P. Cacciali : Introduction à la question de l'autisme

Nous savons que le syndrome autistique, que l'autisme, puisque l'on parle aujourd'hui de cette façon, l'autisme plus que toute autre pathologie mentale, parce qu'il touche des enfants dès leur âge le plus tendre, représente un enjeu, tant du point de vue de la médecine, de la recherche scientifique, de la psychiatrie que de la psychanalyse.

Cet enjeu concerne l'étiologie mais aussi le traitement.

Ce syndrome, il faut le préciser, reste dans ses manifestations très énigmatique. Sa conceptualisation date de 1948, elle est encore assez jeune. À cette époque, Léo Kanner isole ce que l'on a appelé alors « le syndrome autistique » - « Autistic disturbance of affectif contact » (troubles autistiques du contact affectif).

Léo Kanner fait alors état de onze observations d'enfants. Ainsi écrit-il : « en ce qui concerne la fonction de communication et du langage, il n'existe pas de différence fondamentale entre les huit enfants parlant et les trois enfants mutiques. Les phrases sont des combinaisons de mots entendus et répétés de façon littérale à la manière d'un perroquet. Ce sont et cela reste des phénomènes enregistrés avec une faculté de mémorisation exceptionnelle, sans aucune valeur sémantique de signification ni conversationnelle, c'est-à-dire comme sans adresse ».

Le deuxième trait est celui de « loneliness » ou de solitude, capacité de retrait, d'isolement et d'enfermement qu'ont ces enfants.

Le troisième, « sameness » ou immuabilité - ce qui reste identique à soi-même -, la répétition et la stéréotypie.

Tout semble régi par un désir très fort de solitude et d'absence de changement.

Cette observation est sévère, juste, mais dans la description d'un comportement. Cependant, nous pouvons déjà remarquer deux choses que nous constatons dans notre clinique.

La première : c'est qu'un langage à visée non conversationnelle est tout de même un langage au sens littéral du terme et suppose forcément une adresse même si l'enfant se trompe ou n'adresse pas directement son propos. Peut-on affirmer scientifiquement que personne au monde ne soit concerné par ce propos même sous sa forme écholalique, à partir du moment où ce propos, si rudimentaire soit-il, fait quand même couler beaucoup d'encre et jusque dans les rangs les plus consensuels ? Est-ce-qu'il parle ?

Le deuxième point : quand Léo Kanner met l'accent sur un désir très fort de solitude et d'absence de changement, le mot désir peut nous laisser pensifs. Pour Léo Kanner donc, les choses ne se situent pas du côté d'une incapacité mais plutôt du côté de quelque chose qui aurait à voir avec une certaine volonté. Aujourd'hui avec notre expérience clinique, nous dirions une volonté ou un impossible, rencontré là très tôt dans la vie.

Aux journées du centre Alfred-Binet, en juin 2004, M.C. Laznik soulignait la capacité de certains nourrissons à détourner la tête du regard de leur mère à leur endroit, dans un mouvement, commentait-elle, qui demandait un sacré effort psychomoteur.

Rappelons encore qu'un nourrisson âgé d'à peine quelques heures tourne la tête en direction de sa mère (alors qu'il ne voit pas encore) quand cette dernière rentre en parlant à voix haute dans la pièce où il se trouve.

A voix haute, la mère parle en effet et c'est ce qui fait d'elle, pour le psychanalyste, non seulement le premier autre réel de l'enfant mais l'Autre, avec un grand A, comme trésor des signifiants, trésor de la parole, des mots.

Jean Bergès, à qui je me permets de rendre hommage ici, nous enseignait : « le langage et la parole, ça ne s'apprend pas, c'est-à-dire que lorsque je viens au monde, ça parle autour de moi et on ne me demande pas mon avis. Il faut que je rentre dans le langage, j'y suis forcé, ça n'est pas un apprentissage. Je ne vais pas à l'école pour apprendre à parler, pour cette bonne raison que l'on a déjà parlé de moi, autour de moi, bien avant que je naisse : « Pourvu qu'il ne ressemble pas à la tante Adèle ! »

En ce sens, et je m'appuierai maintenant sur l'enseignement de Charles Melman : « Qu'est-ce-qu'un enfant ? »

Un enfant quand il arrive au monde, c'est un réel, il est là !...mais, pas seulement. Un réel que précisément la symbolisation emporte en partie avec elle, symbolisation de cet être de chair :  « Mon bébé ! » disent les mères, « Mon fils, ma fille » disent les pères....

