Stéphane Thibierge : Symbolique, réel, imaginaire - Éléments pour une pratique en psychopathologie - 2

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Illustration Cours magistralEPhEP, cours magistral le 3/10/2016 

 

 

 

Je reprends le propos que j’ai commencé il y a deux semaines. Je vous avais annoncé que je parlerais de ces trois termes : « symbolique, imaginaire et réel », et j’avais ajouté comme titre de ce cours « Éléments pour servir à une pratique de la psychopathologie », c’est-à-dire que j’aborde ces trois termes en ayant en vue de vous rendre accessibles les éléments, les aspects les plus simples et les plus fondamentaux aussi - ça ne veut pas dire les plus faciles, les plus simples - de ce qui fait notre pratique en psychopathologie.

Le symbolique : je commence par là, pour des raisons que je vais essayer de vous rendre claires pendant ce cours ; je commence par le symbolique mais je précise en même temps tout de suite que ces trois termes : symbolique, imaginaire et réel, s’ils nous sont si importants, ce n’est pas comme des concepts, c’est-à-dire ce n’est pas avec un sens qu’on pourrait s’imaginer maîtriser, comme si on pouvait dire - ce que je ne ferai pas : le symbolique, voilà, c’est ça ; c’est ça, ça et ça. L’imaginaire, c’est ça, ça et ça. Et le réel, c’est ça, ça, et ça.

Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas faire ça ? Eh bien parce que si on pouvait faire ça, cela signifierait que nous maîtrisons le langage, que nous pourrions traiter les mots, les termes du langage, comme des concepts, et que ces concepts, nous pourrions en donner pleinement le sens et la compréhension. Ce n’est pas rien, ça. C’est l’idéal, c’est un idéal de notre tradition, européenne en particulier - mais pas seulement, il y a d’autres traditions qui ont évoqué cet idéal, mais la nôtre l’évoque tout particulièrement - une maîtrise du langage qui passerait par le fait de pouvoir réduire les mots à des concepts, c’est-à-dire à du sens, et à du sens dont nous aurions la possibilité d’acquérir la pleine maîtrise. Cet idéal a été, et est toujours parfois, un idéal philosophique. Mais nous ne sommes pas des philosophes, et justement notre expérience du corps parlant dont je vous ai déjà un petit peu parlé justement, notre expérience du sujet, notre expérience de ce qu’on appelle l’être humain, eh bien nous le montre de mille manières. Il a fallu cependant du temps pour s’en apercevoir, et en tirer les conséquences puisqu’il a fallu pratiquement attendre les débuts de la psychiatrie moderne (donc en gros la fin du XVIIIè siècle), il a fallu attendre Freud (fin du XIXè siècle), pour tirer toutes les conséquences du fait que justement nous n’avons pas du tout un rapport de maîtrise au langage, et qu’il est non seulement vain, mais dans une certaine mesure - je dis ça avec prudence - mais dans une certaine mesure il peut-être dangereux de laisser carrière à cet idéal, justement, de maîtrise du langage à travers le sens.

C’est pourquoi j’ai choisi justement cette année d’intituler cet enseignement : « symbolique, imaginaire, réel », pour essayer de vous rendre sensible comment ces trois termes nous servent beaucoup à rendre compte de l’expérience psychopathologique, de l’expérience clinique, et nous servent aussi beaucoup à nous en rendre compte nous-même, c’est-à-dire comme on dit en français à réaliser ce que nous faisons, ce que nous expérimentons en psychopathologie. Eh bien ces trois termes, symbolique, imaginaire et réel, nous servent dans la mesure justement où nous les recevons comme des termes, et non pas exactement comme des concepts. Ce n’est pas la même chose de dire « trois termes » et de dire « trois concepts ». Trois concepts, ça peut ouvrir la porte au malentendu de cet idéal que j’évoquais à l’instant. Bon, vous me direz - ou vous ne direz pas, parce que vous êtes... gentils - mais j’allais dire ça pourrait ouvrir la porte au malentendu, ça ouvre toujours la porte : dès qu’on parle, on ouvre la porte à beaucoup de malentendus. C’est comme ça ! Il faut vous y faire : dans l’usage du langage et ses nécessités (l’usage et les nécessités de la parole comme je l’évoquais l’an dernier), il n’y a pas de façon de se fixer à ce qui serait le « bien-entendu ». On est toujours dans le plus ou moins « mal-entendu », qu’on va essayer de travailler pour que ce soit entendu du mieux qu’on peut, mais c’est toujours plus ou moins mal-entendu.

Eh bien ces trois termes sont des termes en ce sens que nous prenons appui dessus. C’est ça un terme. Surtout quand il est précisément articulé, nous prenons appui dessus. Terme, vous le savez, ça vient du latin terminus, dans ce mot il y a cette résonance de quelque chose qui fait arrêt, qui arrête quelque chose, et qui arrêtant quelque chose nous donne un peu d’assise, pas dans quelque chose qui vacille ou qui oscille. On arrête, on peut arrêter un certain nombre de faits. C’est à ça que nous servent ces trois termes : symbolique, imaginaire et réel. Ça c’est une première remarque.

