Pierre-Yves Gaudard : Que nous apprend la clinique de la phobie sur les sociétés traditionnelles ? - 5

Conférencier: 

EPhEP, 11/01/2016 

 

     Je voudrais, au cours de cette séance conclusive, tenter de rattacher tous les éléments que je vous ai indiqués au cours de ces différentes séances. Notamment, je voudrais vous montrer en quoi et pourquoi j'ai insisté sur la clinique de la phobie. Avec cette difficulté que, s’il faut savoir utiliser la clinique occidentale, en tant qu'elle nous permet de repérer un certain nombre de mécanismes, il ne faudrait pas l'utiliser comme une espèce d'étiquetage qui viendrait « psychopathologiser » les peuples, les ethnies sur lesquels je me suis un peu attardé. En d'autres termes, il est impossible, voire d’un ethnocentrisme achevé, de soutenir, par exemple, que les Indiens du Piémont amazonien, les Jivaros, dont je vous ai parlé, seraient des phobiques. Ce n'est pas de ça dont il est question, puisque venir qualifier un groupe comme ça en utilisant une catégorie psychopathologique, ça n'a pas beaucoup de sens.

     En revanche, pourquoi j'ai insisté sur la clinique de la phobie ? C'est parce que ça permet de prendre la mesure de mécanismes qui sont liés à l'importance de l'imaginaire. C'est-à-dire, la phobie étant une pathologie de l'imaginaire et de l'espace, il me semble que j'ai suffisamment insisté pour qu'aujourd'hui, non pas que cela n'ait plus de secrets pour vous, mais pour que vous compreniez de quoi il retourne. Cela va m'amener à essayer de tisser un certain nombre de liens, je ne garantis pas que j’y réussisse, qui, je l'espère, vont vous permettre de comprendre d'une manière plus rassemblée, ce qui a été mon propos.

     Et pour ce faire, je voudrais commencer par une anecdote, on pourrait appeler ça une parabole lévi-straussienne, que Claude Lévi-Strauss décrit dans plusieurs de ses ouvrages, d’abord dans Race et Histoire puis dans Tristes Tropiques, si ma mémoire est bonne. Eh bien, il semble que dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher chez les indigènes s'ils avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger les prisonniers blancs afin de vérifier par une surveillance prolongée, si leurs cadavres étaient sujets ou non à la putréfaction. Donc ils les immergeaient dans l'eau et ils regardaient si leurs corps pourrissaient. Pourquoi faisaient-ils cela ? C'était une manière expérimentale de savoir s'ils étaient des hommes comme eux, avec un corps  susceptible de pourrir dans l'eau ou s’ils étaient des dieux, comme certains d'entre eux avaient pu le penser. Pourquoi est-ce que cette parabole lévi-straussienne a son importance ? C'est qu'il me semble qu'elle fait porter le critère qui permet de distinguer la modalité d'appréhender l'autre ; dans les deux cas, on retrouve quelque chose qui caractérise, d'une manière générale, l'espèce humaine, à savoir justement, sa propension à douter de sa généralité. L'autre est toujours susceptible de ne pas être humain, les Espagnols ne savaient pas si les Indiens étaient des humains et les Indiens ne savaient pas si les Espagnols étaient des humains. Après tout, cette capacité à douter de la généralité de l'humanité semble caractériser l'humanité, c'est même peut-être, et ça vaudrait la peine d'y réfléchir, un des prédicats de l'humanité : l'humanité se définirait comme ayant tendance à douter de son caractère général.

     Mais, si je mobilise cette affaire, et je m’appuie là sur un rapprochement que j'ai déjà évoqué, avec les travaux de Jean-Pierre Warnier sur l'importance au Cameroun, encore aujourd'hui, de ce qu'on appelle les autopsies vernaculaires, c’est pour interroger les méthodes qui permettent d'obtenir quelques éléments de vérité concernant autrui. Je dirais, et je ne pense pas que vous allez me contredire, en tout cas en tant qu'analyste, que c'est du côté de la parole et de son ratage  que l'on va pouvoir repérer quelque élément de vérité. Et je rappelle que la meilleure manière d'avoir accès à l'inconscient reste le rêve et les autres formations de l'inconscient que sont les lapsus, les actes manqués… c'est-à-dire que dans ce ratage de la parole vient se dire quelque chose de la vérité d'un sujet. Or, que ce soit à propos des Indiens des Grandes Antilles, ou que ça soit à propos des pratiques d'autopsies vernaculaires au Cameroun, ce n'est pas de ce côté-là qu'on va se tourner. C'est-à-dire qu'on va se défier de ce que peut dire l'autre, d'ailleurs on se défie tout autant de ce que peut dire l'autre chez nous ! Mais on va tenter d'obtenir quelque vérité, justement, en examinant son corps. Les autopsies vernaculaires au Cameroun ont été largement condamnées par le colonisateur, aidé de ce que certains appelleraient ses appareils idéologiques d'état, je pense à l’Église Catholique qui a condamné fermement cette pratique. Aujourd'hui le gouvernement camerounais continue à condamner largement cette pratique qui consiste à ouvrir l'abdomen d'un sujet défunt, d'un cadavre, avec une machette, du pubis jusqu'à la pomme d’Adam et d'en extraire les organes, de les lire selon une sémiologie relativement bien définie qui permet de savoir si la personne a été une victime de la sorcellerie ou si elle a été, elle-même, un sorcier. Sachant que, par ailleurs, il y a un rapport avec le lapsus puisque vous pouvez être sorcier sans même le savoir. Dès lors, un procès en sorcellerie est quelque chose de très compliqué, puisque, plus vous allez vouloir vous défendre vous-même d'être un sorcier, plus ça va attirer l'attention. Il faut que vous trouviez des gens qui sont bien disposés à votre endroit, si je puis dire, de manière à ce qu'ils assurent votre défense. Il y a là quelque chose qui a éminemment à voir avec le lien social, qui a à voir avec le fait que vous pouvez toujours dire ce que vous voulez, même de bonne foi, ça ne prouve pas que vous n'avez pas été un sorcier et ça ne prouve pas non plus que vous n'avez pas été victime de la sorcellerie. Donc, il faut se servir d'autres instruments pour avoir accès à ce genre de vérité.

