Stéphane Thibierge : Usage et nécessités de la parole en psychopathologie - 2

Conférencier: 

EPhEP, Mth4 - CM, le 01/02/2016


Ce cours s’intitule, et cette année, je continue sous ce titre-là : Usage et nécessités de la parole en psychopathologie. Usage et nécessités, usage au singulier et nécessités au pluriel. Alors, usage et nécessités de la parole, en psychopathologie, pour être simple, ça veut dire que je vais vous montrer, autant que je peux, que, en psychopathologie, d’une part, on ne peut pas se passer de façon d’appréhender les faits comme nous permet la parole, ça signifie tout simplement qu’on ne peut pas se passer de l’entretien clinique, on ne peut pas se passer, de ce qui consiste à interroger le patient. On ne peut pas se passer de la parole, j’essaierai de vous montrer pourquoi. Pour le dire, comme ça, d’un mot : nous ne pouvons pas nous passer de la parole en psychopathologie parce que toute la psychopathologie consiste dans relever les manières diverses, très diverses, singulières, d’une diversité qui va jusqu’à la singularité pour chacun d’entre nous, des manières diverses et singulières dont nous sommes les uns et les autres affectés par la parole.

 

Usage, d’abord. Usage et nécessités de la parole. Usage. J’avais dit l’an dernier, mais je le redis parce que ça me paraît important : l’usage, en français, le mot usage a cet intérêt que l’usage peut désigner aussi bien le côté du sujet que le côté de l’objet. On use de quelque chose et on est usé aussi par quelque chose. Il y a un côté actif, un côté passif, disons pour dire les choses très simplement. Et c’est vrai que la parole nous en usons mais nous sommes également, si je puis dire, sans être déprimant, nous sommes usés par elle. Je veux dire par là que nous sommes au moins autant usés par elle, et même plus que nous le pensons, que nous en usons. Autrement dit, la parole, contrairement à ce qu’on dit souvent, n’est pas un outil. Elle n’est pas un outil, parce qu’un outil, on a l’habitude de considérer qu’on s’en sert, et on le maîtrise, comme on maîtrise la technique que permet cet outil. Est-ce que nous maîtrisons la parole ? Parfois, nous pensons que oui. Ce que montre la psychopathologie, justement, c’est que non. On ne maîtrise pas la parole. On fait comme on peut avec elle, on est affecté par le langage et, quand on parle, eh bien, d’une façon ou d’une autre, on témoigne de la manière dont on est affecté par le langage. Et on fait ce qu’on peut avec ça.

 

Nécessités maintenant. La parole comporte des nécessités. Autrement dit, du fait que nous parlons, et du fait, comme je le disais à l’instant, que nous sommes affectés par le langage, eh bien, cela comporte immédiatement un certain nombre de contraintes qui sont de l’ordre de la nécessité. Qui sont des nécessités. J’y reviendrai tout à l’heure mais l’an dernier, juste pour le rappeler, j’avais évoqué quelques termes, quelques termes qui me paraissaient importants. J’aurais pu en choisir d’autres, mais enfin, ça a été le chemin que j’ai choisi l’an dernier avec ceux d’entre vous et celles d’entre vous qui étaient là, j’avais évoqué, si je me souviens bien, l’autre.

 

Pourquoi j’avais évoqué l’autre ? Eh bien parce que, enfin, comme un terme, nécessité par la parole, eh bien parce que quand nous parlons, comme vous le savez, je pense, ou bien comme vous pouvez le percevoir, quand nous parlons, nous parlons nécessairement à un autre. Nous parlons à. Même quand nous parlons tout seul, ce qui arrive parfois, un peu, parfois beaucoup… Beaucoup, ça peut être un petit peu préoccupant du point de vue psychopathologique, il nous arrive de parler tout seul un petit peu, et même quand nous parlons tout seul beaucoup, même quand nous sommes, comme parfois on voit des gens, vous savez, dans la rue, qui parlent tout seuls en faisant des grands gestes, en disant des choses, eh bien, ils montrent de façon très parlante, c’est le cas de le dire, qu’ils sont en train de parler à l’autre. Mais nous, nous parlons aussi à l’autre, et l’autre à qui nous parlons c’est ça qui rend les choses difficiles et intéressantes aussi en psychopathologie, l’autre à qui nous parlons n’est pas forcément celui que nous croyons. L’autre à qui nous nous adressons n’est pas, n’est jamais d’ailleurs celui que nous croyons. Autrement dit, quand nous parlons à quelqu’un, eh bien, il y a le quelqu’un à qui nous parlons, et puis, au-delà, il y a une figure, mais que nous ne saisissons pas facilement parce que elle n’est pas, elle ne nous est pas immédiatement perceptible, et cette figure de l’Autre, eh bien pour chacun d’entre nous, elle est très importante dans la mesure où elle détermine une grande part de notre parole. Mais nous n’en sommes pas conscients. Et une des difficultés, quand nous interrogeons un patient, quand nous avons affaire à un patient et que ce patient parle, et nous parle, eh bien une des difficultés consiste à se demander à qui parle-t-il ou parle-t-elle ?

