour, et fort loin de l'humeur qu'on se croit en devoir de montrer quant à ce mode d'être, au nom de l'humain.  Humour, humeur, humain, nous voyons là une itération étrange de la lettre, du caractère, qui fonctionne un peu comme...je ne sais pas. Alors,  Plutôt nous avertissait-il (j'entends : nous, les Occidentaux) que ce fût à partir du snobisme qu'une chance nous restât d'accéder à la chose japonaise sans en être trop indignes, — qu'il y avait au Japon matière plus sûre que chez nous à justifier ledit mode , c'est-à-dire le snobisme. Qu'est-ce que c'est le snobisme ?

Réponse d'un interlocuteur : « Baudelaire ! ». Merci de cette référence cher Hubert, mais non seulement Baudelaire en a parlé mais il y a même un ouvrage qui s'appelle « Le livre des snobs ».

 Mais ces références étant données et après ? Je vais vous en proposer une définition : le snobisme c'est le bon goût ! J'affirme ou je prétends affirmer être un parangon du bon goût. Je sais ce que c'est le bon goût, ce qui est de bon goût, ce qui autrement dit, pour être brutal à l'occidentale, ce qu'est la bonne jouissance. Et il est clair que s'il y a un discours qui serait susceptible d'assurer le lien social par la mise en place de ce qui serait le bon goût, le snobisme, la bonne jouissance, on conçoit que ce soit effectivement à la fois très raffiné et en même temps évidemment fascinant.

 

Note marginale : Ce que j'avance ainsi [au sujet donc du snobisme], certains en France le rapprocheraient sans doute de cet Empire des signes dont BARTHES nous a ravis, pour peu qu'ils en aient vent.  Que ceux qui au Japon se sont agacés de cette bluette étonnante, me fassent confiance : je n'en ferai part qu'à ceux qui ne peuvent pas confondre.  Qu'est-ce que vous y comprenez ? Vous y comprenez quelque chose ?

Une dame qui assiste à l'intervention : Moi je comprends que ça a un rapport avec Amélie Nothomb.

-          Celle-là je n’y avais pas pensé je dois dire !

Alors L’empire des signes, il faut quand même donc que je vous explique. L'empire des signes  c'était évidemment, c'est, ce texte de BARTHES où il ramène si je puis dire l'expression, justement, où il interprète ces caractères de l'écriture japonaise comme venant chaque fois dans la mesure où il s'agirait de signes comme ayant valeur de semblant, de semblant de l'objet. Ces fameux caractères ne vaudraient après tout que comme semblant de l'objet, ce qui ne plaît pas du tout quand justement on avance d'un pied qui affirme détenir et pratiquer le bon goût, c'est-à-dire ce qui n'est aucunement le semblant mais la jouissance, la jouissance comme il faut, comme il convient. Et imaginons donc que ce qui a pu déplaire à nos amis japonais à propos de ce livre de BARTHES, qui a été évidemment tout de suite traduit, c'était que justement il y avait là une mise en cause à l'occidentale de leur écriture qui ne pouvait que les déranger. Quand LACAN dit « je n'en ferai part qu'à ceux qui ne peuvent pas confondre », il évoque tout bêtement bien sûr les psychanalystes qui eux seraient des spécialistes de la distinction entre la chose et le semblant. C'est clair !

Ceci dit, du Japon je n'attends rien. Et le goût que j'ai pris de ses usages, voire de ses beautés, ne me fait pas en entendre plus. Notamment pas d'y être entendu. Ce n'est pas parce que les Japonais ne tendent l'oreille à tout ce qui peut s'élucubrer de discours dans le monde. Ils traduisent, traduisent, traduisent tout ce qui en paraît de lisible : et  ils en ont bien besoin. Autrement ils n'y croiraient pas : comme ça, ils se rendent compte.  Ils n'y croiraient pas. A quoi ? A quoi renvoie ce complément ? Ils n'y croiraient pas. A leur discours ?

Un homme intervient : « A ce qui se dit de l'Occident » 

Charles MELMAN : « Pourquoi est-ce qu'ils auraient besoin d'y croire ? J'espère surtout qu'ils n'y croient pas ! ».