Quel est le tout premier statut d'un enfant ? De quoi est-il le témoin ? Nous pourrions concevoir qu'il est le témoin que l'union entre un homme et une femme, ses parents, a été bénie.

Il en est le témoin, il en est le fruit.

Cette bénédiction, Freud l'a appelé Béjahung. Avant la naissance d'un enfant, il faut qu'il y ait Béjahung parentale, pour que l'enfant à sa naissance soit pris dans un processus vital.

Ce oui de la symbolisation dans l'attente d'un enfant inclut logiquement un non. Il y a quelque chose qui dit oui....mais : « Pourvu qu'il ne ressemble pas à la tante Adèle ! », ou encore : « c'était pas le bon moment pour une naissance », voire « Je ne voulais pas d'enfant »....bien sûr ces propos marquent l'inscription de l'enfant et ont des effets subjectifs, nous l'entendons sur nos divans. Bref, dans tout ce qui nous anime autour de cette attente et qui reste humain, il y a un oui qui inclut forcément un non ou le contraire d'ailleurs. En ce sens, même si le statut d'un enfant s'instruit de l'union sexuelle entre ses deux parents, il n'est pas en son pouvoir, ni au pouvoir d'aucun objet, de venir combler le manque qui anime chacun de ses parents. Tout sujet manque, même comblé par la naissance d'un enfant.

L'enfant qui souffre d'un syndrome autistique ou des signes précurseurs de ce syndrome semble fermé à cette économie, et ce dès les premiers moments.

Quelle qu'en soit la raison, peu importe, pourrions-nous concevoir qu'il s'agirait dans l'enjeu du traitement de rendre cet enfant aux siens ? C'est-à-dire de le rendre à son statut d'enfant, celui que je viens de décrire plus haut.

Nous sommes souvent obligés, dans nos hôpitaux de jour, de nous rappeler avant tout autre considération sur le comportement d'un enfant qui souffre de ce syndrome, que nous avons affaire avec un enfant, si singulier soit-il.

Historiquement : les psychanalystes avant beaucoup d'autres praticiens se sont penchés sur la question de ce syndrome et son traitement. Ils n'en réclament pas la primeur, mais la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent est née à partir des premiers travaux des psychanalystes. Pour le psychanalyste, est dit autiste : un être humain qui, disposant de toutes les fonctions nécessaires, ne se signifie aucunement comme sujet, c'est-à-dire du lieu déjà au départ de cette qualité d'enfant que j'évoquais plus haut.

Dans les travaux des premiers psychanalystes comme dans les travaux de ceux qui nous sont plus contemporains, cette approche a le mérite de respecter la réalité suivante : un certain nombre d'enfants authentiquement autistes guérissent, avec ou sans prise en charge mais toujours avec l'aide de quelques-uns qui se sont montrés attentifs à leur souffrance ; je reprends là les propos de Jean-Noël Trouvé (n°1 des Cahiers de Préaut). Cette dernière remarque relativise les notions de handicap.

Il reste qu'à troubles et anomalies égaux, l'évolution de la pathologie est tout à fait différente selon le traitement que l'on va mettre ou non en place.

Cet excellent roman d'Amélie Nothomb La métaphysique des tubes, ou encore celui de Kenzaburô Oe, Une famille en voie de guérison, nous rappellent que des sujets très singuliers peuvent trouver leur place dans la société. Cela fait partie de l'enjeu pour tous ceux qui ont affaire à ces enfants.

 

Revenons à la psychiatrie

 

D'un point de vue nosographique, il paraît bien difficile de séparer cliniquement l'autisme ou certaines formes d'autisme du groupe tout aussi polymorphe des psychoses infantiles.

Il n'existe pas à ce jour une entité unifiante des états autistiques ; on ne peut retenir que l'extrême diversité des facteurs étiologiques, historiques, environnementaux, évolutifs qui hypothèquent l'avenir de ces enfants.

Prenons l'exemple du syndrome d'Asperger, issu des manuels de psychiatrie classique pour venir rendre compte des enfants autistes qui ont pu développer leurs capacités intellectuelles...Nous constatons dans notre clinique que pour ceux-là, l'environnement et peut-être une certaine appétence pour les lettres – à commencer par celles qui les signifient, les nomment – peuvent non seulement leur permettre une accession à une imago les représentant même partiellement, mais encore leur aménagent un destin psychique et social beaucoup moins invalidant.