 

Donc, il y avait l’autre que j’ai évoqué lors d’un cours, comme ce soir. J’ai évoqué aussi l’objet. J’ai évoqué en troisième lieu le transfert et puis, en quatrième lieu, j’avais évoqué une femme. Qu’est-ce qu’une femme ? A quoi est-ce que ce terme, une femme, renvoie en psychopathologie. C’est très important, cette question de ce à quoi renvoie une femme en psychopathologie.

 

Cette année, je vais passer par d’autres termes, je ne sais pas encore lesquels, je vous le dirai la prochaine fois, mais, j’en ai déjà une idée mais pas suffisamment précise encore pour vous le dire. Je vais faire une remarque, ici, préliminaire : pourquoi est-ce que j’insiste par le titre de ce cours, en commençant, comme ça, pourquoi j’insiste sur cet usage et ces nécessités de la parole en psychopathologie ? Je vous le disais à l’instant, et je vais y insister un tout petit peu, là, tout d’abord, pour rappeler l’importance du langage dans l’abord des faits de la psychopathologie. Pour souligner l’importance du langage dans l’établissement des faits de la psychopathologie. Je le dis parce que il me paraît important de marquer ça un petit peu fortement à une époque, la nôtre, qui, comment dire ça, qui, de plus en plus, voudrait, beaucoup de protocoles, beaucoup de façons de faire, beaucoup de méthodes cherchent à aller dans ce sens, nous sommes à une époque qui voudrait montrer que la psychopathologie peut, toute entière, s’exprimer à travers des comportements que l’on peut isoler, que l’on peut montrer, justement, parfois avec des vidéos, avec des images, sans que le langage soit nécessairement le moyen fondamental, primordial, par quoi nous appréhendons les faits, justement, de la psychopathologie. Comme vous le savez, il y a tout un courant de pensée, aujourd’hui, très important, important en tout cas en quantité, en présence, à l’hôpital, dans les services, dans les institutions, tout un courant qui est dominé par cette conception qui consiste à poser, disons pour être simple que ce que l’on désigne comme psychopathologie, eh bien cela renvoie à des troubles du comportement, et ces troubles du comportement, on peut leur donner des corrélations qui passent par un certain nombre d’enregistrements et de choses à montrer ou à pointer, mais pas nécessairement ni primordialement par le langage. Or, je dois vous dire que, et ce n’est pas du tout, ce n’est pas du tout d’abord ni seulement une question qui serait une question de choix idéologique, hein. C’est une question de, je dirais presque de bon sens pratique. Quand vous vous interrogez sur l’état de quelqu’un, sur l’état d’un patient, sur comment il va ou comment il ne va pas, eh bien, comme ça a été souligné souvent par d’éminents psychiatres, pas seulement, mais notamment d’éminents psychiatres, je pense en particulier à Jules Séglas. Séglas, dans un ouvrage remarquable qui s’intitule Les troubles du langage chez les aliénés, un ouvrage dans lequel Séglas a repéré tous les, enfin tous, non mais il a essayé de recenser un très grand nombre de troubles du langage chez les aliénés, et c’est une œuvre remarquable qui, si je ne me trompe, a été publiée en 1898, ce n’est pas tout à fait neuf mais ça reste très actuel. En tout cas, dans la préface de cet ouvrage, de mémoire je vous dis ça, dans la préface de cet ouvrage, Séglas dit : pour pouvoir apprécier l’état mental – il s’exprime comme ça, c’est à la façon de l’époque – pour apprécier l’état mental de quelqu’un, il est de toute nécessité, dit-il, de passer par l’interrogatoire, c’est-à-dire par le langage, par l’interrogatoire du patient. Il appelle ça « interrogatoire » comme on le faisait à l’époque. Nous, ça résonne à nos oreilles de manière un petit peu policière mais, à l’époque, c’était simplement le fait d’interroger. Pour se rendre compte de l’état de quelqu’un, il faut l’interroger. Il faut nécessairement l’interroger. Il n’y a pas d’autres moyens. Je pense que ça reste tout à fait actuel. Mais cela, cette nécessité d’interroger, et donc de l’entretien, ça nous est moins évident aujourd’hui, et je reviendrai là-dessus tout à l’heure, je pense, ça nous est moins évident aujourd’hui parce que cette importance, justement, du langage dans l’appréhension des faits de la psychopathologie est atténuée, notamment du fait – alors, bien sûr, parce que il y a des façons de travailler qui se voudraient, qui se veulent indépendantes de l’usage justement du langage.