Ils traduisent, traduisent, traduisent tout ce qui en paraît de lisible et ils en ont bien besoin, autrement ils n'y croiraient pas : comme ça ils se rendent compte. Alors, imaginons, supposons, que ce qui est là avancé concernerait, éventuellement, justement cette disparité des discours dans le monde occidental et, en faisant un saut assez hardis, je prends la liberté de conjoindre cette croyance ici évoquée à la présence dans ces discours occidentaux de ce un qui n'est pas absent de l'écriture japonaise comme LACAN l'évoque dans Lituraterre et où il semble attribuer, témoigner que ce qui caractériserait l’idéogramme ou le pictogramme ce serait justement d'être fait d'un ensemble de traits unaires, d'un ensemble de  uns , contrairement justement à la lettre. Mais en tout cas, sans ces traductions, est-ce que je peux aller jusqu'à dire : s'ouvrirait pour les Japonais le domaine de la croyance et qui en tout cas leur permet de se rendre compte, le compte pouvant bien entendu ici être entendu dans le registre du comptable ? Est-ce que mon interprétation, qui a l'air vraiment de venir de loin, est-ce qu'elle vaut quelque chose si elle n’était pas validée par ce qui vient tout de suite après et qui est ceci :  Seulement voilà : dans mon cas, la situation est pour eux différente. Justement parce que c'est la même que la leur : si je ne peux pas y croire, c'est dans la mesure où ça me concerne. Mais ceci ne constitue, entre les Japonais et moi, pas un facteur commun.  Autrement dit, moi aussi je n'y crois pas mais comme c'est pas du tout de la même façon, par les mêmes avenues, ce défaut, ce manque de croyance que je pourrais partager avec les Japonais ne constitue pas un facteur qui nous rassemblerait. Je veux bien toutes les objections hein ! On pourra d'ailleurs, si vous le voulez, faire un exercice mais on le verra, je vous le donnerai tout à l'heure, après.  J'essaie de démontrer , dit LACAN ,  J'essaie de démontrer à des « maîtres », à des universitaires voire à des hystériques, qu'un autre discours que le leur vient d'apparaître. »C'est le discours psychanalytique.  Comme il n'y a que moi pour le tenir, ils pensent en être bientôt débarrassés à me l'attribuer, moyennant quoi j'ai foule à m'écouter. Foule qui se leurre, car c'est le discours du psychanalyste, lequel ne m'a pas attendu pour être dans la place.  Autrement dit, ce n'est pas mon discours, c'est le discours du psychanalyste et qui n'a pas attendu que ce discours existe, autrement dit que LACAN le formalise et le nomme, pour être dans la place. Mais ça ne veut pas dire que les psychanalystes le savent. On n'entend pas le discours dont on est soi-même l'effet. Note marginale : ça se peut quand même. Mais alors on se fait expulser par ce qui fait corps de ce discours. Cela m'est donc arrivé.  Bon ça va, hein ? Là ça va, on suit. Si ce n'est, remarquez-le bien, que c'est le discours psychanalytique qui vient donner son sens aux autres discours, aux autres discours. Est-ce que dans le discours du maître, est-ce que le discours psychanalytique a un sens ? Je dirais même, est-ce qu'il a le moindre sens ? Si c'est le discours du maître qui est l'unique constituant organisateur du champ social, autrement dit, est-ce que le discours psychanalytique a sa place dès lors que le discours fonctionnant, fonctionnel, ne prend son sens que de lui-même, ne l'attend d'aucun autre discours ?

 

