R.Neuburger : La demande en psychanalyse et en thérapie familiale.

Conférencier: 
Ce texte est une pièce communiquée par le Dr. Neuberger[1] concernant son enseignement
 (MT 4 ES 16) : psychopathologie cognitive, psychopathologie systémique, psychopathologie institutionnelle.

          La demande d’un sujet est ce qui soutient de bout en bout une analyse. La psychanalyse travaille avec la demande, demande individuelle s’il en est. Peut-on utiliser ce concept en thérapie familiale à propos d’un groupe d’individus dont les intérêts ne coïncident que partiellement ?

 

          Et si l’on pense qu’il n’y a demande qu’individuelle, comment tenir compte du besoin de changement exprimé par un sujet qui se définit comme porte-parole (comme membre) d’un groupe, en l’occurrence familial ?

 

          La possibilité d’exprimer une demande par un sujet est bien la conséquence du travail d’individuation, soit spontanément réalisé dans le groupe familial, soit favorisé par une thérapie familiale.

          S’il y a spécificité de l’abord systémique, il m’a semblé que le terme de demande devait être revu dans ce contexte.

 

TOUTE DEMANDE EST INTRANSITIVE

 

          La demande ne rend pas seulement compte du besoin qu’elle exprime, même à paraître comblée. Elle est également demande « pour demander », demande d’amour, demande intransitive.

 

          Et ce serait seulement dans cet écart entre demande et besoin que pourrait, dans certaines conditions, apparaître quelque chose du désir du sujet, comme primus movens, ne serait-ce qu’un désir insatisfait.

 

          Le désir est en quelque sorte lié à la possibilité d’émergence d’une demande intransitive, comme l’est une demande de changement, en tant qu’elle n’est pas demande de quelque chose.

 

          C’est pourquoi il nous semble que le travail psychiatrique, à quelque niveau que ce soit, n’est pas de combler des besoins, mais de susciter, autoriser, faciliter l’émergence d’une demande. C’est un travail de désaliénation, qu’il soit institutionnel, familial ou individuel.

 

 

LE BUT DE LA THERAPIE FAMILIALE EST AUSSI DE PERMETTRE L’EMERGENCE DE LA DEMANDE

 

           Freud, le premier, a dévoilé un des refuges de la demande dans le symptôme névrotique. L’analyste lui aussi doit pouvoir juger de l’importance de l’aliénation du symptôme au discours familial actuel. En effet, dans certains cas, la famille n’autorise pas l’expression d’une demande chez un quelconque de ses membres, quel que soit le symptôme ou sa gravité.

 

          Il nous semble que la place du thérapeute familial est, dans ce cas, de permettre par une désaliénation du groupe familial, l’expression d’une demande chez un quelconque de ses membres, et pas seulement chez celui qui au départ était porteur du symptôme. C’est ce qu’on appelle le travail d’individuation, en thérapie familiale. Là se termine peut-être sa tâche.

 

 L’UTILISATION DE LA NOTION DE DEMANDE NOUS PERMET DE DÉPASSER LE RECOURS HABITUEL AU SYMPTÔME POUR POSER L’INDICATION

 

          Alain, un grand adolescent de seize ans, depuis quelques mois abandonne progressivement ses activités : judo, piano, et ses résultats scolaires sont de plus en plus mauvais. Alain est un garçon intelligent qui jusque-là n’a eu aucune difficultés. On peut donc qualifier de symptôme ce qu’il présente.

 

          Lui-même ne fait que constater ses difficultés, n’en donne guère d’explication, sinon qu’il part en guerre contre ses parents qui voudraient tant qu’il réussisse. Il sont vieux jeu, ne comprenne pas qu’on puisse aimer ne rien faire. Ils sont rigides, ne sont d’accord ensemble que pour lui faire des reproches, etc.

 

          A la question que je lui pose de ce qu’il fait de son temps libéré (il ne va plus au judo ni au piano), j’apprends qu’il en profite pour rencontrer sa mère. Celle qu’il appelait jusque-là sa mère était en fait la deuxième femme de son père.

 

          Il m’oriente alors vers des problèmes familiaux complexes, mais où il semble tout a fait à l’aise : la deuxième femme de son père est également sa cousine. Néanmoins, il n’y a pas consanguinité, car c’est la fille conçue hors mariage de la femme du frère de son père…

 

          Il lui semble que ses parents seraient mécontents d’apprendre qu’il voit sa mère. C’est pourquoi il le cache. Je m’étonne, et lui fais remarquer qu’il leur donne pourtant actuellement d’autres motifs de mécontentement.

 

          Il en vient alors à me parler de ses difficultés de contact avec les filles, des questions qu’il se pose sur sa sexualité, de son isolement, etc.