 

J’évoquais à l’instant le comportementalisme, mais c’est aussi pour des raisons qui tiennent au fait que nous sommes moins au fait, au diapason en quelque sorte de cette importance de la parole dans l’appréciation de ce qu’on appelle un sujet humain, nous sommes moins au fait de l’importance de la parole, pour apprécier cela, qu’on a pu l’être à des époques précédentes, et ça tient au fait, et je vous l’évoquerai tout à l’heure, ça tient au fait que notre rapport à la communication n’est pas le même que ce qu’il était encore à une époque assez récente, je reviendrai là-dessus tout à l’heure. En tout cas, il me paraît de bonne orientation pour vous, ça ne vous trompera pas cette orientation-là, indépendamment bien sûr de ce que pourrait être vos orientations méthodologiques, idéologiques ou autres, parce que je suppose que parmi vous, il y a des gens qui travaillent plutôt du côté de telle méthode ou plutôt du côté de telle autre. A l’EPhEP, nous sommes, peut-être l’avez-vous remarqué, nous sommes un tout petit peu tributaires de l’apport de la psychanalyse, mais nous n’ignorons pas qu’il y en a d’autres. Mais, ce qui est sûr, c’est que c’est une orientation pour vous juste et qui ne vous trompera pas que de vous dire que ce qui fait, ce qui cause la psychopathologie d’un sujet, qui que ce soit, vous, moi, tel ou tel patient, c’est toujours la manière dont ce sujet est affecté par le langage. Affecté, autrement, dont il en pâtit, au sens fort, hein, dont il pâtit, de la manière dont il est articulé au langage. Comme vous le savez, ou comme vous ne le savez pas mais je pense qu’un certain nombre de vous le savent, il n’y a pas trente six manière d’être affecté par le langage. Si nous suivons les grands psychiatres du XIXème siècle, les meilleurs d’entre eux, si nous suivons Freud et les psychanalystes, si nous suivons Lacan, et si nous suivons les travaux qui ont pu être réalisés à partir de ce qu’ils ont apporté, eh bien nous pouvons considérer qu’il y a trois façons principales d’être affecté par le langage : il y a la façon psychotique, il y a la façon névrosée, et il y a la façon perverse, pour prendre les termes de Freud. Ces trois façons, il n’y en a pas particulièrement une qui serait préférable à l’autre, hein. Je dis ça parce que il arrive que, surtout aujourd’hui, notamment le terme de perversion, il est mal pris. C’est-à-dire que quand on dit : voilà, c’est la perversion, ou quand on parle d’un sujet pervers, on entend facilement là une sorte d’étiquetage moral et plus ou moins infâmant. En tout cas dans l’opinion publique, c’est comme ça. J’attire spécialement votre attention sur le fait que l’approche clinique et psychopathologique n’est pas une approche moralisante et que c’est pas forcément mieux d’être névrosé que d’être pervers ou d’être psychotique. De toute façon, c’est essentiellement, psychose, perversion ou névrose, c’est essentiellement, encore une fois, ce sont les trois façons dont tout un chacun se retrouve à devoir faire avec la manière dont il a été saisi par le langage, vous voyez. Et à cet égard, nous n’avons pas beaucoup de marges de manœuvre. Si nous sommes névrosés, eh bien, ça implique un certain nombre de, comment dire, de contraintes, de nécessités qui sont parfois extrêmement difficiles à vivre, comme vous le savez. Si on est psychotique, c’est pas pareil mais d’une autre manière. Enfin, si on est dans le registre pervers, eh bien, ce n’est pas plus facile non plus. Vous voyez, on a le choix des difficultés, mais on se retrouve toujours dans des difficultés, quelque soit la structure dont on relève.