Actuellement, pour en venir à ce que j'appelle l'actualité, on me racontait encore que les consultations de psychologie sont actuellement — de psychologues dans la région parisienne, dans Paris et ailleurs — absolument débordées, ce qui pourrait paraître étonnant. Eh bien ces consultations sont actuellement débordées comme si les gens allaient y chercher là le sens qui de plus en plus fait défaut aux autres discours. Peut-être que nous ne percevons pas parfaitement combien les autres discours commencent à manquer singulièrement de sens. Les Japonais ne s'interrogent pas sur leur discours ; ils le retraduisent, et dans ceux même que je viens de dire [c'est-à-dire dans ces autres discours]. Ils le font avec fruit entre autres du côté du Nobel , ce Nobel japonais de littérature entre autres à l'époque et, remarque de Lacan : Toujours le snobelisme . Est-ce que Nobel vient là fonctionner comme l'exemple de ce que serait un caractère ? Snobisme, snobel. Je donne un exemple, celui à propos de l'orthographe que vous évoquiez Cyril, celui de cet enfant qui écrit « mon père ne m'aime point » et qui écrit « point » « poing », ce qui lui vaut une mauvaise note, vous voyez l'injustice ! Mais « poing », justement, tel qu'il est écrit là, c'est bien ce qui vient dire la vérité de l'affaire. C'est ce qu'il aurait fallu refouler. Remarquez que toute cette vérité porte sur une lettre. Il faudrait engager ici la discussion pour savoir si ce qui caractérise la lettre est simplement ce qui la différencie des autres ou qui dans ce cas n'est pas supporté par ce qui est la pure matérialité de cette lettre. Est-ce que c'est en tant qu'elle est différente des autres qu'elle vaut ici ou bien en tant que c'est justement cette lettre-là dans cette matérialité-là ? Et maintenant, supposons que, au lieu d'apprendre une écriture alphabétique cet enfant apprenne une écriture idéographie, et que pour écrire « mon père ne m'aime point » il ait un idéogramme qui soit le poing, un pictogramme, ce qui est tout à fait concevable, il n'y a pas d'obstacles. A ce moment-là est-ce que ce genre d'écriture, « mon père ne m'aime poing » n'est pas celle qui serait non seulement révélatrice de la vérité de l'affaire mais en même temps constituerait un mot d'esprit qui ne serait pas identifié comme tel ? C'est un mot d'esprit, mais il ne serait pas identifié comme tel puisque ce serait un effet naturel, un effet normal de l'écriture.

Question d'une dame dans la salle : Sans lecture ? Il n'y aurait pas de lecture ?

J'écris : « le taureau entre dans l'arène », comment vais-je l'écrire ? Si pour écrire l'arène j'ai un idéogramme, c'est concevable. C'est très économique. Vous voyez tout de suite les graves conséquences, la question également de la vérité, la question du mot d'orthographe, qui n'en est plus un, c'est une question d'écriture.  L'inconscient dis-je est structuré comme un langage. C'est ce qui permet à la langue japonaise d'en colmater les formations si parfaitement que j'ai pu assister à la découverte par une Japonaise de ce que c'est qu'un mot d'esprit. Autrement dit cette Japonaise n'avait jusqu'ici pas eu idée de cette dimension du mot d'esprit, tant le mode d'écriture japonais permet de colmater les formations de l'inconscient.  D'où se prouve que le mot d'esprit est au Japon la dimension-même du discours le plus commun, et c'est pourquoi personne qui habite cette langue n'a besoin d'être psychanalysé  — il faut se rassurer, comme nous le savons il le dit aussi des catholiques, qu'ils sont inanalysables.  Personne qui habite cette langue n'a besoin d'être psychanalysé , vous allez je l'espère m'expliquez ce qui termine cette phrase, sinon pour régulariser cette relation avec les machines-à-sous, — voire avec des clients plus simplement mécaniques .

Charles MELMAN s’adressant au public : Vous êtes vraiment pas forts ! Bah je ne vous le dirai pas tout de suite alors....

Pour les êtres vraiment parlants, l'on-yomi suffit à commenter le kun-yomi. La pince qu'ils font l'un avec l'autre, c'est le bien-être de ce qu'ils forment à ce qu'ils en sortent aussi frais que gaufre chaude.  Mais seulement pour les êtres vraiment parlants. Les êtres vraiment parlants puisque comme nous le savons, il y a ce bruit de fond qui n'est pas vraiment parlé, qui est simple réassurance mutuelle. Les êtres vraiment parlants, supposons ceux qui...je ne vais pas oser dire « subjectivité », je ne vais pas oser dire ceux qui engagent leur subjectivité parce que ce serait un grand problème, qui a été évoqué au cours de cette journée, que la question de la subjectivité dans cette écriture. En tout cas, c'est vrai que si l'un des modes d'écriture permet sans cesse de venir commenter l'autre, autrement dit en donner la bonne interprétation, — c'est comme « mon père ne m'aime poing », c'est la bonne interprétation — eh bien à partir de cet instant, il y a effet de  bien être chez ceux qu'ils forment à ce qu'il en sortent aussi frais que gaufres chaudes.