Une autre remarque c’est que nous ne pouvons pas articuler et définir de façon isolée, chacun des trois. Ce serait impossible, même si nous le souhaitions. Nous sommes obligés de les envisager, de les articuler toujours corrélativement, c’est-à-dire si nous parlons - si nous partons,... pardon, si nous partons, oui, si nous parlons du symbolique et si nous partons de ce terme symbolique, eh bien nous serons obligés de passer un tant soit peu par de l’imaginaire pour l’évoquer, et par du réel, ne serait-ce que parce que ce que nous disons doit avoir au moins un peu de sens. Un peu de sens, je ne dis pas que ça doit en avoir beaucoup, ou que ça doit être rempli de sens, mais il faut au moins un peu de sens. Là maintenant quand je vous parle, bien sûr, si je vous parle du symbolique et si ce que je dis n’a pas de sens du tout, vous serez en difficulté, vous ne pourrez pas l’entendre. Pour que vous l’entendiez il faut qu’il y ait au moins un petit peu de sens. Eh bien ce petit peu de sens, dans la mesure où c’est du sens, ça a à voir avec l’imaginaire et avec l’image, puisque ce qui fait sens, ça fait métaphore, ça fait image. Il en faut un peu. Et puis quand je vous parle du symbolique, puisque je pars de là - je vous dirai pourquoi j’ai décidé de partir de là, ce n’est pas un caprice de ma part - en évoquant le symbolique il faut bien que j’évoque quelque chose, il faut que ça parle de quelque chose, et ce que l’on vise ainsi, ce qu’on essaie d’attraper avec du symbolique c’est-à-dire avec du langage, eh bien ça renvoie justement à du réel. On essaie d’attraper du réel ; ça ne veut pas dire que le symbolique puisse recouvrir le réel, et l’attraper, et l’épuiser complètement, comme parfois on en a le rêve dans cette espèce d’idéal que j’évoquais en commençant.

 

Donc ces trois termes sont à articuler toujours en corrélation, et aujourd’hui je parle plus spécialement du symbolique. Mais je continue un peu à vous évoquer leur triade, leur côté ternaire. Pourquoi est-ce que Lacan est venu, assez tôt, à faire ressortir ces trois termes, cette ternarité, et à y mettre l’accent très important qu’il y a mis ? Lacan est venu à donner cette importance à ces trois termes par l’attention qu’il a portée à Freud bien sûr, mais pas seulement : également à la psychiatrie, à la tradition psychiatrique que nous pouvons appeler aujourd’hui classique mais qui est quand même assez récente puisque la psychiatrie remonte dans notre pays et dans notre tradition à peu près à la fin du XVIIIè et au début du XIXè siècles. Or la psychiatrie classique dans ce qu’elle a de plus intéressant, dans ce qu’elle nous apprend à partir de la folie, à partir des propos de la folie, à partir des paroles de ceux qu’on appelait les aliénés, et à partir du recueil de leur parole, puisque c’est comme ça que la psychiatrie est née. Elle est née quand on a commencé à recueillir, par écrit, les paroles que l’on entendait chez ceux que nous appelons aujourd’hui les psychotiques, principalement. Eh bien cette psychiatrie et ce qu’elle enseignait aux médecins de l’époque, de même que ce que nous apporte Freud, est tout à fait nouveau, et on n’a pas fini aujourd’hui d’en épuiser la nouveauté : la psychiatrie et ce que nous apporte Freud - alors ça c’est très important - ça ne se laisse pas attraper, ça ne se laisse pas articuler dans la classique et traditionnelle opposition duelle entre le sujet et l’objet. Opposition duelle très classique : il y a le sujet, il y a l’objet. Cette dualité, vous pouvez la décliner sous mille formes différentes : sujet/objet, actif/passif par exemple. L’autre jour, à l’occasion du premier cours, j’ai insisté sur le côté je vous ai dit quasi délirant de cette opposition que traduit le terme de « psychopathologie », cette opposition entre ce que nous concevons dans notre tradition comme l’âme et le corps : l’âme d’un côté et le corps de l’autre, avec bien entendu l’idée que l’âme doit commander le corps, vous vous rendez compte à quel point c’est hystérogène de concevoir les choses ainsi ? Que l’âme est d’un côté, le corps de l’autre ? Vous voyez le foisonnement névrotique qui peut être là appelé, sollicité ? Et nous répondons bien sûr à pleins poumons, hein !

Ça mérite quand même que je l’inscrive au tableau ; cette dualité je l’inscris de la façon la plus simple possible, on ne peut pas faire plus simple : le sujet, et puis le sujet en tant qu’il a à faire à un objet.

sujet ➞ objet

 

Dans l’idéal de notre tradition, le sujet est appelé à connaître un objet, enfin l’objet, ou les objets, il est appelé à les connaître et, les connaissant, à exercer sur eux une action qui permet de les maîtriser. C’est un idéal sous l’empire duquel nous sommes toujours élevés. Aujourd’hui encore, bien que cet idéal ait montré de beaucoup de manières possibles sa totale inadéquation avec le réel auquel nous avons à faire, bien qu’il ait montré sa complète vanité, bien que la psychiatrie et la psychanalyse aient apporté tout le matériel possible pour nous montrer combien les choses ne sont pas comme cela, nous continuons à être pris sous la puissance et l'emprise de cet idéal. Je vous assure que nous continuons, tous autant que nous sommes, consciemment ou pas, à être plus ou moins persuadés qu’il est souhaitable, qu’il est bien, qu’il est bon, que les choses en soient ainsi. Enfin avec tout ce qui va avec ça, tout ce que ça charrie comme représentations, comme par exemple : « Je suis maître de mon corps », « Mon corps est à moi » comme on dit – ce n'est pas vrai du tout, mais bon ça nous fait très plaisir de le penser, on y tient dur comme fer ; pourtant c’est faux, c’est archi-faux, mon corps n’est pas du tout à moi, il est complètement pris dans ce qui fait le réseau, le tissu de ce que nous appelons l’Autre. Mais j’y reviendrai.