     Il me semble, aussi bien dans le cas Camerounais que j'évoque, que dans la parabole lévi-straussienne des Grandes Antilles, qu’on a affaire à quelque chose de spécifique concernant le corps, ce corps qui, on le sait, peut-être un corps réel. Malheureusement, vous n'êtes jamais à l'abri de quelque chose qui viendrait se détraquer du côté du réel de ce corps ; vous n'avez absolument pas le choix quant à la qualité des tissus dont vous avez hérité, c'est ainsi, il y a un réel du corps; ce corps peut aussi être symbolique et l'hystérie là-dessus nous en apprend un bout. Ainsi, au titre de ce découpage symbolique du corps, des parties de ce corps, au titre du symptôme, vont participer d'un codage, qui fera que, par exemple, vous aurez des lésions fonctionnelles qui ne seront pas des lésions organiques. Puis, vous avez ce corps imaginaire qui renvoie à la question de sa reconnaissance dans le miroir ; or la dimension imaginaire est aussi associée à la question de l'espace. Pourquoi ai-je autant insisté sur la question de la phobie ? C'est qu'il me semble que la question de la clinique de la phobie, telle que nous la connaissons ici, en Occident, nous permet de repérer un certain nombre de mécanismes psychiques, notamment l'isolation du circuit pulsionnel lié au regard, qui normalement est intriqué avec les autres circuits pulsionnels mais qui dans la phobie ferait l'objet d'une régression. Cette régression ne serait pas de type sublimatoire mais serait une régression qui conduirait la pulsion scopique à emprunter le même chemin que la pulsion orale. Dès lors, il y a quand même quelque intérêt à se demander si cette pulsion orale et si cette régression de la pulsion scopique au circuit de la pulsion orale n'auraient pas quelque chose à voir avec le cannibalisme. En tant que le cannibalisme, je l'ai indiqué la semaine dernière, c'est l'équivalent pour les Amérindiens de l’ontologie.

     L'ontologie amazonienne, où le cannibalisme  joue un rôle important qui serait selon Viveiros de Castro, le pendant du solipsisme cartésien qui caractérise la pensée occidentale. La certitude, dans le doute radical, c'est : “je pense”, donc c'est du côté de la pensée. Alors que le cannibalisme est quelque chose d'équivalent du côté de “ je tire mon existence de la capacité que j'ai, de manger l'autre”.  La modalité de connaissance est aussi à rapprocher du cogito, puisque le cogito, c'est la table rase, la tabula rasa ; c'est par le doute radical que je parviens à constituer quelque chose qui est un savoir. J'ai insisté la semaine dernière, sur la différence qu'il y a entre le savoir et la connaissance. Ce sont des hypothèses de travail, je ne prétends pas venir asséner des choses qui sont scientifiquement étayées ;  je prends le risque de vous livrer des réflexions qui sont en élaboration, je ne prétends pas du tout détenir une quelconque vérité anthropologique,  psychanalytique qui serait étayée et fondée. Je vous livre des hypothèses de travail qui me semblent fournir des pistes intéressantes.

     Éventuellement, on pourrait se dire que du côté de l'ontologie amazonienne, mais il me semble que ce n'est pas la seule, d'une manière générale ce sera celle du shamanisme, dans l'ontologie amazonienne donc, c'est très clair, les modalités de la connaissance (lapsus : « connaiscience ») sont fondées sur l'incorporation. Donc, d'un côté l'incorporation et de l'autre, quelque chose qui est mis en place par un savoir plus orienté du côté du symbolique, alors que l'incorporation suppose nécessairement quelque chose de l'imaginaire. Mais cet imaginaire n'est pas totalement isolé, il fait aussi l'objet d'un nouage avec le réel et le symbolique. Je crois qu'on ne saurait absolument pas prétendre, ou alors au risque de retomber dans ce qu'on a pu connaître des affres de la mentalité primitive avec des gens comme Levy-Bruhl, qui, bien que farouches défenseurs et militants de l'anticolonialisme, ont néanmoins développé l'idée qu'il y aurait des opérations qui renverraient à une mentalité primitive différente de la mentalité scientifique qui serait la nôtre. Je crois qu'il faut éviter absolument ce genre de piège.

Dans les deux cas, il s’agit d'un nouage borroméen entre le réel, le symbolique, et l'imaginaire. On peut emprunter à Charles Melman son idée d'un nœud spécifique à la phobie mais j'aimerais ne pas retenir le qualificatif de phobie. Parce que là encore si on dit que c'est le nœud phobique, on risque de replonger dans la catégorisation psychopathologique. Et c'est pour ça que je vous ai dit : les psychanalystes ont depuis longtemps compris que la culture, c'était avant tout des processus psychiques et langagiers, c'est un ensemble de signifiants. Mais, peut-être ont-ils la fâcheuse tendance à considérer que, quel que soit le lieu, l'endroit, ou l'époque, ça fonctionne de la même manière. Et de l'autre côté, vous avez les anthropologues qui répugnent à considérer que la culture, c'est essentiellement des processus psychiques et des signifiants, mais qu'il faut qu'il y ait son lot de matérialité. Dans l'histoire de la discipline, notamment avec les préhistoriens, vous avez des gens comme Leroi-Gourhan, qui ont tenté de définir quelque chose qu'ils appellent la culture matérielle. Il s’agissait de repérer, d’étudier les gestes techniques qui permettaient de tailler les silex, par exemple et d’arriver ainsi à définir la culture du côté de quelque chose qui aurait une matérialité. Je crois qu'on peut penser qu'il y aurait la possibilité d'une anthropologie psychanalytique qui tiendrait compte de notre connaissance des mécanismes psychiques. Evidemment, elle s'est d'abord constituée en Occident, et avec les catégories psychopathologiques qui sont les nôtres. Il faut retenir au fond, ce que j’appellerais un éventail des possibles qui rendrait compte des mécanismes psychiques qui se présentent d'une manière générale à tous les humains. Ce qui va faire la différence, c'est la question extrêmement difficile à traiter d'un point de vue théorique, de la tradition. La tradition, les anthropologues surtout et ceux qui sont largement influencés par Durkheim, ont tendance à considérer que c'est quelque chose qui vient s'abattre sur vous et qui s'impose à vous. Effectivement. Mais cette tradition, il a bien fallu qu'elle se constitue mais ça remonte à l'âge des temps et on ne peut pas évidemment en rendre compte. On peut peut-être faire l'hypothèse inverse que ce n'est pas tellement la tradition qui vient comme ça... Alors, effectivement, aujourd'hui ça fonctionne comme ça, la tradition vient s'imposer. Mais il y a d'abord eu un processus qui consistait à, face à un certain nombre de questions que tout humain a à se poser individuellement  -la question de l'accès au symbolique- qui consistait donc à pouvoir faire avec le langage, utiliser le langage pour faire avec le manque, être capable de constituer une présence sur fond d'absence, c'est-à-dire pouvoir penser les choses comme étant à la fois absentes et présentes. Mais pour qu'on puisse les considérer absentes, il faut bien qu'elles aient une modalité de présence, sinon on ne concevrait même pas qu'elles soient absentes.