 

  Tout le monde n'a pas le bonheur de parler chinois dans sa langue, pour qu'elle en soit un dialecte [le chinois comme dialecte japonais], ni surtout, — point plus fort — d'en avoir pris une écriture à sa langue si étrangère que ça y rende tangible à chaque instant la distance de la pensée, soit de l’inconscient, à la parole.  Autrement dit cette vérification permanente de l'hétéronomie entre la parole japonaise et puis cette pensée organisée par les caractères suffisamment étrangers pour marquer la distance entre le lieu d'où vient cette parole et celui où elle s'exerce. LACAN a eu l'occasion de faire de nombreuses autres remarques du même type, analogues, regrettant par exemple que l'église ait renoncé au latin pour la messe, et ne serait-ce que justement pour rappeler ce hiatus et du même coup ce qui devrait rester cette souplesse, légèreté, de la parole, à partir d'un ordre écrit dans un alphabet autre, étranger, et forcément du même coup, une éventuelle signification dernière, voire la bonne, reste problématique, sauf éventuellement à n'avoir à se mettre sous la dent que la jouissance de ce caractère-même. Et LACAN poursuit en disant que cet écart donc entre la pensée et la parole...on pourrait à ce propos, vous voyez, reprendre d'une façon tout à fait nouvelle la question de la langue maternelle. La question de la langue maternelle c'est-à-dire finalement ce qui se fonderait de ce fantasme du rapport de la parole avec une langue autre et qui serait bien maternelle, c'est-à-dire en congruence parfaite avec le locuteur, avec celui qui parle, qui ne lui refuserait rien. Donc cet écart si scabreux à dégager dans les langues internationales, qui se sont trouvées pertinentes pour la psychanalyse , puisque comme vous le savez la psychanalyse a pour langue originale non pas le chinois mais l'allemand. A la limite nous pourrions étudier les effets chez les psychanalystes de  cet écart, de cette distance et  la façon dont ils ont cherché à résoudre cet écart.

Et puis LACAN dit à un possible lecteur : De sorte que j’ai envie de l’inviter à fermer mon livre, sitôt cette préface lue ! J'aurais l'espoir de lui laisser un souvenir indulgent.  Autrement dit, vous n'allez rien y comprendre , et il n'avait pas tort. Cela a beau être évidemment traduit, on ne voit pas comment ça pourrait passer.  Je tremble , dit LACAN, « que [ce lecteur] poursuive dans le sentiment où je suis de n'avoir jamais eu, dans son pays [le Japon], de « communication » qu'à ce qu'elle s'opère du discours scientifique, ici je veux dire : par le moyen du tableau noir.»  Communication scientifique, qui n'implique pas que plus d'un y comprenne ce qui s'y agite. Dans une communication scientifique, si elle est vraiment nouvelle, rigoureuse, le seul à la comprendre c'est évidemment celui qui l'a rédigée, qui l'a faite.  « Communication » qu'à ce qu'elle s'opère du discours scientifique, ici je veux dire : par le moyen du tableau noir. C'est donc une « communication » qui n'implique pas que plus d'un y comprenne ce qui s'y agite, voire même qu'il y en ait un [qui comprenne] » : ça ne veut même pas dire que l'auteur de la communication y comprenne ce dont il s'y agit.  Le discours de l'analyste n'est pas le scientifique. La communication y répercute un sens. Mais le sens d'un discours ne se procure jamais que d'un autre.   Il faut les autres discours pour que le discours analytique répercute, c'est le terme, un sens. A défaut de ces autres discours, on ne voit pas comment l'analytique viendrait y répercuter un sens mais du même coup, qu'il répercute un sens veut dire qu'il n'est pas le scientifique, ce discours scientifique qui bien évidemment n'a strictement aucun sens.