Pour l’instant je voudrais simplement souligner cette relation qui dans notre tradition est un idéal extrêmement puissant. On ne peut pas réduire la philosophie à cet idéal, mais on peut dire que la philosophie a beaucoup cultivé cet idéal. Pensez à Descartes, cette phrase de Descartes qui en dit beaucoup sur la puissance de cet idéal dans notre culture, dans le Discours sur la méthode, je la cite de mémoire : il s’agirait de nous rendre - là je suis sûr des mots : « comme maîtres et possesseurs de la Nature ». « Maîtres et possesseurs » : ce n'est pas rien ! Si vous allez vous promener du côté de Fukushima ou de Tchernobyl, vous voyez effectivement que là, le projet trouve ses limites, et pas seulement dans les deux endroits que je viens de citer. Partout autour de nous, nous voyons la façon dont il y a quelque chose dans la science et la technique qui ont été développées depuis l’époque de Descartes avec une puissance tout à fait extraordinaire. Mais on voit bien comment aujourd’hui nous sommes devant la difficulté que cette puissance qui a été libérée, que nos connaissances, enfin que nos écritures scientifiques ont créée et ont ouverte, eh bien c’est comme si cette puissance avait pris aujourd’hui une sorte d’allure extrême et autonome qui nous échappe complètement, dont nous ne somme ni maîtres ni possesseurs, en aucune façon.

Mais si nous sommes attentifs à ce qu’enseignent les paroles des fous - alors là c’est vraiment du ressort de la psychopathologie, en tout cas de ce qui fait l’étoffe de la psychopathologie - si nous sommes attentifs à ces propos, à partir du moment où on a commencé à les consigner, et si nous sommes attentifs à ce que disent les propos des sujets, pas seulement les fous, les névrosés aussi, nous aussi, tout un chacun, tout corps parlant, tout parlêtre, si nous sommes attentifs à ça - autrement dit si nous sommes attentifs à ce que nous permettent de lire, d’entendre, l’expérience de la psychiatrie dans ce qu’elle a de plus intéressant, et l’expérience de la psychanalyse - eh bien nous sommes tout à fait à même de constater que bien loin que ce soit le sujet qui commande à l’objet, c’est, au contraire - alors je vais écrire quelque chose d’un petit peu simple, je vais juste inverser la relation :

sujet ➞ objet

objet ➞ sujet

 

Ça ne suffit pas. C’est un premier pas. C’est l’objet qui commande tout ce qu’il en est du sujet. C’est du côté de l’objet que se situe ce qui détermine, ce qui commande, pas du côté du sujet.

 

Mais la difficulté c’est que si je me contente d’inverser la relation, je reste quand même dans une dualité trop simple, une dualité qui me met face à une relation entièrement focalisée sur un terme qui commande, un terme qui détermine, et un terme qui est déterminé. Un terme qui agit et un terme qui pâtit. C’est trop simple.

C’est un peu difficile ce point-là : pourquoi est-ce qu’après tout nous ne pourrions pas nous contenter des dualités ? Pourquoi nous ne pourrions pas nous contenter de ce qui nous plaît tellement ? De ce qui nous est si spontané, c’est-à-dire une pensée organisée en dualités ? Le bon/le mauvais, le blanc/le noir, l’actif/le passif, le haut/le bas, la gauche/la droite... enfin toutes ces séries de termes duels dans lesquels nous aimons tellement à nous déplacer. Pourquoi ça nous est si spontané ? Eh bien parce que, comme vous le savez peut-être - j’aurai l’occasion d’y revenir mais je le dis tout de suite pour que ça éclaire un peu pourquoi je vous dis que c’est un peu trop simple de penser comme ça - c’est que ça vient chez nous évoquer cette dualité première que nous avons expérimentée quand nous avons reconnu notre propre image comme notre image.

Le moment de la reconnaissance de l’enfant dans le miroir est un moment effectivement perçu, reçu comme duel. Ça ne veut pas dire qu’il l'est réellement, duel. Mais il est reçu comme tel. Nous recevons notre image comme quelque chose d’autre qui est reconnaissable par nous, dans une relation qui se présente comme une relation duelle. En fait - c’est-à-dire réellement - cette relation n’est pas duelle : elle suppose autre chose que l’image et puis le corps qui est du côté du réel, le corps de l’enfant, elle suppose quelque chose de plus que ce corps réel et l’image virtuelle dans le miroir. Elle suppose la structure représentative du langage. S’il n’y avait pas cette structure représentative du langage, il n’y aurait pas d’identification possible de l’enfant à l’image qui le représente dans le miroir. Il est nécessaire qu’il y ait déjà, bien avant que se constitue l’image spéculaire, une structure de représentation qui permette que le réel du corps ne soit pas seulement présent dans son réel brut, mais soit pris dans un système, dans une structure, dans un tissu de représentations.

Ce tissu de représentations, c’est le langage dans lequel l’enfant est pris depuis sa naissance, et comme je vous le dis souvent, même dès avant sa naissance, puisqu’on parle de lui bien avant qu’il naisse, parfois même avant qu’il soit conçu, on parle déjà de lui. Donc au moment où se constitue l’image spéculaire, eh bien le corps de l’enfant est déjà, depuis longtemps, pris dans les représentations qui sont celles du langage. C’est pour ça que cette dualité imaginaire - cette dualité tout à fait spécifique de la relation imaginaire et à laquelle nous nous plaisons, dont je vous disais à l’instant qu’elle nous était spontanée, dans nos modes de penser et de percevoir - cette dualité n’est pas réellement fondée puisque pour se constituer, pour se mettre en place, elle suppose un troisième terme qui est donné par la structure et par le système des représentations du langage : des signifiants autrement dit, des éléments du langage, des symboles du langage, autrement dit du symbolique.