Pour ma part, je peux témoigner qu'aucun des enfants dont j'ai pu m'occuper, si jeune soit-il, ne s'est désintéressé de la question des lettres. Je me suis toujours employée autant que faire se peut à ce qu'ils s'en instruisent, même si en première instance ces lettres ne leur disaient rien...Certains ont lu, écrit, avant de parler à la « première personne » !

J'ai débuté mon travail dans un hôpital psychiatrique, il y a de cela plus de trente ans, dans un pavillon d'enfants où étaient hospitalisés près de cent vingt enfants, répartis en unités d'âge et de gravité de pathologie.

Les plus évolués séjournaient dans l'unité des « grands » et il y avait une unité d'enfants grabataires souffrant de troubles neurologiques associés.

Ils étaient tous internés - bien traités mais internés - internes, ne sortant que très rarement dans leur famille.

Nous avions des cours de pédopsychiatrie dans le pavillon même et bien sûr le syndrome autistique faisait partie de nos préoccupations majeures.

Le médecin-chef de ce pavillon, à qui je rends ici hommage, le Docteur Claude Py, est la première personne qui m'ait donné à penser à propos de ces enfants. Il avait une formation psychanalytique et des ambitions quant au traitement, notamment celle précisément de travailler en collaboration avec les familles que ces enfants ne voyaient, je l'ai dit, que très rarement.

Il n'existait à l'époque pas d'autre solution proposée que l'internement et un traitement aux neuroleptiques.

Je dois avouer que dans ces premiers moments de rencontre avec ces enfants-là, je n'étais pas convaincue que ces derniers « pensaient ». Il était de tradition de les considérer « débiles mentaux ».

Pourtant, certains qui ne pouvaient s'empêcher de parler m'intriguaient par leurs propos, leurs comportements, mais il s'agissait (juste après 1968) de les traiter correctement en attendant qu'ils aient l'âge de partir dans un service adulte.

C'était la province et aucune réflexion n'arrivait jusqu'à nous si nous n'allions pas la chercher à la capitale, ou dans les livres de psychanalyse ; je me rappelle cet ouvrage intitulé Enfance aliénée.

La réflexion avec ce psychiatre psychanalyste nous a ouvert d'autres perspectives de traitement et d'écoute de ces enfants.

Je me permets de rappeler que nous étions comme les parents d'enfants autistes et psychotiques, désemparés devant les manifestations tant langagières que comportementales de ces derniers, d'une certaine façon, enfermés avec eux. Nous prenions très vite (quelques semaines ou quelques mois pour les plus résistants) des habitudes, des attitudes de défense qui venaient fixer cette immuabilité décrite par Léo Kanner... Nous les aimions bien ces enfants, ça n'était déjà pas mal mais cela suffisait-il ?

 

Que lisons-nous aujourd'hui ?

 

Que les psychanalystes, les psychiatres n'ont rien fait d'adapté pour ces enfants, se sont trompés, qu'il faudrait se débarrasser de la psychiatrie et de la psychanalyse dans le traitement de l'autisme et des psychoses infantiles, et même bientôt dans toute la sphère de la pédopsychiatrie.

Tout le monde actuellement s'accorde à dire que ces enfants peuvent faire quelque chose de leur vie, quelque chose même si c'est au prix d'un aménagement.

Il y a plus de soixante ans, les psychanalystes commençaient à affirmer que les enfants autistes ou psychotiques pouvaient penser, qu'il était urgent de mettre en place d'autres traitements que l'internement à vie.

La recherche scientifique ne s'était pas penchée sur la question et les parents de ces enfants, eux, ont commencé alors à imaginer autre chose pour leurs enfants que ce qu'ils connaissaient jusqu'alors comme traitement.

Si nous avons pu connaître ce que nous pourrions distinguer comme un mouvement de désaliénation en ce qui concerne ces enfants, c'est à la suite des travaux des psychanalystes et des exemples qu'ils ont pu nous donner des traitements des enfants qu'ils avaient en charge.

Peut-on contester le travail de cure et de recherche de Mélanie Klein avec « L'enfant Dick », ou encore celui de Françoise Dolto avec « Le cas Dominique », et bien d'autres qui souvent ont été qualifiés de cas particuliers, donc exceptionnels et à ce titre non exemplaires.