 

          J’ai choisi ce cas non pas pour son originalité, mais en tant qu’il me semble illustrer que le symptôme est là au carrefour de deux logiques :

 

-          l’une où il s’agit du « symptôme du malade »,

-          l’autre où il s’agit du « malade-symptôme ».

 

          L’une, logique symbolique, ternaire, oedipienne, du désir. L’autre logique de l’imaginaire, binaire, systémique, où le symptôme échappe au sujet et tombe dans l’appartenance au système familial.

 

          Les deux logiques nécessitent l’utilisation de concepts différents, impliquent des modes d’approche différents. La question peut alors être posée du choix ou des indications respectives de la psychanalyse et de la thérapie familiale. Il me semble que ces deux logiques sont toujours en cause dès qu’il y a symptôme. Ce qui reste à saisir est la ligne de partage, en sachant que le même thérapeute ne saurait jouer en même temps sur les deux tableaux. Il doit donc repérer ce qui domine de l’aliénation au discours familial ou de l’aliénation du sujet de l’inconscient, c'est-à-dire si le contexte familial autorise une demande ou pas.

 

          Cette façon de poser le problème de l’indication ma paraît permettre de dépasser le recours habituel à des critères nosologiques.

 

 

LE SUJET NE PEUT FORMULER UNE DEMANDE : LES ÉLÉMENTS DE LA DEMANDE SONT ALORS DISPERSÉS DANS LE GROUPE FAMILIAL

 

          Il est évident que nous ne sommes pas toujours dans les conditions de définir un contrat analytique telles que les a décrites Freud.

 

                   « Quelqu’un, par ailleurs maître de soi, souffre d’un conflit interne

                         auquel il ne peut mettre fin tout seul, si bien qu’il finit par venir

                         chez le psychanalyste à qui il se plaint et demande de l’aide. »

 

          Freud décrit ici les conditions qui constituent la demande au sens analytique. Ces éléments, il m’a semblé pouvoir les décomposer ainsi :  

 

-          Premier temps : le symptôme, témoin de conflit

-          Deuxième temps : la souffrance qui en découle

-          Troisième temps : ce que j’ai nommé l’allégation (terme qui signifie mettre en avant, se prévaloir, s’appuyer sur, invoquer).

 

          L’allégation peut être demande d’aide, mais isolée, elle n’est jamais la demande de changement qu’elle peut paraître signifier. Pour qu’il y ait demande, il faut et il suffit qu’un sujet soit porteur d’un symptôme dont il souffre et qu’il allègue pour demander de l’aide à un praticien.

 

          Dans d’autres cas, nombreux, qui ne constituent pas des indications d’analyse, il n’y a pas de demande à proprement parler. Et pourtant, les éléments constitutifs de la demande sont présents, mais ils ne sont pas présentés par le même sujet. Ils sont répartis dans une même famille, comme nous le verrons dans les cas suivants.

 

 

UN SUJET PRÉSENTE UN SYMPTÔME DONT IL SOUFFRE, MAIS QU’IL N’ALLÈGUE PAS POUR DEMANDER DE L’AIDE (clivage entre souffrance et allégation)

 

          Il s’agit d’une jeune fille de dix-huit ans, qui souffre de quintes de toux récidivantes, d’accès d’aphonie, d’étourdissements qui n’ont pas fait la preuve de leur organicité. Elle présente par ailleurs des tendances dépressives marquées depuis peu de temps. Ce sont celles-ci qui motivent la consultation, demandée par le père.

 

          La famille comprend, outre la fille :

 

-          le père, « homme intelligent, d’une grande autorité et d’un talent peu commun », mais de santé fragile en raison d’une tuberculose pulmonaire ;

-          la mère, qui semble être peu instruite, voire inintelligente ;

-          le frère, l’aîné d’un an et demi. Il évite les querelles familiales, nombreuses, mais s’il prend parti, il est toujours du côté de la mère.

 

          Quant à la malade, elle semble de tout temps avoir été attachée à son père et à sa famille paternelle, en particulier à une tante, femme malheureuse et névrosée qui lui aurait servi de modèle.

 

          Si nous reprenons les éléments de la demande, nous trouvons ici :

 

-          une jeune fille qui présente des symptômes,

-          une jeune fille qui en souffre,

-          une jeune fille qui ne s’en rapporte pas à une aide extérieure.

 

          Au contraire, « toute proposition d’aller consulter un médecin provoque sa résistance, et ce n’est que sur l’ordre formel de son père » qu’elle consulte.

 

          L’allégation vient ici du père, qui présente ainsi le problème : sa femme et lui sont liés d’amitié avec un autre couple, amitié assez intime car c’est la femme du couple qui l’a soigné avec dévouement alors qu’il était très mal et s’est par là acquis sa reconnaissance. Cette dame et son mari se sont toujours montrés très amicaux avec la malade, avec une réciprocité certaine.