 

L’expérience de la psychiatrie et celle que nous livre Freud, autrement dit toutes ces façons dont nous voyons à l’évidence que la maîtrise du sujet par rapport à l’objet est un leurre et un idéal, qui ne rendent absolument pas compte du réel, eh bien toutes ces façons-là de s’apercevoir de ce fait, invitent à s’appuyer sur autre chose que sur cette dualité qui est si caractéristique de la manière dont nous reconnaissons habituellement les objets, les objets qui caractérisent notre expérience réelle, notre expérience en dehors de nous comme on dit, mais aussi bien nos objets de pensée. Il faut plus, donc que cette dualité - qui est encore une fois très affine, très proche du registre de l’imaginaire - pour articuler ce que nous livre la psychiatrie et ce que nous livre la psychanalyse. C’est pourquoi Lacan - qui connaissait très bien la psychiatrie puisqu’il était psychiatre lui-même, qui connaissait la psychose, et qui a découvert quand il était jeune psychiatre ce que la psychanalyse apportait comme matériel et comme élaboration - c’est pour ça que Lacan, très tôt, a mis l’accent sur trois termes et non pas deux. Et c’est fondamental. Si vous avez trois termes qui sont corrélatifs, vous ne pouvez plus vous reposer sur le lien privilégié entre un terme et un autre terme mis dans une corrélation duelle.

 

Alors si vous retournez cette petite dualité, simplette, trop simple, et que vous mettez l’objet en place de commandement, vous restez quand même dans ce côté trop sommaire et mal articulé au réel, qui consiste en une simple dualité, vous restez dans la capture de cette dualité. Et c’est pourquoi Lacan, d’une façon très importante, en est venu, très vite, dans sa pratique et dans son enseignement, à isoler trois termes. Et il a tenu - et pas pour rien, pas pour de minces raisons - à ce que ces trois termes soient d’une valeur équivalente, justement pour tacher de trouver comment parer à cette spontanéité avec laquelle nous sommes portés à chercher à reconnaître nos objets, notre pensée, nous-mêmes, dans une dualité. Encore une fois la psychiatrie, et la psychanalyse telle que Freud l’a découverte, l’a créée, ne se concilient pas du tout avec une dualité du type de celles que j’ai indiquées au tableau. Ce n’est pas possible d’articuler le réel que découvrent, que nous donnent ces connaissances, seulement à partir d’une dualité. Il faut trois termes pour que cesse, justement, cette capture dans la reconnaissance et dans l’image. Si vous avez trois termes, vous ne pouvez pas vous reconnaître, parce que vous allez bigler. Vous ne pouvez pas vous reconnaître dans l’autre terme parce qu’il y en a encore un troisième, ce qui vous oblige à loucher ou à diverger, et vous ne pouvez plus vous appuyer sur la consistance d’une image.

 

Alors maintenant, je fais un pas de plus : pourquoi partir du symbolique ? Pourquoi ne pas partir du réel ou de l’imaginaire ? Ça c’est moi qui l’ai choisi. Parce que, je l’évoquais un peu tout à l’heure, nous sommes à l’évidence pris dans une relation à l’Autre. C’est de l’ordre du fait : nous sommes, depuis toujours, depuis bien avant que nous ne parlions, pris dans ce que j’appelais tout à l’heure un tissu de représentations autres, c’est-à-dire qui nous représentent. Nous sommes d’ailleurs, de manières très diverses mais très repérables, affectés par cette relation à l’Autre, et à ce tissu de représentations qui est le tissu même du langage. C’est très concret, ça. Par exemple, souvent, nous avons un nom avant même de venir au monde ; pas toujours, mais souvent. En tout cas nous sommes représentés dans le langage de nos parents avant même de venir au monde, ça, c’est pratiquement toujours le cas. Ou, si ça ne l’est pas du tout, ce qui arrive quand même quelquefois qu’un enfant ne soit pas représenté dans le langage de ses parents, ça a des conséquences évidemment, sur ce que va être le rapport au langage de cet enfant.

 

Nous sommes donc à l’évidence pris dans l’Autre, dans les représentations de l’Autre, et nous le percevons, nous le sentons, ça nous est sensible, cette manière dont nous sommes pris dans l’Autre, dont nous sommes affectés par cet Autre. Cet Autre que nous écrivons, à la suite de Lacan, avec un grand A. Lacan, justement, d’une façon que je trouve très remarquable - et je vais tout de suite vous en donner la notion, vous la faire toucher du doigt - isole un certain nombre de termes qui désignent cliniquement la manière dont nous sommes affectés par l’Autre. Il le fait dans un texte dont je vais vous extraire ici deux ou trois phrases, un texte tout à fait remarquable sur les psychoses, qui s’intitule, dans les Écrits : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ». Autrement dit c’est un texte sur le traitement de la psychose. C’est un texte dans lequel Lacan prend parti, dans le titre même, sur le fait qu’on peut traiter la psychose ; ça ne veut pas dire qu’on peut nécessairement la guérir, mais on peut la traiter, on peut l’aborder d’une manière articulée.