     Eh bien, il y a un certain nombre de mécanismes psychiques que l'on retrouve, chez tout un chacun, je parle de la phobie. Aujourd'hui, sans doute il y en a parmi vous, il y a peut-être des gens qui correspondent à la structure phobique ici, c'est possible... En tout cas, ce que l'on peut dire, c'est qu'avant que cela ne constitue une structure qu'on peut identifier comme telle, nous avons tous été phobiques. Il y a forcément un moment dans notre vie où nous l'avons été, car c'est une modalité de faire avec un accès au symbolique justement qui, à un certain moment, a pu se révéler compliqué ou plus ou moins difficile. L'opération qui consiste à accéder au symbolique et donc à faire avec le manque en passant par le langage, c'est une opération qui vaut pour tout un chacun, c'est chacun sa peau. On peut donc considérer que la tradition, au fond, ça consisterait à ce que certains individus aient pris au sérieux la mise en place du symbolique et que ça passe par la mise en place du clivage entre le dedans et le dehors, c'est tout à fait fondamental ! On peut faire l'hypothèse que certains individus aient pu prendre plus au sérieux que d'autres ce qui se passait au-dedans et aient pu, éventuellement, en faire part aux autres qui se sont dit, après tout pourquoi pas ? La culture consisterait à ce qu'on vienne diffuser un certain nombre de considérations qui ont fonctionné pour un tel, qui les a communiquées aux autres, qui s'en sont emparés. On pourrait considérer que, au fond, la culture ashouare et l'ontologie amazonienne constituent un certain nombre de mécanismes qui débouchent sur des mythes et que ces mythes sont une réponse à un certain nombre de questions métaphysiques.

     Je fais cette hypothèse, mais ça demanderait un travail beaucoup plus conséquent que je continuerai de tenter de faire. Le Un est en place, l'instance phallique est en place, puisqu'ils parlent et l'idée serait qu'il y a absolument besoin de cet au-moins-un en tant qu'il est celui qui nomme, mais qu'à partir du moment où il n'est pas identifié comme tel, se pose la question de ce qu'il en est. Comment se dépatouiller, notamment, avec un espace, avec un imaginaire qui n'est pas structuré et homogénéisé par ce Un ? Il me semble, qu'on peut parfaitement accepter l'idée que le perspectivisme dont je vous ai largement abreuvé et qui, pour certains, a semblé relativement compliqué dans un premier temps, soit une modalité de répondre à comment faire avec un espace qui n'est pas homogénéisé par le Un et par un type de croyance dans le Un.

     De ce point de vue-là, quel est l’intérêt de la clinique de la phobie ? La clinique de la phobie nous renseigne, et c'est toujours comme ça, la psychopathologie nous renseigne sur la manière dont les mécanismes fonctionnent quand tout va bien. Quand vous vous déplacez pour aller à votre séance, je suppose que vous ne mettez pas comme un de mes patients, quatre heures. Il faut qu'il parte quatre heures à l'avance. Il arrive à côté de mon cabinet, il va dans le café qui est à côté, il s'enferme dans les toilettes, il attend cinq minutes, juste avant la séance, et il arrive à sa séance. Aujourd'hui ça va beaucoup mieux, il arrive à prendre les transports et à se déplacer mais dans les premiers temps, c'était quatre heures, quatre heures et demie. En plus, il fallait toujours qu'il passe par des endroits, il y avait un endroit où il était étudiant et qui était pour lui un endroit assez familier. Quel que soit l'endroit dans Paris où il allait, il fallait qu'il passe par l'université.

Étudiante - On a parlé du fétiche ! Il y a le rapport à l'espace mais là, en vous écoutant, est-ce qu'il y aurait aussi un rapport au temps qui serait différent, du coup ?

P-Y. Gaudard - Je ne crois pas que le temps ait son importance. Il prend son temps parce que, pour lui, traverser cet espace est extrêmement périlleux. Ça lui demande du temps. Notamment parce qu'il doit faire les détours par des lieux qui lui sont plus familiers que d'autres. Mais s’il avait le choix... L'idéal pour lui ça serait de rester dans sa chambre.

Étudiant - Vous l'avez peut-être évoqué, moi, je ne m'en souviens pas, mais l'homogénéisation de l'espace dans les tribus se fait comment ? Vous parlez de perspectivisme, mais moi, ça ne m'a pas parlé du tout. Vous pouvez peut-être le repréciser ? Pour l’homogénéisation phallique du Un.