Bien sûr, pour le psychanalyste, il n'y a que des cas particuliers et le traitement pour chaque enfant revêt ce caractère du particulier, puisque c'est par là qu'il faut en passer dans la vie pour accéder à une idée du monde.

Ces enfants ont pu désormais vivre chez eux, rentrer le soir chez eux, aller à l'hôpital de jour ou dans un IME (ces institutions n'existaient pas encore quand j'ai débuté ma pratique). Nous devons aux psychiatres et aux psychanalystes d'avoir conçu que les enfants autistes ou psychotiques pouvaient penser, vivre avec les leurs et non dans un hôpital et, qui plus est, s'instruire autant que faire se peut.

L'enseignement que j'ai reçu en pédopsychiatrie n'a jamais comporté de propos critiques à l'endroit des familles.

Le fait qu'un enfant ne parle pas ou peu, ne réponde à aucune attente sociale ni à aucune attente de ses parents était générateur de souffrances des familles, mais également de silence lourd autour des ces enfants ; cela ne pouvait aider ces derniers à progresser.

Il se passait dans les familles d'enfants aux troubles autistiques ce qui se passait pour les enfants sourds et muets : ils ne parlaient pas et on prenait l'habitude de ne pas leur parler, parce-que précisément, il était difficile d'imaginer qu'ils en « entendent » quelque chose.

Nous disions aux parents, non pas qu'ils pouvaient espérer le miracle ou je ne sais quoi, mais que leur enfant était présent à eux, aux autres, à sa façon aussi singulière soit-elle, et malgré les graves difficultés qu'il présentait, malgré le peu d'échanges au départ qu'il consentait à leur accorder et nous accorder.

Cette question était la plus sensible, pas seulement avec les familles mais au sein même des équipes soignantes. Comment prendre acte des progrès dans la relation, dans le domaine intellectuel, alors que l'enfant gardait des habitudes défiant toutes les lois de l'éducation, particulièrement celles concernant la sphère pulsionnelle. Cela nous rendait parfois « fous de rage » dans les unités, mais de plus rendait la vie infernale aux familles, aux frères et sœurs, réduisant la vie sociale des leurs.

Nous savons tous qu'avec ces enfants, l'opération la plus délicate reste d'envisager que justement sans la parole ou avec une parole singulière, ils sont susceptibles de subjectivité, ils ont des mots pour dire et peuvent élaborer une pensée des autres moins terrorisante, moins destructrice, moins menaçante, aussi balbutiante soit-elle. Bref, ils ne sont pas « idiots » au sens psychiatrique du terme. Ils peuvent donc quelque chose à ce dont ils souffrent et, parfois même, s'inscrire dans un certain ordre des choses de la vie, pour peu que l'on suppose qu'ils en sont capables.

Dans les derniers articles de recherche scientifique, le syndrome autistique serait, est peut-être, la conséquence d'un handicap sur fond de prédisposition génétique, atteignant des fonctions neurophysiologiques des sens, telles que la voix et le regard.

Cet apport récent des neurosciences peut venir éclairer notre pratique.

Le fait est que, si nous nous y prenons très tôt (ça n'est pas toujours possible, hélas...), nous pouvons éviter les dégâts occasionnés par la non utilisation des fonctions neurophysiologiques dont nous disposons tous, même si nous ne sommes pas au départ appétents à utiliser certaines de ces fonctions comme le suggère Monica Zilbovicius concernant les pathologies autistiques. C'est ce à quoi quelques uns d'entre nous s'emploient : prévenir, travailler avec certains bébés et leurs parents, qui sont au désespoir devant l'absence de relations avec leur enfant. Nous travaillons à ce que ne s'établisse pas entre eux une relation qui vienne majorer la souffrance des parents et les difficultés de l'enfant, déjà importantes si tôt dans la vie, et du même coup à éviter que la pathologie ne s'installe sous une forme démultipliée par l'incidence du comportement de l'entourage.

Les neurosciences et leur rapport posent également la question du développement des enfants souffrant de pathologies neurologiques : comment développer des fonctions de communication même partielles ?

Il est vrai : ce qui s'installe de subjectivité autour d'un handicap peut être amélioré par une prise en  charge non seulement éducative mais avant tout thérapeutique, visant à maintenir, voire développer ce qu'il est possible de subjectivité. L'attention portée à un tel enfant et à ses parents pendant toute la durée du traitement (au demeurant très long) peut éviter (pas toujours mais tout de même encore assez souvent) une débilisation (là encore, au sens psychiatrique du terme) ; cela peut être aussi l'effet pour un tel enfant de ne lui avoir prêté aucune possibilité de relation à l'autre et du même coup aucune intelligence, et ce du fait de son état. Ce qui était patent au départ n'est pas toujours, immuable.