Eh bien dans ce texte, Lacan évoque plusieurs noms, plusieurs termes pour désigner la façon dont nous sommes affectés par l’Autre, avec un grand A. Et il introduit ça d’une manière très concrète et très simple. Oh je suis sûr que ça ne vous est pas ordinaire de considérer que Lacan puisse être très concret et très simple... pourtant il l’est je vous assure, il suffit d’essayer de l’entendre d’une manière pas trop prévenue et pas trop impatiente de comprendre.La 3ème partie de ce texte, celle qui s’intitule « Avec Freud » , commence avec cette remarque de Lacan, je vous la lis, elle est très notable : « Il est assez frappant, dit-il, qu’une dimension qui se fait sentir comme celle d’autre chose dans tant d’expériences que les hommes vivent, non point du tout sans y penser mais bien plutôt en y pensant, n’ait jamais été pensée, jusqu’à être congrument dite. » Il est frappant, dit-il, qu’une dimension que nous pouvons sentir - vous, moi, tout le monde, tous les êtres parlants - une dimension qui se fait sentir comme une dimension d’autre chose : l’expérience que vous pouvez faire comme moi, comme tout un chacun, l’expérience d’autre chose, d’autre chose que quoi ? Eh bien d’autre chose que l’allure ordinaire de l’existence. Nous avons tous l’expérience de cette autre chose. Et Lacan dit : c’est quand même frappant qu’une dimension comme ça, expérience d’autre chose, n’ait jamais été explicitement articulée. On pourrait ajouter : sauf par Freud. Alors comment l’explicite-t-il, cette dimension d’autre chose ? Eh bien vous allez voir : d’une façon très concrète.

Il le dit dans la phrase suivante où il énumère un certain nombre de termes qui manifestent cette dimension d’autre chose. Et vous allez voir que ces termes vous parlent à vous, comme à moi, comme à tout être parlant : « Le désir », dit-il, le désir. « L’ennui », autre chose. Le désir : c’est vrai que quand nous sommes animés par le désir, quand nous sommes pris, saisis, tourmentés par quelque chose de l’ordre du désir, est-ce que ça n’est pas la dimension d’autre chose que nous percevons ? d’autre chose que notre existence comme ça telle qu’elle est, telle qu’elle est simplement posée comme ça ? Est-ce que quand on éprouve le désir, on n’est pas dans la perception - le ressenti, comme on dit aujourd’hui - d’autre chose ? Je pense que vous êtes d’accord pour dire que si, quand on est dans le désir, quand on éprouve le désir on est bien dans autre chose. Non ? C’est clair. C’est pour ça que le désir ça nous chahute bien souvent. Et même toujours. Le désir donc.

« L’ennui » dit-il, deuxième exemple. L’ennui. Est-ce que vous avez déjà pensé à ça ? Que l’ennui, c’est une expérience spécifiquement humaine ? Je pense que le kangourou, le souriceau, le ver de terre, ne s’ennuient pas. Par contre le parlêtre fait l’expérience de l’ennui. C’est important l’expérience de l’ennui. Un enfant en principe, pas toujours, fait l’expérience de l’ennui. Qu’est-ce que c’est que l’ennui ? C’est justement le fait d’être livré à quelque chose d’autre dont on ne sait pas comment ça peut nous employer, quelque chose d’autre qui nous laisse inemployé. C’est pas tellement facile à supporter ce sentiment de l’ennui, mais la plupart des enfants en font l’expérience, pas tous, mais la plupart, parce que je pense qu’un enfant qui ne connaîtrait pas l’ennui, ça poserait un certain nombre de questions. En principe, nous faisons l’expérience de l’ennui très tôt, et elle est, semble-t-il à l’évidence, corrélée à l’expérience du langage : pour s’ennuyer, il faut parler, autrement dit il faut être dans le langage - parler ou se taire - mais on ne peut pas s’ennuyer sans rapport au langage.

Je continue cette énumération cliniquement extrêmement intéressante que donne Lacan, de la manière dont nous sommes articulés à autre chose comme il dit, c’est-à-dire à la dimension de l’Autre. « Le désir ; l’ennui ; la claustration ». La claustration : c’est quoi la claustration ? Qu’est-ce que c’est la claustration ? Comme vous le savez je pense, la claustration ça désigne le fait qu’un sujet ne va plus, ne va pas sortir d’un certain endroit. Il va éviter de sortir, rester enfermé dans un espace clos, et il va persévérer dans cet enfermement. Qu’est-ce que c’est - là aussi c’est de l’ordre de l’évidence clinique mais ça mérite quand même d’être dit - sinon une certaine manière de s’abriter par rapport à ce qui serait un lien, une relation sociale, c’est-à-dire à l’Autre ? Évidemment ce n’est pas facile, parce que peut-être qu’en étant claustré on est d’autant plus articulé à cet Autre, et donc ce n’est pas évident que ça donne un refuge. Mais en tout cas l’attitude de la claustration elle est, elle aussi, une marque de la façon dont nous sommes affectés par cet Autre, notamment par le symbolique autrement dit par le langage. La claustration, vous ne la rencontrerez que chez l’animal humain.