 

Maintenant, imaginons qu'au Japon comme ailleurs, le discours analytique devienne nécessaire pour que subsistent les autres, je veux dire : pour que l'inconscient renvoie leur sens. Telle qu'est faite la langue, on n’aurait à ma place besoin que d'un stylo.  Autrement dit, de ce qui vient écrire, non pas d'un dire, non pas de voix, non pas d'une présence, non pas d'un sujet, on aurait besoin que d'un stylo qui viendrait écrire ici le sens qui anime, qui agite, qui ordonne, qui accélère, qui excite les autres discours.

 

Moi, pour la tenir, cette place, il me faut un style. Ce qui ne se traduit pas, hors l'histoire d'où je parle.  Et si je me suis permis donc peut-être de contrarier ou de gâcher le plaisir que nous pouvons prendre légitiment à une journée comme la notre, c'est pour vous rappeler que ce qui anime LACAN ne nous rendra nous-même cohérents dans l'abord de ce problème que si nous sommes au clair quant à ce qui l'anime lui. Ce qui l'anime lui concerne bien entendu ce qu'est cette organisation de l'inconscient, ce qui fonde sa matérialité. LACAN est un matérialiste, ça n'a jamais été un idéaliste, ni un spiritualiste, c'est bien le corps de la lettre qui constitue l’inconscient.  Et puis, s'il est vrai que l'écriture japonaise, par son raffinement, permettrait que soit écrit chaque fois qu'elle le veut ce caractère représentatif, vécu par elle non pas comme un semblant mais comme la chose-même, si donc après tout, et contrairement à l'écriture alphabétique, il est possible d'avoir un système d'écriture qui permette ainsi de faire alterner la parole et l'écrit avec, dira LACAN dans un autre texte, un sujet ainsi divisé entre la parole et l'écrit et avec l'émergence dans cet écrit de ce qui est la volonté, la chose-même dont il est question comme dans l'exemple que je vous donnais à propos du poing, voilà la chose-même ! « Mon père ne m'aime poing. », vous mettez un « t », c'est nul, c'est sans intérêt, vous mettez un « g », voilà la vérité de la chose qui apparaît. Cela devient indiscutable : là vous ne pouvez pas lui dire « petit gars, tu te trompes, tu te fais des idées, tu crois ça, t'as pas compris papa etc.» du moment que c'est écrit avec ce « poing ».

Eh bien si une écriture aussi savante et raffinée est donc capable d'exercer cette opération, de venir dans la chaîne écrite, sans cesse présentifier la chose-même, est-ce qu'une ascèse de l'écriture ne serait pas capable de rejoindre un « c'est écrit » dont s'instaurerait le rapport sexuel. C'est ça la question de LACAN, avec une audace et effectivement une solitude. Personne n'a jamais élucubré des spéculations de ce type, des pensées de ce type, mais elles font partie évidemment de ce qui, lui, l'a fait travailler jusqu'au bout.

 

Maintenant, ce que je vous propose comme exercice que nous pourrions chacun faire chez soi : mettre sur page justement les commentaires que lui inspire cette page et demie, cette introduction qui pour le lecteur français n'est pas évidente, qui pour le lecteur japonais n'en parlons pas...je veux dire, qu'est-ce que c'est que ce truc ? Et je vous rappelle que les dernières pages de Lituraterre — Lituraterre a été écrit en 1971, ce texte en 1972 —sont consacrées à l'écriture japonaise sur un mode différent mais fort intéressant et qui donne un éclairage instructif, dont je ne me suis pas servi pour ne pas nous compliquer ce petit moment, mais donne éclairage instructif sur cette question destinée bien entendu à encourager toutes les vocations qui voudront, auront le talent, la culture et le courage pour poursuivre ce travail.

 

- Question de Cyril VEKEN : Vous évoquiez ce matin le fait qu'à côté du Japon qui peut-être s'occidentalise, on pourrait bien voir dans quelle mesure l'Occident se nipponise ou se japonise et je crois que les différentes écritures qu'on voit sur le net, c'est-à-dire cette dislocation de la lettre dans son usage habituel va vers quelque chose de l'ordre d'une écriture qui serait le fond de cette interprétation, qui serait l'espèce d'on-yomi de notre écriture. C'est-à-dire que ce ne sont plus des pures lettres.

- Réponse de Charles MELMAN : Oui, vous avez tout à fait raison, je souscris tout à fait à ce que vous dites Cyril ! Absolument.