Th.Roth : La récusation

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EPhEP, 3 Février 2014

Pourquoi la récusation ? Un terme utilisé depuis quelques années par un certain nombre d’analystes, cette notion, ce mécanisme qui diffère du refoulement, de la forclusion, du déni peut permettre d’appréhender, de saisir un certain nombre d’aspects de la clinique contemporaine ….

Ce terme de récusation, il avait été proposé initialement par Marcel Czermak dans un livre qui s’appelle « Patronymie »...

Dans une conférence de 2010 faite à Sainte Anne, Charles Melman exprime dans une discussion d’ailleurs avec Marcel Czermak, « ce qui aujourd’hui est à l’œuvre, c’est non  pas une forclusion, un refoulement ou un déni du Nom-du-Père, mais sa récusation ». La récusation, c’est effectivement cette façon de reconnaitre l’instance du Nom-du-Père, l’instance Au-moins-Une, donc il y a un discours, il y a une morale, il y a une règle, il y a soit disant une nécessité à renoncer, mais le sujet n'en a rien à faire, c’est-à-dire qu'il ne se sent pas obligé de m’y soumettre. Il ne s’agit pas d’aller contester l’autorité symbolique.

Contester, c’est reconnaitre une autorité légitime mais en même temps s’y opposer.  Contester l’autorité, c’est la reconnaitre, récuser une autorité, c’est ne plus reconnaitre à cette autorité une légitimé.

Il y a donc reconnaissance d’une instance qui vient prescrire la nécessité du renoncement, la castration, mais pour aussitôt, la déligitimer, en refuser les conséquences, s’en dédouaner, c’est-à-dire que le sujet estime qu'il n’est pas redevable, il n’est pas en dette vis-à-vis  de cette autorité et il peut du même coup se placer hors contraintes. Alors, ça a évidemment des conséquences, pas obligatoirement pathologiques....

L'instance du Nom-du-Père est reconnue donc avec le rejet de ses effets, mais dès lors qu’elle est reconnue, elle n’est pas forclose. Elle est là puisqu’elle est reconnue pour être rejetée pour ses conséquences par le sujet. Donc on n’est pas dans la forclusion....

C’est évidemment différent du refoulement, on refoule justement parce qu’on se confronte à cette instance répressive, paternelle.

La névrose est une révolte contre le Nom-du-Père et la castration induite par le Nom-du-Père. Dans le refoulement propre aux névroses il s’agit, pour ce pauvre sujet névrosé, de refouler un certain nombre de ses désirs, de ses jouissances parce qu’elles n’ont pas lieu de figurer sur la scène, elles ne sont pas correctes.

La récusation soulage plutôt du refoulement puisque cette instance paternelle  on n’en est pas redevable....

En ce qui concerne le déni, ça fait discussion parce que souvent le déni est employé quasiment comme synonyme de la récusation par certains auteurs. C’est important de différencier déni et récusation néanmoins. D’abord le déni est un mécanisme propre à la perversion. Le déni implique le rejet et reconnaissance de la castration, plutôt reconnaissance et en même temps rejet ; ces deux phénomènes cohabitent tout en s’ignorant, d’où le clivage qui va avec.

Le déni implique reconnaissance et rejet, cohabitant à travers cette négation, la négation de la reconnaissance.

Avec la récusation, ces deux mouvements sont tout  reconnus et supportés simultanément sans passer par la négation. Il n’y a pas de nécessité de venir nier ce que l’on reconnaît.

On pourrait dire de manière schématique que le « oui mais non » du déni est différent du « oui mais je m’en fiche » de la récusation. La récusation a même plutôt tendance à soulager le sujet d’avoir recours au déni puisque le déni comme le refoulement sont des mécanismes qui visent à se défendre de la castration.