P-Y. Gaudard - Je vais le faire très brièvement parce que si je reprends tout je ne vais pas pouvoir dire ce que j'ai à dire. Le perspectivisme, c'était cette idée qu'au fond, dans l'ontologie amazonienne, ce qui faisait la possibilité d'un principe d'identité, c'est-à-dire, ce qui venait faire coupure et qui venait permettre de se définir, ce n'était pas sur le plan spécifique l’idée que nous serions, nous, l'espèce humaine, les seuls à être dotés d'une âme. Et c'est pour ça, justement, que dans la controverse de Valladolid, chez les Espagnols, et il faut rendre grâce aux Jésuites qui ont lutté pour qu'on reconnaisse l'existence d'une âme aux Indiens alors que les autres ne voulaient pas en entendre parler… Il y avait sans doute de basses raisons purement capitalistiques et d'exploitation à la clef, mais c'était l'idée que s'ils avaient une âme, ils appartenaient à l'espèce humaine. Or, dans l'ontologie amazonienne, ce ne peut pas être ça le critère discriminant, ce n'est pas ça qui peut faire coupure, puisque tous les existants sont dotés d'une âme, même les animaux, voire les plantes. Ce qui vient faire la coupure, c'est la pure apparence, mais en tant que c'est l'habit qui permet de vous définir, qui permet de dire: “ J'appartiens à telle espèce.” Avec la difficulté supplémentaire, c'est que cet habit, il change en fonction du point de vue qui est porté sur vous. C'est ça que j'avais indiqué, qui est assez difficile à comprendre. C'est-à-dire, tous, selon la théorie du perspectivisme, tous les animaux se vivent et se comprennent comme étant des êtres humains dotés d'une intériorité, d'une âme, tous les animaux...

Étudiant - Et ça homogénéise l'espace ça ?

P-Y. Gaudard - Non, justement pas, mais c'est une manière de répondre à un espace qui n'est pas homogénéisé. Puisque ça introduit une pluralité de perspectives. Or, à quoi est confronté le phobique, chez nous ? C'est, justement, la difficulté qui lui est faite de ne pas être parvenu, par le cadre du fantasme à se laisser prendre à l'idée qu'il peut y croire, à cet espace homogénéisé. Donc, dans l'ontologie amazonienne, il y a un autre type de croyance, c'est la croyance, justement, que par le biais de la culture, par le biais des mythes, on parvient à instituer quelque chose de la pluralité. Et instituer par la culture quelque chose de la pluralité, c'est quand même une modalité qui permet d'homogénéiser les choses, même si sans doute, ce n'est pas du même registre que nous.

Est-ce que ça répond à votre question ?

Et c'est pour ça que je trouve ça tout à fait intéressant. C'est de dire, voilà, nous, c'est semble-t-il du côté de l'identification du Un et le monothéisme nous pousse du côté de l'amour du Un. Même si, justement, ça ne fonctionne pas chez tout le monde. Et puis, il y aurait, j'emploie le conditionnel là aussi, ces cultures animistes où le Un est présent mais sa fonction n'est pas identifiée. Et il faut recourir à d'autres procédés pour parvenir à homogénéiser l'espace. Donc ça suppose un autre imaginaire. Oui ?

Étudiante - C'est un autre imaginaire ou c'est un imaginaire qui ne se présente pas au même moment ? Enfin, c'est-à-dire que dans l'autopsie vernaculaire, est-ce que le fait d'ouvrir un corps, et donc, d'être dans le réel et de pouvoir parler à partir de ce qu'on voit, ça introduit quelque chose du fantasme par l'imaginaire ? Ou quelque chose qui pourrait être une symbolisation plutôt.

P-Y. Gaudard - Oui, oui ! Il y a une symbolisation mais il y a une symbolisation qui se soutient de l'imaginaire.

Étudiante - Voilà.

P-Y. Gaudard - Et, c'est pour ça que j'avais insisté sur l'importance de la démultiplication des représentations ainsi que sur la différence entre le fétiche tel qu'on pouvait l'entendre, en tant qu'il représente... que ce sont des représentations de l'instance phallique, sans pour autant que ce soient des fétiches, comme on l'entend dans la perversion, avec justement, quelque chose que l'on retrouve du côté de la clinique de la phobie ; c'est à dire que les inhibitions ne sont plus liées à la question de la combinatoire du symbolique, comme les difficultés de l'apprentissage de la lecture, du calcul qui sont les inhibitions que l'on rencontre généralement chez les enfants en période d'apprentissage, mais on  aurait des inhibitions qui portent sur la question de la distance par rapport à l'objet, la distance par rapport au fétiche. Ainsi, plus vous allez vous rapprocher, plus la puissance de l'objet, l'objet phobogène qui se terre dans ce trou, plus cette puissance vous allez la sentir, et plus vous aurez du mal à approcher de ce lieu.

     La puissance magique des fétiches vaudous, par exemple, se comprend comme ça, avec en retour la capacité qu'ont ces objets de ... Je reçois comme patiente une vieille «  mama » africaine de plus de 80 ans qui vient du Gabon ; elle est venue me voir parce qu'elle en avait assez de voir les morts dans ses rêves. C’est tout à fait intéressant parce que, un certain nombre d'entre vous sont venus dans mon bureau, on y trouve quelques représentations de l'instance phallique, on va dire ça comme ça, en tout cas, il y a des fétiches. Et elle me dit: « Vous les blancs, vous êtes formidables, ça ne vous fait rien du tout. Mais nous ... ». Je lui ai dit : « Ne vous inquiétez pas, ils sont protecteurs. ». Alors, ça l'a fait rire et ça passe, mais cette idée... Par exemple, un fétiche, un bocio fon, c'est-à-dire une statuette qui est utilisée pour protéger des mauvais sorts, avec dessus de la poudre de kaolin, du bleu de cobalt et des traces de sang, parce qu'on a immolé un poulet ou autre, à partir du moment où la statuette  est active, où le fétiche est actif, il vous protège, à condition de respecter un certain nombre de choses, par exemple : vous ne devez jamais le placer sur le sol, il faut toujours le placer en hauteur ; alors il protège la maison ou le couvent.