« Le désir ; l’ennui ; la claustration... », voyons ce qui suit dans cette série extrêmement intéressante que nous donne Lacan, comme témoignage en quelque sorte de notre articulation à l’Autre. Le terme suivant, c’est : « la révolte ». La révolte : c’est quoi la révolte ? C’est quelque chose en tout cas dont nous faisons l’expérience, dont un enfant apprend à faire l’expérience, non ? Et s’il n’apprend pas à la faire, là aussi ça pose question. La révolte, c’est quoi ? C’est quand en tant que sujet, disons, nous éprouvons une sorte d’insurrection, par rapport à quelque chose qui nous vient de l’Autre : nous éprouvons notre relation à cet Autre sur le mode de la révolte. Vous remarquerez que tous ces termes : désir, ennui, claustration, révolte, vous ne pouvez pas leur donner un sens fermé sur lui-même, c’est particulièrement difficile, et tant mieux, parce qu’en réalité c’est impossible. Mais ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de sens : ils ont du sens, d’une façon que chacun d’entre nous peut tout à fait éprouver. Mais on ne peut pas les enfermer comme ça dans un sens dominé, maîtrisé, compris.

Désir, ennui, claustration, révolte... le suivant est intéressant aussi : « la prière ». La prière : qu’est-ce que c’est que la prière ? Ce n’est pas forcément facile de répondre, pourtant c’est une dimension que nous connaissons tous. Tous, nous connaissons ce type de rapport à l’Autre qui est de l’ordre de la prière. La prière, c’est - je ne suis pas plus averti que vous sur la question, je veux dire, il ne s’agit pas encore une fois de l’enfermer dans une définition - mais la prière c’est quand même quelque chose qui se précipite vers l’Autre, de l’ordre d’une demande à quoi nous sommes réduits. Je ne dis pas, et Lacan non plus bien sûr, que tout ceci est bien ou mal, ce n’est pas le problème. Mais nous connaissons cette expérience, nous la connaissons tous, par laquelle nous nous trouvons, par rapport à l’Autre, dans cette position de précipiter quelque chose de l’ordre d’une demande à laquelle nous somme réduits. Nous sommes réduits, parce que nous n’arrivons plus à parler autrement. La prière d’ailleurs, ça se présente sous des formes très différentes.

Ne vous inquiétez pas, la série n’est pas immense, il y a encore deux termes. « La veille ». La veille, dit Lacan. Qu’est-ce que la veille ? Eh bien c’est le fait de rester éveillé au lieu de dormir. C’est ça, la veille. Quand on veille, on est attentif à quelque chose, généralement à une question, à un désir pourquoi pas ? En tout cas à quelque chose qui nous maintient éveillé, qui nous maintient un peu en alerte. Cette veille est souvent vécue comme une défaveur : « Cette nuit je n’ai pas réussi à trouver le sommeil, je n’ai pas dormi », on dit : « J’ai veillé ». Nous prenons souvent ça par le côté défavorable. Certes c’est dommage, mais en même temps, peut-être pas : après tout, rester à l’état de veille c’est parfois le signe qu’on est vivant, qu’on est attentif à quelque chose. Ce n’est pas forcément défavorable. En tout cas la veille, quelles qu’en soient les modalités et quelle que soit la manière dont on la reçoit, témoigne de notre rapport à l’Autre.

Le dernier exemple, le dernier terme que donne Lacan ici, c’est « la panique ». La panique, comme vous le savez, c’est quand on est entièrement pris par quelque chose de l’ordre de la terreur, à quoi s’ajoute une dimension collective, très communicative.

 

Alors que dit-il de ces différents termes ? Je vous le lis parce que c’est dit de façon très bien venue : « Le désir, l’ennui, la claustration, la révolte, la prière, la veille, la panique enfin, sont là pour nous témoigner de la dimension de cet Ailleurs... », dit-il avec un grand A ; ailleurs, c’est une autre façon de désigner le lieu de l’Autre, ou les effets sur nous du lieu de l’Autre, « ...et pour y appeler notre attention, je ne dis pas en tant que simples états d’âme » : ce sont des expressions privilégiées de notre relation à l’Autre, donc ce ne sont pas de simples états d’âme ; « ...mais, dit-il, beaucoup plus considérablement, en tant que principes permanents des organisations collectives, hors desquelles il ne semble pas que la vie humaine puisse longtemps se maintenir. » Qu’est-ce que viennent faire les organisations collectives là-dedans, vous me direz ? Hein ? Mais c’est très simple en fait. Des organisations collectives qui caractérisent la vie humaine : qu’est-ce d’autre sinon d’abord le langage, autrement dit le tissu du symbolique ? Vous voyez, c’est toujours le langage qui est au principe du lien social, l’échange du langage.

Eh bien vous voyez dans ce court passage - si j’ai choisi de vous en parler ce soir, c’est aussi pour vous montrer que quand vous lisez des auteurs comme Lacan, et que vous avez l’impression de ne rien comprendre, ça n’a pas beaucoup d’importance - vous trouvez (si vous avez l’oreille un peu attentive) beaucoup de passages comme celui que je viens de vous lire, qui est en réalité, comme vous pouvez le constater, un passage extrêmement simple, concret, et clinique. C’est-à-dire : notre rapport à l’Autre, nous l’éprouvons, sous la forme par exemple du désir, de l’ennui... toute cette série. Et, dit Lacan, « Il est quand même frappant », je reprends ses termes, « qu’une dimension qui se fait sentir comme celle d’autre chose dans tant d’expériences que les hommes vivent [...] n’ait jamais été pensée, jusqu’à être congrument dite ». Vous voyez que cela, avant Freud, n’a jamais été explicitement articulé, jamais.

Alors j’ajoute une chose, quand même : vous pourriez tout à fait me dire que, à la série que j’ai évoquée, il manque des termes. Oui ! On pourrait sûrement en trouver d’autres. On pourrait certainement en ajouter au moins un, auquel Lacan a consacré tout un séminaire : l’angoisse. L’angoisse peut tout à fait venir dans la série, là, car ce n’est pas très loin de l’ennui par exemple. Ça peut ne pas être très loin de la claustration non plus. La panique. Le désir. Proches de l’angoisse. Donc on pourrait tout à fait ajouter l’angoisse.