 

          Mais un jour éclate une crise : la malade se plaint d’avoir été l’objet d’une tentative de séduction de la part du mari. Elle exige alors de son père qu’il rompe toute relation avec ce couple.

 

          Je pense qu’à ce point, vous avez reconnu qu’il s’agit du cas Dora, que Freud rapporte en 1905.

 

          Le père s’exprime ainsi :

 

                « Je ne doute pas, dit le père, que cet incident ne soit la cause du changement d’humeur de Dora, de son irritabilité et de ses idées de suicide. Elle exige que je rompe mes relations avec M. K…, et surtout avec Mme K… pour laquelle elle avait, dans le temps, une sorte d’adoration. Mais je ne puis faire cela, car premièrement je considère moi-même que le récit de Dora, au sujet des propositions malhonnêtes de M. K…, est une fiction qui s’est imposée à elle ; et je n’aimerais pas lui faire de la peine. La pauvre femme est très malheureuse avec son mari, dont je n’ai d’ailleurs pas très bonne opinion. Fort nerveuse elle-même, elle possède en moi son seul appui. Vu mon état de santé, inutile de vous assurer que rien d’illicite ne se cache dans nos rapports. Nous sommes deux pauvres êtres qui, autant que possible, se consolent par une mutuelle sympathie amicale. Vous savez que ma femme n’est rien pour moi. Dora cependant, qui a hérité de mon entêtement, ne peut être détournée de sa haine contre les X… Sa dernière crise a eu lieu après un entretien au cours duquel elle a de nouveau exigé de moi la même chose. Tâchez, vous, maintenant, de la remettre dans la bonne voie. »

 

          Le récit paternel est confirmé par Dora. Freud en fait le commentaire suivant : « Face à cette cohérence, on pourrait dire « tout cela est juste et réel, mais que peut-on y changer ? » Mais il perçoit que Dora n’est pas étrangère au désordre qu’elle dénonce. Elle a maintes fois protégé par son silence, voire même favorisé les relations entre son père et Mme K. De même, son attitude face à M.K. est bien loin d’avoir été neutre.

 

          Comment s’y prend-il pour faire passer Dora de la position de malade-symptôme-victime, telle qu’elle se présente, à celle du sujet de son symptôme qui peut demander de l’aide ? Il perçoit que de simples explications n’y suffiront pas. Il lui dit alors ceci :

 

                « Je lui dis qu’elle avait, sans doute, un but qu’elle espérait atteindre par sa maladie et que ce but ne pouvait être autre que celui de détourner son père de Mme K… Comme les prières et les arguments ne suffisaient pas, peut-être espérait-elle atteindre son but en faisant peur à son père (voir la lettre d’adieu) - et si tout cela ne devait pas réussir, du moins se vengeait-elle de lui.

Je lui dis qu’elle savait combien il lui était attaché et que, chaque fois qu’il était interrogé sur la santé de sa fille, les larmes lui venaient aux yeux. J’étais, lui dis-je, tout à fait convaincu qu’elle guérirait instantanément si son père lui annonçait qu’il sacrifiait Mme K… à sa santé. J’espérais d’ailleurs, ajoutai-je, qu’il ne céderait pas, car elle apprendrait alors quel moyen de pression elle avait entre les mains et ne manquerait pas de se servir de sa possibilité d’être malade dans toutes les occasions. Je dis encore que si son père ne cédait pas, je m’attendais bien à ce qu’elle ne renonçât pas si aisément à sa maladie. »

 

          Cette proposition de structure paradoxale me paraît bien être l’ancêtre de la prescription de non-changement, telle que Selvini l’a décrite. Cette prescription a pour effet de débusquer ce qui, chez Dora, fonctionne dans l’appartenance au système familial, ce que Freud nomme les bénéfices secondaires de la maladie.

 

          Lacan, à la suite de Freud, dans des cas analogues, propose qu’on introduise le patient à un premier repérage dans le réel avant de commencer la cure. Ce premier temps ne consiste pas à adapter le sujet à la réalité ; mais au contraire à lui montrer qu’il n’y est que trop adapté, puisqu’il concourt à sa fabrication. « Mais, écrit Lacan, ici s’arrête le chemin à parcourir avec l’autre, car déjà le transfert a fait son œuvre, montrant qu’il s’agit de bien autre chose que des rapports du Moi au monde ».

 

          Dans les cas où le patient n’est pas le sujet de sa demande, tout en étant pourtant le sujet de ses symptômes et de sa souffrance, cette première étape est indispensable. Il ne peut y avoir analyse sans un sentiment, même discret, d’y être pour quelque chose dans son histoire, et ce n’est pas en forçant le transfert qu’on obtiendra ce résultat. Au mieux, cela entraîne un conflit de loyauté entre la fidélité au groupe familial et la dépendance au désir de l’analyste trop tôt dévoilé.


[1]           In "L'autre demande, psychanalyse et thérapie familaile", Poche Payot.