     A partir du moment où on est dans ce registre imaginaire, mais en tant qu'il prend une dimension symbolique, on retrouve aussi quelque chose qui va nous amener à considérer que les scarifications ou les pratiques mutilatoires sur les jeunes femmes doivent être aussi lues de cette manière. Ce n’est pas par cruauté, ce que je peux dire là, aujourd'hui, ne justifie en rien ce genre de pratiques, mais il s'agit de renforcer la symbolisation de la différence des sexes par un acte de marquage sur le réel du corps et sur l'image du corps. Ainsi cela permet au groupe de symboliser, par exemple, la différence des sexes et renoncer à ces pratiques pour certaines mères revient à renoncer à symboliser la différence des sexes et à laisser leurs filles dans un état où elles n'ont pas de sexe. D'ailleurs, chez les Juifs et les Musulmans, on continue à avoir recours à un type de marquage qui vient quand même soutenir quelque chose de ce côté-là aussi. Seuls les Chrétiens se contentent d’être marqués uniquement au sceau du verbe mais avec les effets qu'on peut savoir, par exemple sur Saint François d'Assise, vous avez les stigmates ; ça existe. Avec quelque chose qui est tout à fait intéressant, c'est que les stigmates vous les retrouvez, là où on les a toujours représentés sur les représentations de la crucifixion, c'est-à-dire sur la paume de la main,  alors qu'on sait aujourd'hui que l'opération de la crucifixion, cela ne pouvait être un clou dans la paume parce que sous le poids du corps, ça  s'arrache ! Il faut donc planter le clou ici, entre les deux os du poignet.  Et cependant les Chrétiens et Saint François d'Assise qui ont eu des stigmates, les ont eus  dans la paume de la main. On voit bien ici la dimension du corps imaginaire. C’est uniquement en prenant au sérieux cette idée, que l'on peut comprendre pourquoi il peut y avoir, sans qu'on ait affaire à des psychotiques, une efficacité létale de la parole sur le corps. C'est-à-dire qu'effectivement, dans la sorcellerie, avec des mots, on peut tuer.

     Il me semble que ce qui caractériserait l'animisme, serait un nouage entre le réel, le symbolique et l'imaginaire, nouage dont Charles Melman dit, non pas à propos de l'animisme mais à propos de la phobie, qu'au lieu d'avoir RSI, c'est-à-dire le réel qui surmonte le symbolique, qui lui-même surmonte l'imaginaire... on aurait RIS. 

     Si ce genre de choses vous intéresse vous pouvez vous référer à mon article Suggestion de l'idée de mort chez Marcel Mauss, catatonie mortelle aiguë, phobie et nodalités symboliques dans le JFP n°39 où j'essaye de déplier cette idée que, du côté des sociétés monothéistes, on aurait RSI, ce qui ne peut se lire que dans une mise à plat du nœud. Avec un nœud qui ne serait pas mis à plat, on ne pourrait pas prétendre qu’une consistance en surmonterait une ; c'est dans la représentation de la mise à plat qu'on peut le voir. Pour Charles Melman, dans le nœud phobique, on aurait le réel qui surmonterait l'imaginaire, qui, lui-même, surmonterait le symbolique. Alors qu'est-ce que ça change ? On vous a beaucoup parlé de ce qu’on appelle dans ce qui peut paraître un jargon, l’ek-sistence du sujet, le sujet ex-siste au langage, eh bien ce qui témoigne du fait que vous ex-sistez au langage ce sont vos lapsus, vos actes manqués, vos rêves. Le sujet ex-siste au langage, on l'écrit ex plus loin sister avec un trait d'union. Ex-sister au langage, c'est-à-dire, qu'effectivement, ça renvoie à ce que je vous indiquais, il y a quelques instants, c'est que ce qui fait que vous existez au langage en tant que sujet c'est vos lapsus, vos actes manqués et vos rêves. Alors ce qui change là, c’est qu’on aurait une modalité d'ex-sistence qui ne serait pas prise en charge par le rond du symbolique, mais qui serait prise en charge par le rond de l'imaginaire ; noué au symbolique, l’imaginaire vient en soutien du symbolique, il prend une dimension symbolique. C'est-à-dire qu'on peut très bien utiliser l'imaginaire pour lui donner une dimension symbolique. C’est pour ça que vous avez autant de marquages tégumentaires, de tatouages, de scarifications, c'est-à-dire des choses qui viennent effectivement produire l'effet d'une écriture sur le corps qui, au fond, lui donne aussi une dimension symbolique. Et c'est aussi par ce biais-là, que l’on peut parvenir à symboliser la différence des sexes. De ce point de vue-là, je trouve que... je m'avance peut-être un peu, mais... je trouve que notre société se caractérise de plus en plus par la difficulté que nous avons de symboliser la différence des sexes. Il faudrait sans doute voir un peu plus loin que ce que prétendent les sociologues à propos de la mode du tatouage ; ils disent que c'est quelque chose qui est du registre de l'imitation, de la mode. Mais peut-être y-a-t-il quelque chose d'une nécessité de produire une écriture qui viendrait en soutien à quelque chose qui a de plus en plus de mal à se symboliser. Je mettrais un bémol, néanmoins, par rapport à cette approche parce que dans les sociétés traditionnelles les endroits du corps qui sont tatoués ne sont pas les mêmes chez les hommes et les femmes. Les femmes sont surtout tatouées autour des orifices du corps, sur des parties qui ne sont pas nécessairement  visibles, alors que les hommes vont recevoir des tatouages sur le front, sur le torse, sur des parties qui sont beaucoup plus visibles. De même les matières utilisées pour les tatouages ne sont pas les mêmes ; on va utiliser des minéraux, par exemple, pour les hommes, et des végétaux, pour les femmes. Donc, il y a là quelque chose qui vient en soutien d'une symbolisation. On a des exemples ethnographiques, notamment j'avais trouvé qu’en Papouasie- Nouvelle-Guinée, il était rituel au moment de la puberté de venir opérer trois petites scarifications à l'intérieur de la cuisse d'une jeune femme. Et ce que racontait l'anthropologue c'est que, si celles-ci n'avaient pas été prodiguées, si les trois petites incisions pour faire scarification n’étaient pas faites, cela entraînait une aménorrhée.  Donc, il y a quelque chose d'une symbolisation qui est imaginarisée. Du côté de cette importance de l'imaginaire, il y a aussi chez certaines tribus en Afrique, je pense aux Djulas du Sénégal, l'idée que tout un chacun a un double animal ; nous on a une âme et eux, ils ont un double animal. Avec des histoires qui sont racontées, c'est qu'il est courant, lorsqu’un hippopotame vient dans les rizières, qu’au bout d'un moment les cultivateurs veuillent s'en débarrasser et le tuent. Et ils racontent qu’au village, au moment où l'hippopotame meurt, quelqu'un meurt. Alors, notre ami Cohen, avec son rationalisme aiguisé dira : « N'importe quoi !». Je ne suis pas en train de vous dire que le fait de tuer l'hippopotame entraîne la mort de la personne, je dis qu'il faut prendre au sérieux le récit qui en est fait. On se dit que ce n’est pas la même chose, qu’il n'y a pas de causalité positive entre la mort d'un animal et le décès d'une personne. Et puis il y a des anecdotes qui sont tout à fait marrantes, on raconte qu'au moment de l'arrivée des colons français, on a sommé les Dyulas, du jour au lendemain, d'indiquer leurs patronymes, or ils n'en avaient pas puisque c'était leur double animal qui les identifiait. On a alors assisté à des scènes assez drôles,  les hommes se réunissent, boivent un coup et disent: « Tiens ! Moi, je vais m'appeler comme ça, voilà. » Vous voyez, la dimension symbolique est là d'une pauvreté absolument considérable. Donc, j'insiste, nous ne fonctionnons pas tous de la même manière, même si aujourd'hui les valeurs et le système occidental se sont largement répartis avec la diffusion du capitalisme. Mais, néanmoins, néanmoins...