 

Alors, il y a aussi une notion dont je serai peut-être amené à vous reparler, dont on parle beaucoup aujourd’hui, mais peut-être que ce n’est pas sans lien avec la façon dont nous sommes moins sensibles, à la manière dont nous sommes déterminés pas les effets du langage et de la parole. On parle aujourd’hui, comme vous le savez, volontiers des états limites. Et les états limites, c’est des états qui ne seraient pas classables dans névrose, psychose ou perversion. Eh bien c’est intéressant, et peut-être y a-t-il des raisons pas négligeables, intéressantes de parler des états limites en liaison, justement, avec le fait que notre rapport à la parole est moins solidement établi qu’il a pu l’être. Peut-être que dans cette perspective-là, il n’est pas impossible de parler comme ça d’état limite ou de patients borderline, comme on dit aussi. Ce ne sont pas des notions, état limite ou borderline, qui sont spécialement favorisées chez les psychanalystes, chez la plupart d’entre eux, et je comprends très bien cette prévention parce que la rigueur clinique va plutôt dans le sens de dire : un sujet, il est soit psychotique, soit névrosé, soit pervers, mais en même temps, il y aura peut-être des choses intéressantes à dire sur cette notion d’état limite, aujourd’hui, telle qu’on peut la rencontrer dans la clinique contemporaine.

 

Alors, si je souligne l’usage et les nécessités de la parole en psychopathologie, c’est aussi, c’est d’abord pour rappeler ce que je viens de dire, mais également pour la raison que je vous indiquais tout à l’heure, c’est-à-dire le fait que, je vais le dire comme ça, notre rapport contemporain à la communication, ce qu’on appelle la communication, je vais y revenir tout de suite, notre rapport contemporain à la communication tend à estomper, à rendre moins sensible, à nous rendre moins sensible l’importance de la parole et du langage dans ce qui nous détermine. Je m’explique : je veux parler ici de notre rapport, donc, à ce qu’on appelle la communication. D’une façon plus précise, notre rapport aux messages que nous recevons, tous autant que nous sommes, les uns et les autres, aux messages que nous recevons, nous ne savons pas toujours d’où, mais nous recevons des messages, de plus en plus, en permanence, par ce qu’on appelle les médias, les portables, tous les appareils qui transmettent ce qu’on appelle les messages, nous en recevons de plus en plus, au point que l’on peut dire que notre horizon, l’horizon de ce que nous pensons est saturé de ces messages, et nous les  recevons de telle sorte que il y en a trop pour que nous puissions y répondre. J’insiste là-dessus parce que c’est une condition de notre rapport au langage, justement, aujourd’hui. C’est une condition qui rend notre rapport au langage et à la parole spécialement difficile, je dirais.

 