Monica Zilbovicius propose elle-même un traitement. C'est ce que nous appelons les facteurs environnementaux, auxquels je faisais référence plus haut dans ce texte.

C'est donc seulement aujourd'hui que l'on peut affirmer haut et fort que les enfants autistes ou psychotiques sont intelligents, pour peu que nous ne laissions pas s'installer le silence autour d'eux.

Il ne s'agit pas seulement du silence des mots mais aussi de celui qui s'insinue dans les gestes répétitifs d'évitement auxquels semblent nous contraindre ces enfants dans le fait de ne pas venir les bousculer dans leurs habitudes ; Ils se présentent parfois même comme « intouchables ».

C'est au regard de cet « impossible » que beaucoup de parents de ces enfants se sont groupés aux Etats-Unis autour d'Eric Shoppler, médecin, qui n'a eu de cesse de définir une organogenèse de ce syndrome. Pour cet auteur, l'enfant autiste ne bénéficierait pas du même symbolique que celui du reste du genre humain.

Eric Shoppler est l'inventeur de la méthode de rééducation TEACCH. Nous avons rencontré Catherine Milcent, psychiatre, qui a traduit en langue française les travaux d'Eric Shoppler. C'est une dame très sympathique et accueillante, et nos échanges furent très productifs malgré nos points de vues fort différents. Elle nous a exposé les dernières avancées scientifiques concernant l'autisme. Elle a évoqué ensuite sa pratique de clinicienne avec les enfants autistes, pratique de la méthode T-E-A-C-H, dans laquelle elle croit comme méthode de rééducation.

C'est une méthode plutôt contraignante, d'obédience béhavioriste, mais tout ce qui semble animer les thérapeutes dans la rééducation part d'un désir forcené de rendre l'enfant autiste éduqué à ses parents, éduqué par elle et par eux.

Elle insiste auprès de ces derniers pour qu'ils emploient l'autorité dont ils se sentent dépossédés à l'endroit de leur enfant. C'est une entreprise quasi guerrière que mènent ses parents et on peut imaginer pourquoi.

S'il s'agissait pour l'enfant aux troubles autistiques de rendre l'autre parental muet à son endroit, même au prix d'une grande souffrance pour lui mais également pour ses parents, et bien nous pourrions dire qu'il aurait de grandes chances de réussir.

Je pense à un jeune au passé autistique dont je ne relaterai pas l'anamnèse mais qui, malgré ses progrès tant intellectuels que communicationnels, imitait par moment, et ce à la perfection, le grognement du cochon. Il l'imitait inopportunément, de façon compulsive, dans une jouissance insupportable de crudité. Les parents n'arrivaient pas à l'arrêter : « il fait le cochon !, disaient-ils, Tu n'es pas un cochon ! ». C'est ainsi qu'ils lui parlaient. Notons tout de même qu'il se tenait particulièrement mal à table et peut-être avait-il entendu ce genre de propos assez banal tel que : « ne mange pas comme un cochon ! », propos qu'il avait pris à la lettre !  Dans tous les cas, il semblait impossible aux parents d'en rire ou bien même d'en sourire, c'était très sérieux, très douloureux et ça n'était pas le seul symptôme qu'il manifestait du côté de la sphère pulsionnelle.

Il y a quelque temps, presque cinq ans après ce que je viens de relater, il a 14 ans aujourd'hui, il vient à son rendez-vous hebdomadaire, accompagné de sa mère. Il vient d'intégrer un IMPro.

La mère et le fils arrivent défaits d'un entretien avec l'éducatrice référente de ce garçon. En effet, cette dernière a demandé à ce jeune homme de se tenir correctement à table, c'est-à-dire en se servant de ses couverts, en n'engloutissant pas la moitié du repas prévu pour le groupe de six adolescents et en évitant de répandre de la nourriture partout, bref de faire attention à ses petits camarades, aux autres, faire attention à l'autre.

Ce garçon, sur le plan du langage, parle ; il a beaucoup de connaissances, de vocabulaire mais prononce les mots en langage que l'on pourrait qualifier de « voyellique ». Toutes les consonnes restrictives, occlusives, constrictives, restent pour lui difficilement prononçables, si bien que si je ne comprends pas ce qu'il me dit, il me l'écrit.