 

Très peu après ce passage, Lacan donne la forme simplifiée d’un petit schéma que je vais vous inscrire au tableau aujourd’hui - vous le connaissez peut-être, si c’est le cas ce ne sera pas inutile de le rappeler - un schéma qui lie ensemble plusieurs termes, où nous trouvons la corrélation du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Ce petit schéma très simple est le suivant - on peut l’écrire de plusieurs façons différentes : on peut partir du sujet, mais on pourrait tout aussi bien partir de l’Autre.

  

Schéma réel - symbolique - imaginaire de Lacan

 

 Voilà, c’est une ligne brisée qui joint quatre termes : S, petit a, petit a’, et grand A, grand A justement comme ce grand Autre, ce lieu de l’Autre. S comme le sujet. Petit a et petit a’, comme cette dualité que je vous ai évoquée tout à l’heure, et que Lacan souligne comme étant de sa nature vraiment spécifiquement de l’ordre de l’imaginaire. Vous avez donc là, déjà bien repérables, inscrits, trois registres et non pas deux. S’il n’y avait que a et a’, nous n’en aurions que deux : nous serions dans le registre de la dualité imaginaire. Mais ce n’est pas le cas.

Nous avons également l’incidence, dans ces quatre termes, du symbolique et du réel. Le symbolique vous le placeriez où ? On peut le placer tout à fait du côté du grand A bien sûr, puisque le grand A c’est ce lieu de l’Autre qui est tout à fait lié au réseau des signifiants, du langage. Et le réel alors, on va le placer de quel côté ? Du côté du sujet. C’est-à-dire du côté de l’existence, pure et simple. Comme le dit Lacan - alors ça peut paraître choquant, mais pourtant c’est très juste - le sujet, vous et moi, mais le sujet en tant que tel, tout seul dans son existence brute en quelque sorte, Lacan le caractérise comme : « le sujet dans son ineffable et stupide existence ». Ce n’est pas spécialement mal intentionné. Le sujet S, dit Lacan, dans son ineffable et stupide existence : ça veut dire que si on le prend dans son existence, pure et simple, brute, eh bien cette existence est ineffable. Autrement dit on ne peut rien en dire, rien en exprimer ; le sentiment de l’existence pris en lui-même, il n’y a strictement rien à en dire, et cette existence prise en elle-même simplement, elle est stupide, c’est-à-dire qu’elle est complètement - comme il nous arrive d’être parfois d’ailleurs - ébahie dans le caractère ineffable de sa présence. Parfois, nous pouvons avoir très directement le sentiment de ça : d’être là, comme on dit en français, « tout bête », pour ne pas dire autre chose. « J’étais là... » Bah oui, et alors ? Ineffable et stupide. Et, si vous y réfléchissez un instant, vous allez effectivement constater qu’une question sur notre existence ou concernant notre existence, autrement dit là où les choses deviennent intéressantes, c’est une question qui nous viendra d’où ? Elle nous viendra de l’Autre. Autrement dit : pour que notre existence fasse question et ne soit pas réduite à cet aspect ineffable et stupide que j’évoquais juste auparavant, pour qu’elle ne soit pas la simple existence brute dont il n’y a rien à dire, eh bien il faut qu’une question vienne l’interroger ; et cette question ne peut venir que du langage, c’est-à-dire du lieu de l’Autre. Et c’est bien effectivement à partir du langage que nous pouvons commencer - et qu’un enfant ne manque pas de commencer, à questionner son existence. Par exemple, quand il interroge le désir de l’Autre : « Qu’est-ce qu’il veut de moi ? Qu’est-ce qu’elle veut de moi ? Qu’est-ce qu’on veut de moi ? » Voyez : question du désir de l’Autre. Question posée à l’existence, au sujet comme existant.

 

Alors, je voudrais terminer sur une remarque, avant de laisser place à une ou deux questions si vous en avez. L’Autre - je pense que ne suis pas le seul à vous le dire - c’est le lieu du langage, le lieu des signifiants, le lieu du symbolique. C’est aussi - je vous le propose comme ça parce que ça nous permettra de travailler les fois prochaines - ce qui nous fait parler, et je vous propose de le dire comme ça : c’est aussi l’autre sexe. Pourquoi ? Parce que le langage, le symbolique, n’existe pas comme pure idéalité : il existe par le fait que nous parlons, et nous parlons de quoi, à partir de quoi ? A partir de l’Autre. Et de l’Autre. C’est de ça que nous parlons. Mais de l’Autre... c’est-à-dire ? Je vous propose de le dire aujourd’hui : de l’autre sexe. De l’autre sexe justement comme question qui nous vient, et question que nous posons aussi ; et question qui ne peut se résoudre justement dans aucune dualité objective. Pour reprendre l’exemple que je vous donnais tout à l’heure - la connaissance et l’action - alors là, pour ce qui concerne le rapport à l’autre sexe, vous pouvez toujours repasser [rires dans la salle]. Je veux dire : la connaissance sera toujours en défaut quelque part, et l’action sera toujours aussi en défaut. Donc ce rapport à l’Autre, je pense qu’en le prenant de la façon psychopathologique la plus simple, nous pouvons non pas le définir mais le caractériser comme l’autre sexe.