Étudiante - Dans le nœud RSI, il y a un quatrième rond qui stabilise le nœud.

P-Y. Gaudard - Oui, alors ça, tout dépend si on fait partie de la secte du nœud à quatre ou du nœud à trois.

Étudiante - Quand on fait RIS, il faut appartenir à la secte des nœuds à trois ? Ça tient tout seul ?

P-Y. Gaudard - C'est pour ça que j'avais introduit l'idée que l'une des caractéristiques de la société occidentale, est la transmission et la constitution d'un savoir qu'on appelle la science, c’est-à-dire la capacité de produire une écriture, qui fasse qu'il y ait un avant et un après. Et ce qui caractérise la science, c’est que le sujet qui est capable de produire cette écriture est forclos de cette écriture ; quand Newton écrit la loi de la gravitation universelle, c'est bien Newton qui était assis sous le pommier, et qui a vu la pomme tomber, alors qu'il y avait des millions d'hommes qui avaient déjà vu des pommes tomber... Mais Newton est le premier à dire: « Oui ! Évidemment ! » Et il écrit sa formule. Mais dans la formule, il n'y a pas de trace de Newton. Et donc, la science c'est ça. Et la société occidentale, qui a été capable de produire ce genre d'écriture a aussi été capable de rendre compte du réel avec une richesse incomparable. C'est ça, d'ailleurs, la science : petit à petit, approcher du réel. Mais quand vous avez affaire à une société holiste, où les modalités de formation sont l'initiation rituelle, le réel est réduit à sa portion congrue. Vous avez beau expliquer que, si le toit s'est écroulé sur la pauvre personne qui est décédée à la suite de l'éboulement, c'est parce que les poutres étaient pourries, qu'il y a une cause positive, on va venir vous dire: « Ah ! Oui ! C'est vrai tu as raison ! Mais pourquoi c'est tombé sur elle ? Pourquoi c'est elle qui est morte et pas un autre ?» Je pense que la société occidentale se caractérise par le fait qu'aucune autre société n'a poussé l'individualisation et la possibilité de suivre son propre désir, de manière aussi soutenue, poussée et lointaine... Enfin, je ne veux dire pas lointaine mais... Comment dire ? Il n'y a pas d'équivalent dans la possibilité de soutenir son désir ; au point d'ailleurs, que peut-être, il peut se perdre. Dans beaucoup de sociétés, vous n'avez absolument pas de possibilité de pouvoir suivre de manière individualisée votre désir, et vous êtes soumis à des contraintes qui sont extrêmement sévères, notamment à en passer par le lien social.

     Le lien social, j'en rendais compte tout à l'heure à propos de la sorcellerie, si vous êtes sorcier à votre insu et qu'en plus vous n'avez personne qui vient prendre votre défense, vous êtes foutu. Donc vous n'avez pas intérêt à vous faire trop remarquer, et à rompre avec la tradition. C’est aussi l’un des freins à la pénétration du marché et du capitalisme dans certains pays, car le capitalisme supposant l'initiative individuelle, si vous êtes un membre du groupe et que vous décidez de rompre avec la tradition, de vous affranchir des contraintes qui sont liées au lien social, vous allez vous exposer à devenir un sorcier. C'est pour ça que je dis que la colonisation a produit des effets absolument dévastateurs et qu'en même temps, je pense que le socle fondamental a à peine été entamé. L'introduction de l'écriture, le système alphabétique n'ont pas conduit nécessairement à modifier considérablement les choses. Les autopsies vernaculaires continuent d'être pratiquées. La sorcellerie, aujourd'hui, les statistiques disent, je crois que c'est plus de 40% des affaires qui passent devant la justice camerounaise, chiffres qu'il faudrait sans doute actualiser, mais quand je suis allé au Cameroun, c'était les chiffres qu'on m'avait donnés. C'est énorme. Ce sont des modalités de règlement des questions dues au lien social, de rivalité, de jalousie, de désir, modalités de règlement qui ont une efficacité absolument terrible, parce qu'on en meurt.

     Le double animal n’existe pas qu’au Sénégal. Il existe aussi au Cameroun où des gens vous disent qu'ils ne sont pas bien parce qu’ils pensent que leur double animal est tombé dans un piège, ou a été braconné, ou a été blessé par une lance, une sagaie, une flèche, ce qui fait que, du coup, ils ne se sentent pas bien. Je reviens à ce que je disais: c'est-à-dire que la société occidentale a poussé l'individualisation de manière extrêmement forcée, que la question de l'exsistence,  a à être prise en charge par le symbolique. Ce qui fait que l'existence d'un sujet, va se traduire dans sa parole, par le biais de ses actes manqués, de ses lapsus. Si c'est maintenant dans le rond de l'imaginaire que doit être prise en charge la question de l'existence, là aussi, l'importance accordée au corps, aux techniques qui vont lui donner tel ou tel aspect, telle ou telle forme, l'importance de la parure, l'importance des tatouages, des peintures, l'importance du vêtement, en tant que c'est ça qui définit un point de vue qui vous permet un jugement d'identité. J'appartiens à tel groupe parce que dans tel groupe on fait ça, ça, ça, et on se nourrit de telle ou telle manière, on mange tel aliment et pas tel autre, et on n'a rien à voir avec les autres qui se nourrissent de manière différente. Eh bien, c'est une modalité aussi de mettre en œuvre quelque chose de l'existence.