Je pense que vous me suivrez en cela si je vous dis que la structure fondamentale de la communication humaine, elle passe par la parole, là-dessus, nous sommes d’accord, c’est la parole qui rend possible toutes les modalités d’adresses et de messages qui, éventuellement, en sont dérivés. La structure fondamentale, c’est celle de la parole. Or, dans l’échange de la parole, c’est important aussi en psychopathologie, toute parole, comme question, toute question dans l’horizon de la parole appelle une réponse. Enfin pas forcément une réponse, mais elle appelle réponse. Une question appelle réponse. Cette réponse peut éventuellement être le silence, le silence fait réponse. Dans l’horizon de la parole, donc dans l’échange tel qu’il est structuré par la parole, eh bien, toute question appelle réponse. Et dans ce qui fait l’ordinaire, le tissu ordinaire des échanges entre sujets, entre nous aussi bien, eh bien, il y a des questions qui sont adressées, il y a des réponses qui sont élaborées. Chacun d’entre vous, chacune d’entre vous reçoit chaque jour des questions de la part de ces proches, de la part de tel ou tel autre, et élabore des réponses. C’est le tissu habituel de nos relations langagières. Le problème de la communication contemporaine, c’est celui-ci : c’est que, je vous disais, nous recevons de façon continue, nous recevons une quantité phénoménale, et de plus en plus importante de messages, chaque jour, et de façon continue, jour et nuit. La nuit, pendant que nous dormons, nos portables, nos appareils, etc., continuent d’enregistrer des messages qui arrivent, de toute part. Quand nous nous promenons dans l’espace social, dans l’espace urbain, là aussi nous recevons des tas de messages. Nous n’en sommes même pas conscients, nous les lisons, nous les voyons. Dans le métro, vous voyez des affiches, des interpellations : donnez un euro et vous sauverez un enfant, etc. Beaucoup, beaucoup de messages comme ça. Sans parler de tout ce qui arrive à tout instant sur nos écrans, les portables, etc. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, c’est important à prendre en compte, je crois, le fait que nous ne puissions pas répondre à ces messages, nous ne pouvons pas y répondre, nous les recevons, nous en sommes les destinataires, mais nous ne pouvons pas y répondre. Pourquoi ? Eh bien d’abord parce qu’il y en a trop. Ensuite, parce que nous ne savons pas d’où nous viennent ces messages. Pour répondre à quelqu’un, il faut avoir une idée de l’interlocuteur. Là, nous n’avons pas idée de l’interlocuteur bien souvent. Quelques fois oui, quelques fois non. Autrement dit, si nous faisons un pas de plus, nous pouvons dire que ces messages, ils nous viennent de l’autre. Un message, ça vient toujours d’un autre, pour autant que ces messages sont, enfin, une résonnante signifiante, significative, une résonnance de langage. Tous ces messages nous viennent de l’autre, mais quel autre ? Un autre opaque, un autre que nous ne connaissons pas. Quand vous recevez des publicités sur vos écrans, vous ne savez pas qui vous les envoie. Quand vous recevez des messages, pareil. Quand vous voyez tout ce que vous pouvez voir comme messages dans l’espace social, vous ne savez pas de quel autre ça vient.

 

 

En tout cas, nous recevons ces messages en quantité de plus en plus importante, et contrairement à ce qui se passe dans une conversation par exemple. Dans une conversation, en principe, soit vous savez avec qui vous parlez, soit vous le découvrez en parlant. Et c’est déjà assez complexe. Mais là, ces messages dont nous sommes en permanence destinataires, renvoient à un autre qui nous est de plus en plus opaque, autrement dit, dont il est difficile d’interpréter ce que nous en recevons. Si je vous soulignais ça, c’est pour vous rendre sensible le point clinique suivant qui est important à l’époque que nous vivons, que nous trouvons, d’ailleurs chez les patients de diverses manières : cela favorise, cet autre opaque et ce que nous en recevons, cela favorise d’une part l’angoisse. L’angoisse, c’est-à-dire la question : que me veut cet autre ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Qu’est-ce qu’on attend de moi ? D’autant plus que souvent, nous ne pouvons pas répondre aux sollicitations ou aux messages qui nous sont ainsi adressés. Première, donc, des conséquences de cette structure contemporaine de la communication, c’est quelque chose comme une angoisse assez généralement partagée aujourd’hui. Diffuse, hein. Diffuse, elle n’est pas forcément même consciente, mais elle s’exprime. Et puis l’autre trait important qu’ont comme conséquences ces modalités de la communication que je suis en train de vous souligner, l’autre trait important, c’est quoi ? Eh bien, comme vous pouvez facilement vous le représenter, c’est la culpabilité, parce que si je ne peux pas répondre, alors que je suis sommé de répondre, eh bien, je vais me sentir coupable, parce que je suis impuissant face à ce qui m’est ainsi envoyé comme message, et bien souvent comme demande. Je ne peux pas répondre. Il y en a trop, d’abord, et en plus, je ne sais même pas toujours d’où  ça vient et ce que ça veut dire. D’où : culpabilité. Cette culpabilité, il n’est pas difficile de montrer que chez le sujet contemporain, le sujet d’aujourd’hui, elle est très présente, elle est très repérable, remarquable, et, elle favorise ce que l’on pourrait appeler en termes freudiens, elle favorise les injonctions, les commandements d’un Surmoi pour chacun d’entre nous – enfin pour le sujet moderne, disons – d’un Surmoi de plus en plus féroce. C’est-à-dire, plus nous sommes impuissants à répondre à ces messages que nous recevons, plus c’est comme s’il y avait, enfin c’est pas comme si, ça répond chez nous sur le mode : « Tu dois ! Tu dois faire ci ! Tu dois faire ça ! » Et moins nous savons ce que nous devons faire, plus cette voix du Surmoi se marque de façon féroce dans nos existences.