Voilà, est-ce que vous avez des questions ? Je vais m’arrêter là-dessus pour aujourd’hui. Oui ?

 

QUESTION – Alors, j’ai une question concernant l’histoire de la philosophie. D’un côté on peut la concevoir je pense effectivement comme l’histoire de la pensée qui met en scène la relation duelle entre le sujet et l’objet, et ma question porte sur : est-ce qu’il n’y a pas des tentatives incessantes pour introduire un élément tiers qui problématise la transparence de cette relation duelle, et la maîtrise du sujet ? Je pense notamment aux éléments peut-être si hétérogènes et si différents que le Dieu de la théologie négative par exemple, ou le mythe de la caverne chez Platon, où il y a ce dispositif qui montre que la relation duelle est problématisée déjà, ou l’Esprit chez Hegel par exemple... Est-ce que vous considérez l’histoire de la philosophie aussi sous cet angle-là comme une tentative pour introduire un élément tiers, pour problématiser cette maîtrise ?

ST – Votre remarque est très pertinente, très juste. Oui, on trouve chez les meilleurs des philosophes, ce qu’on appelle les grands philosophes ordinairement, on trouve parfois cette tentative d’introduire cette dimension tierce, mais tout de même, il y a dans la philosophie cet idéal de la réduire, cette dimension tierce, à ce qui pourrait être un sens exhaustif. Il y a cet idéal. Mais il n’est pas partagé également par tous ceux que la tradition a désignés comme philosophes, et il y en a qui l’ont très sérieusement interrogé depuis leurs propres réflexions. Je pense à Descartes par exemple, qui n’a pas hésité à évoquer dans ses Méditations l’Autre dont nous parlons, il l’évoque, il l’évoque à sa manière. Pour Hegel, je serais plus... je ne dirais pas... Enfin il faudrait voir au cas par cas mais Pascal par exemple a éminemment interrogé ce troisième terme. Donc votre remarque est justifiée.

 

QUESTION – Dans le cours que vous nous présentez, vous utilisez les termes de symbolique, réel, imaginaire, pris en tant que termes. Lacan, à la fin de son enseignement, notamment avec l’introduction des nœuds borroméens, n’a plus utilisé que des petites lettres : r, s, i. Selon vous - on garde toujours la notion de ternarité - mais selon vous quelles conséquences cela peut avoir sur la psychopathologie de passer de termes à des petites lettres, comme l’a fait Lacan au cours de son enseignement ?

ST – Ça va dans le sens justement d’essayer d’en articuler les relations, terme à terme sur trois termes, sans faire trop peser justement de sens sur leur nomination à chacun. Mais cependant cette nomination ne peut pas être évitée. Votre question est très bien venue, j’allais dire je ne vais pas jusqu’aux nœuds borroméens - mais en même temps tout de suite on est dans cette question qu’il a posée à la fin avec l’articulation du nœud borroméen. C’est vrai.

 

QUESTION – La dimension de « l’autre chose » dont Lacan s’étonne qu’elle n’ait jamais été articulée, ne l’a-t-elle pas été tout de même d’une certaine manière par la religion, en particulier la religion chrétienne ?

ST – Dans la mystique, je dirais, plus que dans la religion. Chez les mystiques, oui. Les mystiques ont rendu compte d’une manière très parlante de cet Ailleurs ou de cet autre chose. Les femmes aussi, je n’ai pas le temps de m’y arrêter aujourd’hui, j’en parlerai une autre fois. Lacan a parlé du rapport que pouvait avoir une femme notamment à une jouissance autre.

 

QUESTION – Par rapport à l’énumération des différents termes qui illustrent cette autre chose, j’ai eu le sentiment qu’on passait d’une notion d’alternative à une notion d’altérité. Je veux dire : dans les premiers termes il était question avec le désir d’être animé par autre chose que ce que l’on désirait jusque là. Quant à la révolte, c’est le lien face à l’autre comme altérité qui est mis en avant. Est-ce qu’il y a une différence, est-ce qu’il y a eu effectivement ce glissement ou est-ce que c’est une vue de l’esprit ? Est-ce qu’on n’est pas passé de l’alternative à l’altérité dans ce quelque chose d’autre que ces termes décrivent ?

ST – Il me semble que ces termes décrivent toujours un rapport à l’altérité, plus qu’à l’alternative. C’est l’altérité quand même, comme telle, vous voyez. Bon il faudrait peut-être plus de temps pour développer votre question.

QUESTION – Oui, parce que le désir, c’était bien le désir d’autre chose ? Donc l’alternative ? Ou est-ce que je n’ai pas saisi...

ST – C’est le désir d’autre chose. Le désir est toujours un désir autre. Autre par rapport au sentiment que nous pouvons avoir d’une identité. Le désir nous oblige à... comment dire... Il nous « autrifie » en quelque sorte. Il nous altère, voilà. Nécessairement, et tant mieux.

 

QUESTION – Le a et le a’, c’est quoi ?

ST – Le a et le a’, c’est ce que Lacan désigne comme la relation imaginaire, c’est-à-dire c’est la manière dont nous reconnaissons toujours nos objets, nos pensées, nous-même, à travers la dualité de cette relation première au miroir. Pourquoi il y en a deux ? Eh bien, comme il y a deux dans la relation du sujet au miroir. Lacan a pu montrer et poser comment notre relation à tout objet que nous reconnaissons (objet sensible, objet de pensée) était une variation de notre relation à notre image spéculaire. Je continuerai de vous parler de ce petit schéma la prochaine fois. Je n’ai fait que l’aborder. Une dernière question ?