 

Lebrun écrit : « états limites, nouvelle économie psychique, psychose ordinaire, tout cela ne désigne rien d’autre que des sujets qui ont pu récuser l’exigence de la soustraction de jouissance, qui ont profité de l’affaiblissement de la mutation du lien social, des contraintes de l’humanisation pour récuser ce qui aurait dû réorganiser leurs perversions polymorphes infantiles, à savoir la hiérarchisation phallique. »

C’est donc plutôt une névrose sans instance phallique opérante et c’est une question de savoir s’il faut garder le terme de névrose pour tous ces patients. Donc « une névrose sans instance phallique opérante qui pourra donc parfois avoir des effets analogues à ce que produit la psychose... donc une clinique qui n’est pas organisée sur le modèle du symptôme comme signifiant. Le sujet n’a plus les mots pour faire objection à l’autre, au grand Autre, c’est alors par son comportement que le sujet va faire objection. Nous voyons aujourd’hui de plus en plus de symptômes, faut-il encore les appeler ainsi, qui relèvent d’abord du pulsionnel. »

Ce sont des sujets qui sont pris dans le monde des sensations, dans le monde de la jouissance, pour reprendre le sous-titre d’un livre célèbre de Melman, Jouir à tout prix, une jouissance donc à tout prix sans limite … il s’agit d’une jouissance qui ne serait plus limitée symboliquement.

Qu’est-ce qu’il reste alors, une limitation réelle, c’est la limitation du corps puisque ce n’est plus l’instance phallique qui vient contraindre, puisqu’on produit sans cesse des nouveaux objets et qu’il n’y a plus de limite symbolique et sociale à la jouissance, il y a un encouragement évident à l’addiction. Et dans l’addiction, ce qui peut faire limite en général, c’est le corps. 

Donc qu’est-ce que cette récusation implique ?

Cette instance répressive paternelle dont on ne veut plus aujourd’hui, était quand même source de pas mal de difficultés puisqu’elle était facilement à l’origine des névroses voire des perversions. Ça entraine une libéralisation des jouissances mais aussi de l’intelligence chez les enfants, chez les jeunes qui voient dans la vie chaotique de leurs parents  comme ça une espèce de liberté de jugement, de choix, de possibilités...

Aujourd’hui on voit en revanche d’autres types de problématiques : est-ce que ça fait structure ou pas, c’est une question. Est-ce que ça se greffe sur une structure névrotique comme le disait Lebrun qui ne serait plus phalliquement orienté, pourquoi pas ? Je laisse la question tout à fait ouverte...

Parmi les pathologies de la récusation, notons :

-        la première, la plus évidente, c’est le champ des addictions. La jouissance addictive, c’est une consommation sans entrave et qui finit par happer un sujet qui ne trouve plus dans le champ du symbolique, le moindre indice prescrivant pour lui une castration qui lui permettrait d’être un peu soulagé de la jouissance sans limites.

-        L’autre grand champ des pathologies actuelles, c’est le champ de la dépression. Ces sujets modernes qui ont récusé ce que l’humanisation, la subjectivation implique comme négativité, comme renoncement et qui sont dans une forme de positivité, y compris de la langue et de recherche de reconnaissance à travers des petits autres, à travers aussi bien les médias que les collègues, que les patrons. Dès lors que leur subjectivité dépend de la reconnaissance des autres et de l’image qu’ils renvoient et de la jouissance qu’ils obtiennent, dès lors,  ils estiment que eux, ils sont mal lotis. On se retrouve très facilement dans le champ de la dépression.

-        Le troisième champ comprend des sujets pris quasiment en permanence par l'angoisse. Angoisse et inhibition devant un réel qui n’est plus couplé au symbolique par le  Nom-du-Père, qui n’est plus sexualisé également par le Nom-du-Père, mais un réel qui vient faire en permanence effraction ou traumatisme.

-        Quatrième champ :  les passages à l’acte permanents. Alors Jean Pierre Lebrun proposait dans son dernier livre Les couleurs de l’inceste, le terme d’absence à soi -même : « Ce que nous avons appelé l’absence à soi-même, le sujet s’exonère d’avoir à accomplir le trajet de subjectivation tant il perçoit que celui-ci suppose qu’il se confonde à des obligations qu’il a pu jusque-là récuser ». Ce sont des pathologies de l'agir et non plus de la métaphore....