 

Si j’insiste un tout petit peu là-dessus, c’est parce que ce que j’appelle ici d’un terme assez général mais qui ne me paraît pas faux, ce que j’appelle ici : la structure de la communication dans laquelle nous évoluons dans les sociétés en tout cas comme les nôtres, mais de plus en plus dans toutes les sociétés de la planète, parce qu’elles sont de plus en plus tributaires de ce fonctionnement, si j’insiste là-dessus, c’est parce que cette manière dont nous sommes ainsi destinataires de ces messages de la manière que je viens de vous dire, du fait de l’angoisse et de la culpabilité que ça génère – je vous décris là les choses de manière un petit peu massivement mais ça n’est pas inexact de les décrire comme ça – ça engendre un désarroi qui tient au fait que dans des conditions comme celles que je viens de décrire et qui sont à peu près les nôtres, il est plus difficile bien sûr, je crois, de faire ce que nous faisons ordinairement quand nous sommes en relation avec un autre, c’est-à-dire d’essayer d’entendre ce qui nous vient de cet autre, par exemple quand nous sommes en conversation ou quand nous avons un entretien avec quelqu’un, nous essayons d’entendre ce qui nous vient de cet autre, nous donnons un sens, nous interprétons ce que nous dit l’autre et nous répondons à ce que nous dit l’autre. C’est le mode ordinaire de ce qu’on appelle une conversation. Et c’est aussi ça  qui fait l’intérêt du tissu qu’on crée de nos échanges avec nos semblables, avec autrui. Mais, cette structure de communication dont je vous parlais à l’instant fait que nous ne pouvons pas facilement interpréter tout ce qui nous vient ainsi de cet autre devenant opaque. Nous ne pouvons pas facilement le recevoir, l’interpréter, et apporter réponse. D’où l’angoisse et la culpabilité que je vous évoquais. Mais d’où aussi un certain désarroi subjectif qui est très observable chez nos contemporains, un désarroi qui tient au fait qu’il n’est pas évident de savoir comment répondre et s’il n’est pas évident de savoir comment répondre à ce qui nous vient ainsi de l’autre, eh bien il n’est pas évident, du coup, d’assumer ce que nous appelons notre responsabilité, et nos responsabilités. Répondre et responsabilité, vous entendez bien que c’est très proche. Pour assumer notre responsabilité ou nos responsabilités de sujet, eh bien, nous sommes régulièrement amenés à répondre. Mais là, justement, cette structure contemporaine de la communication rend difficile de répondre, autrement dit rend difficile d’assumer en première personne, eh bien, justement, l’exercice de la parole. Et je ne crois pas me tromper en vous disant que la responsabilité qu’engage un sujet dans l’exercice de la parole, cette responsabilité bien sûr, elle existe, hein, nous savons ce que c’est, nous la mettons en pratique, mais elle n’est pas aussi évidente, aujourd’hui, elle ne nous est pas aussi évidente qu’elle a pu l’être du fait, justement, de ce rapport qui est le nôtre à la communication. C’est pourquoi, donc, de fait que nous ne sommes plus de plain-pied, comme ça, de façon immédiate et consciente dans cette responsabilité de la parole, ça ne nous est plus aussi évident que ça a pu être, c’est pour ça qu’il me paraît intéressant de rappeler, donc, l’usage et les nécessités de la parole en psychopathologie. Vous voyez, c’est que je trouve ça important pour ma part, et je vous propose d’y être attentifs également, il me semble que quand nous faisons de la psychopathologie aujourd’hui, nous devons être attentifs au fait que ce n’est pas ou ce n’est plus aussi évident que ça a pu l’être de considérer qu’un sujet, vous, moi, un patient, un sujet, eh bien, il est sujet de la parole, autrement dit il est appelé, nous l’appelons à essayer d’assumer en première personne cette responsabilité de la parole. Ce n’est pas aussi simple que ça a pu l’être. Ça n’a jamais été tout à fait simple, mais c’était couramment admis. Aujourd’hui, c’est encore admis, bien sûr, mais ça n’est pas facile. Et notre rapport aux uns et aux autres à la lecture, notre rapport à l’écriture, notre rapport à la parole connaît des difficultés aujourd’hui que nous pouvons mesurer, que nous pouvons remarquer chez chacun d’entre nous.