Tout cela ne l'empêche pas d'être très cultivé, érudit sur l'histoire des religions, des civilisations anciennes. Il a travaillé pendant plus d'un an sur la civilisation chinoise et le conflit qui oppose la Chine au Tibet... Il lit aussi des bandes dessinées et bien sûr, ne s'instruit que de ce qui l'intéresse, notamment l'informatique : il est champion de toutes les recherches sur internet.

Entendant sa peine - il pleurait ce jour-là et ne voulait plus retourner dans l'établissement -, je lui dis en riant : « Ta mère ne t'a pas appris à tenir ta fourchette ? »

« Non ! » sa mère, présente, éclate de rire et lui dit : « Mon pauvre, c'est vrai...il y a bien des choses que je ne t'ai pas apprises, j'avais d'autres soucis avec toi ! » Alors, ai-je ajouté : « intelligent comme tu es, avec tout ce que tu sais, il va bien te falloir cinq minutes pour apprendre tout ça ! » « Oui », grogna-t-il...La mère : « Il faut que tu apprennes les lois et les règles de la vie en société ! » Lui : « Je veux pas de règles, je veux pas de lois, je déteste les règles et les lois ! » « Pourtant, il y en a et il faut que tu puisses les respecter ; les grandes civilisations que tu admires tant sont nées et se sont développées à partir des lois et des règles de vie en société, de façon à ce que chacun y trouve sa place et amène sa pierre à l'édifice. »

Cet exemple, pour essayer de montrer comment ce garçon au rapport si singulier tente quelque chose dans cet entretien, tente quelque chose d'une subjectivation en osant répondre qu'il ne veut pas. Dire cela n'est pas l'agir mais oser le penser à voix haute, et c'est sans doute à ce moment précis un déplacement chez lui, par rapport à ces premiers « grognements » concernant la vie avec les autres. Je ferai l'hypothèse qu'il sait quelque chose de ce qui se présente chez lui de façon récurrente, ce symptôme qui l'isole des autres. Il dévore les livres comme il dévore à table, en deux minutes, ignorant l'entourage.

Quand il n'avait alors que quelques mois, sa mère lui tenait la tête de force entre les mains pour l'obliger à la regarder. La mise en place du regard a été tout aussi problématique que celle du langage. Quelles habitudes prend-on avec un enfant qui n'entend ou ne peut se présenter que du côté du réel, c'est-à-dire ne répondant que du côté des besoins ?

Quels que soient l'étiologie, les multiples facteurs qui prévalent dans un syndrome autistique primaire ou secondaire, non seulement il est à prévenir très tôt dans la vie (quand un enfant présente des risques de devenir autistique), mais il faut intervenir si on le peut bien sûr. C'est tout l'enjeu du travail avec les équipes de PMI : prévenir dans ce qui, déjà dans ces premiers moments, risque d'installer une pathologie du rapport aux autres maternel et paternel ; c'est ce que propose l'équipe de Préaut.

Quand, dans les cas les plus souvent rencontrés, un traitement est mis en place, il ne peut se réduire, pour toutes les raisons que j'ai indiquées ci-dessus, à une éducation coûte que coûte qui risque bien de tourner au dressage et de rendre l'enfant encore plus renfermé avec les siens.

Ces enfants sont à traiter avec le plus grand soin tout au long de leur enfance, de leur adolescence, voire à l'âge adulte ; avec non pas la participation de leurs parents mais leur implication tout au long du traitement, ce afin que personne n'oublie leur qualité d'enfant d'un père et d'une mère, ce qui fait leur humanité, afin d'éviter que cette qualité-là ne s'efface, ne s'estompe au profit de leur seule pathologie.

Nous ne sommes pas que « cancéreux », « handicapés » ou « autistes », ou que sais-je encore...

S'il s'agit dans ce syndrome d'une « souffrance sans sujet », peut-être nous semble-t-il important de faire l'hypothèse que nous pourrions faire advenir le sujet d'une souffrance, sujet aussi singulier soit-il.

C'est tout l'enjeu du traitement au long cours, du traitement qui n'est pas forcément et seulement médicamenteux, éducatif, mais qui expose celui ou celle qui le suit à éprouver ce que parler veut dire, ce que parler l'éprouve lui aussi, parce que dans ce monde il est baigné de ce langage, même s'il semble au premier abord l'ignorer.