     Avec quelque chose qui me semble tout à fait important, et c'est là où je reviens au texte de Mauss : l'opération du nouage, et ça répond aussi à la question du trois ou du quatre, c'est-à-dire qu'il me semble qu'on ne peut envisager le quatre, le quatrième rond, que dans la perspective d'une opération de la castration qui vaudrait individuellement. Et qui fait qu'on peut vous chasser du groupe, on peut vous bannir, néanmoins le nœud reste stable par le biais, justement de ce quatrième rond qu'on appellera la religion, qu'on appellera le symptôme ou le nom-du-père, c'est la même chose. C'est-à-dire quelque chose qui vient vous singulariser, le quatrième rond, c'est la manière dont pour vous, individuellement, sont venus se nouer le réel, le symbolique et l'imaginaire, dans une singularité qui vous est propre.

     Et je fais l'hypothèse que dans les sociétés holistes, on aurait affaire à un nœud à trois mais qui serait rendu stable par l'appartenance au groupe. Et donc un bénéfice de la castration qui serait collectif. Avec une importance, et un poids du lien social, qui va de pair avec, en Afrique en tout cas, la question de la sorcellerie, et dans l'ontologie amazonienne, avec la question du chamanisme et de la sorcellerie. Et avec peut-être, aussi, là, pour le moment, il faudrait aller un peu plus loin mais d'un côté l'importance de la métaphore, et de l'autre, l'importance de la métamorphose. Il y aurait, d'un côté quelque chose de la métaphore du nom paternel et de l'autre, quelque chose d'une métamorphose qui permette d'aller s'informer de ce que pensent les autres, en changeant son point de vue, c'est-à-dire en changeant son corps. Et le chamanisme, c'est ça. Mais après tout, on peut aussi considérer que par rapport à ce que j'essayais de développer au début : l'idée que la culture, que la tradition, ce sont certains individus qui ont pris au sérieux ce qui se passait à l'intérieur et qui ont fait part de ce qu'ils avaient pu élaborer, que c'est devenu des mythes, et qu'à partir de là, ce sont ces mythes qui servent d'opérateurs, opérateurs qui permettent de penser, justement, ce qu'il en est de coexistence avec d'autres espèces dont on pense, par ailleurs, qu'elles sont dotées d'intériorité.

     Et vous voyez bien comment au fond, on a beau avoir développé un système extrêmement puissant qui s'appelle la science, ça nous a néanmoins conduits à reléguer les autres existants au rang de simples corps d'accompagnement. Et le rapport que nous entretenons avec la faune, la flore n'est pas du tout le même que celui que peuvent entretenir les Indiens d'Amazonie avec leur environnement. Je pense que c'est une question d'une brûlante modernité. C'est-à-dire, comment nous pensons nos relations avec ces corps qui nous environnent ? Je disais d'un côté, métaphore paternelle, de l'autre côté, métamorphose, savoir d'un côté, connaissance de l'autre. Le cannibalisme, de ce point de vue-là, est une pratique qui a une dimension éminemment symbolique même si elle a aussi un aspect imaginaire puisque ce sont les propriétés de l'autre que je vais faire miennes parce que je vais me l'incorporer. Et chez les Tupinambas, de la côte du Brésil, on a des témoignages qui remontent au 16ème, 17ème siècle, de pratiques qui consistaient en des expéditions guerrières à capturer des prisonniers qui étaient des ennemis. On les laissait vivre au village. On leur donnait des femmes. Ils se reproduisaient, ils faisaient des enfants à ces femmes. Et puis au bout de vingt ans, eh bien le jour de la cérémonie arrivait. Et il y avait un guerrier qui tuait ce prisonnier qui faisait partie du groupe. Et une fois qu'il avait tué le prisonnier, ce guerrier se mettait à parler de lui-même, c'est-à-dire à parler de lui comme si c'était le prisonnier qu'il venait de tuer qui parlait. Et donc, vous voyez bien comment la question du rapport d'identification en miroir joue sur un mode imaginaire et vient permettre de dire quelque chose de soi-même, par le biais de l'autre que l'on vient de tuer. Le groupe va ensuite manger ce prisonnier. En revanche, le prisonnier qui a été l'auteur du meurtre, lui, n'a pas le droit d'en manger.

     Le cannibalisme, c'est évidemment une opération éminemment symbolique, puisque ce n'est pas la question de se procurer le nombre de protéines dont on a besoin en mangeant d'autres humains, ce n'est pas de ça du tout dont il est question.

René - Une petite question, le cannibalisme et l'introjection sont-ils de même nature ? Introjection moïque.

P-Y. Gaudard - Alors, je ne sais pas s'ils sont de même nature, mais en tout cas, il me semble que dans la dimension, justement, à la fois imaginaire et symbolique du cannibalisme, il y a bien quelque chose qui serait le pendant de ce que, nous, on appelle l'identification. Et l’introjection me parait, tout à fait, une modalité... Effectivement, c'est quelque chose d'une introjection moïque, pourquoi pas, oui.

Étudiant - Il n'y a pas de souffrance de la part de la personne qui se laisse tuer ?

P-Y. Gaudard - A votre avis ?

Étudiant - J'en sais rien, J'en sais rien, J'en sais rien. Honnêtement, je n’en sais rien.

P-Y. Gaudard - Je pense qu'à partir du moment où on vous tue, ce n'est pas nécessairement une partie de plaisir, hein !

Étudiant - Donc, il y a une notion de meurtre ?

P-Y. Gaudard :-Ah ! Oui ! Oui.

Étudiant - Même dans le cannibalisme.