 

Je vais vous en donner un exemple tout simple : quand nous lisons, je vais prendre des auteurs qui nous intéressent, quand nous lisons les psychiatres du XIXème siècle, quand nous lisons Freud, quand nous lisons Lacan, eh bien nous nous apercevons aujourd’hui qu’il y a des textes nombreux ou des passages de ces auteurs qui, pas pour tous bien sûr, mais qui sont devenus pour beaucoup d’entre nous véritablement difficiles d’accès, voire même, complètement fermés. Il y a beaucoup de nos contemporains, si nous leur disons, par exemple : lisez donc ce texte de Freud ou de Lacan, par exemple, eh bien ce n’est plus possible. Il ne s’agit pas, hein, contrairement à ce qu’on dit parfois d’une manière un petit peu réactionnaire, c’est pas seulement ni même peut-être d’abord quelque chose que l’on pourrait épingler d’une baisse de niveau, ce n’est pas une baisse de niveau. C’est, justement, une attention, une perception de la parole et de son efficace, qui sont ici comme un peu obscurcies ou émoussées. C’est ça qui nous rend la lecture difficile. Ce n’est  pas qu’on serait devenu d’un moindre niveau, c’est que, justement, cette modalité fondamentale de rapport à l’autre qu’est la parole on n’y est plus de plain-pied, comme on a pu l’être.

 

Et vous avez des signes, des indications, des indices mais multiples de ça, de toute part. Par exemple, il n’y a encore pas très longtemps, dans les services de psychiatrie, eh bien il était tout à fait concevable qu’un secrétariat puisse prendre en charge le fait de taper, comme on faisait, comme on fait encore, les propos d’un entretien clinique avec un patient. C’est-à-dire le recueil de la parole, le recueil exact de la parole et des paroles, du langage qui a pu être produit à ce moment-là. C’était considéré sans problème comme un travail normal et légitime de secrétariat. Aujourd’hui, les services dans lesquels ceci est possible sont très très peu nombreux, si même il y en a encore. On considère que ce n’est plus du registre du secrétariat. On s’en fiche de ce que dit le patient. Ce n’est pas le problème ! La question c’est la durée de séjour. La question c’est son traitement. Mais ce qu’il dit, il faut s’en enquérir un peu mais, mais c’est pas très important. Et quand vous regardez les dossiers des patients, la plupart du temps, ils sont vides. Il n’y a pas d’entretien, il y a des dates d’entrée, il y a des prescriptions, et vous n’avez pas, par exemple, ce qu’on trouvait avant un petit peu plus souvent, c’est-à-dire, un point qui a été fait à un moment donné où il y a eu un entretien, puis il y a eu les commentaires de quelqu’un après l’entretien.

 

Donc, vous voyez, quand je vous évoque cette importance de la parole mais aussi le fait qu’elle est aujourd’hui, ça fait partie de notre psychopathologie, hein, et c’est pour ça que quelques fois, cette notion d’état limite n’est pas inintéressante parce que cette désorientation, ce désarroi parfois sensible chez des sujets, et notamment chez de jeunes sujets, chez des adolescents ou jeunes adultes, ce désarroi parfois très sensible de leurs rapports à la parole, au symbolique, à tout ce qui est du registre de la responsabilité, peut engendrer des configurations cliniques que l’on est pas toujours en mesure, en tout cas sur le moment, de faire entrer dans telle ou telle structure. Ce sont des sujets qui sont à la limite, à la limite de quelque chose. Ça ne veut pas dire que s’ils engagent un travail, s’il se met en place un suivi, s’il se met en place ce que nous appelons en psychanalyse un transfert, ça ne veut pas dire qu’à ce moment-là, ils ne vont pas effectivement venir de façon plus précise s’inscrire dans l’une ou l’autre des trois structures que j’évoquais. Mais, il y a, comme ça, une réalité clinique, en tout cas en première intention, et parfois pendant longtemps, de quelque chose que l’on perçoit comme à la limite, où il n’y a pas quelque chose de décisif  qui permettrait de distinguer comment ce sujet est affecté par le langage, et comment il peut l’assumer et en faire état, ou en tout cas nous en donner un retour. Vous voyez ? J’essaie seulement de voir ce qu’on peut entendre par cette notion d’état limite, ce n’est pas une notion que j’affectionne particulièrement, mais je trouve qu’elle fait entendre quelque chose de notre époque et de la clinique contemporaine.

Stéphane Thibierge