P-Y.Gaudard - Oui.

Étudiant - Enfin, je veux dire... De meurtre...

P-Y. Gaudard - Je pense d'ailleurs, que l'interdit alimentaire qui porte sur le guerrier qui a commis le meurtre, est dû à ça justement. Vous ne pouvez pas manger le corps de quelqu'un que vous avez tué.

Étudiant - Oui, Excusez-moi, ici. J'avais une question. Alors, à un moment, vous avez évoqué le fait que nous ne fonctionnons pas tous de la même manière, vous avez commencé à évoquer le capitalisme, mais sans aller au bout de votre phrase ou de votre raisonnement. Donc qu'est-ce que vous vouliez avancer ou proposer ?

P-Y. Gaudard - Je voulais avancer ce que j'ai repris par la suite, c'est-à-dire qu’effectivement la pénétration du capitalisme et de la société occidentale avaient tendance à diffuser et généraliser les systèmes qui sont les nôtres mais qui se heurtaient justement à ce socle dont j'ai parlé, voilà.

     Oui, alors, il nous reste un quart d'heure puisque visiblement tout est clair, c'est parfait. (rires) Je voudrais maintenant vous parler, je vous avais promis de vous raconter l'histoire de l'Arutam. Ce qu'il faut savoir, c'est que les Jivaros ont une conception malthusienne de la population. C'est-à-dire qu'ils considèrent que le stock d'âmes est donné une bonne fois pour toutes. Et donc, pour pouvoir se reproduire, il faut faire de la place. Vous ne pouvez pas en faire à l'intérieur de votre groupe, donc il faut récupérer des âmes chez les groupes ennemis et pour cela partir en expédition guerrière, tuer un ennemi que vous décapitez. Autrefois, il y avait la pratique des têtes réduites, ce qui fait que vous laissiez le corps sans tête et on ne pouvait pas le reconnaître et son âme était disponible, vous pouviez vous l'accaparer et procréer puisque, du coup, votre enfant aurait une âme. Ce qui faisait la puissance d'un guerrier, c'est qu'il pouvait porter autour de lui un collier où il y avait les différentes têtes réduites qui montrait sa puissance. Mais ce qu'il y a d'intéressant, c'est que pour arriver à... ça fait rire Cohen !

Étudiant - Ça s'appelle une prise de tête !

P-Y. Gaudard - (Rires) C'est bien. Et alors, ce qu'il y a d'intéressant c'est que pour arriver à trouver le courage de partir en expédition guerrière, il y avait un rituel qui consistait à trouver, être visité par un esprit. Cet esprit ne devait pas être un esprit qui venait d'un individu ou d'un être qui venait juste de décéder puisqu'à partir du moment où vous le croisiez, il cherchait à vous tromper pour revenir parmi les vivants. Il fallait que ce soit un grand ancêtre, mort depuis plusieurs générations, et vous alliez en forêt pour vous livrer à l'expérience visionnaire ; vous deviez vous allonger en prenant des substances hallucinogènes. Et lorsque l'Arutam se présente, on l'appelle généralement Arutam ou grand-père, il y a une prière qui consiste à faire appel à la compassion des esprits. L'Arutam va d'abord se présenter sous la forme d'une vision, menaçante et même terrifiante, précédée d'un vent d'orage, une comète en vision rapprochée, un gigantesque bras mutilé, un homme au corps déchiqueté et ruisselant de sang, deux jaguars ou autres prédateurs en train de se battre. Ou encore, ce qu'il y a d'intéressant, et là on voit la pénétration de la colonisation, un type qui avait l'habitude de regarder des films de karaté, des mauvais films de série B asiatiques, voit deux karatékas bondissants en train de l'attaquer et  rapporte avoir vu ça dans sa vision. Donc, le quêteur, c'est-à-dire le guerrier doit d'abord braver cette vision, et il doit s'en approcher jusqu'à avoir le sentiment de la toucher. Il est nécessaire de vaincre la vision pour l'obliger à transmettre son pouvoir. A l'issue de ce premier épisode,  l'Arutam disparaît dans une subite déflagration et revient plus tard au cours d'un rêve, cette fois, sous la forme d'une voix désincarnée ou d'une silhouette humaine, aux contours flous et à l'apparence inconnue. L'esprit s'identifie alors nommément et confère alors à l'impétrant une image ou un message verbal ou encore une substance flegmatique, qui en est une version métonymique qui est alors incorporée au sens littéral du terme par le sujet. L'annonce transmise a trait au destin du bénéficiaire de la vision, mais, paradoxalement, c'est toutefois la puissance guerrière, la longévité ou le charisme de l'Arutam qui est évoquée par la vision. Il est dit que l'annonciateur va se loger comme une espèce de double interne, il vient habiter le visionnaire à la manière d'une conscience de soi dédoublée, impliquant une potentialité d'objectivation réciproque. Le sujet est conscient de son Arutam comme d'un alter ego. Il s'agit d'une voix venant du cœur. De même que l'Arutam est conscient de son porteur au point que s'il a le sentiment que le porteur ne vaut pas le coup, n'en vaut pas la peine, il peut le quitter inopinément. Il s'agit là, d'une expérience mystique qui se solde par l'intériorisation d'une relation. Et comment est-ce qu'on peut savoir ? Puisque la règle, c'est que quand vous avez bénéficié de cette visitation, vous n'avez strictement rien le droit d'en dire. Surtout ne pas révéler le message qui vous a été délivré ni donner le nom de l'Arutam qui vous a visité. Si jamais vous le faites, vous perdez immédiatement la puissance qu'il est censé vous conférer. Donc, la seule manière que le guerrier a de manifester le fait qu'il en ait bénéficié, c'est le changement de son comportement. Il manifeste une plus grande présence, une plus grande sûreté dans les interactions, une propension ostentatoire à exhiber la colère, censée habiter tout homme, une manière caractéristique de parler avec aisance, économie et force et la capacité à s'engager dans des discours agonistiques qui consistent à vouloir absolument aller faire la guerre aux autres, évidemment, il faut récupérer des âmes ! Et il s'agit, chez les Jivaros, d'une société éminemment guerrière, hein ! Comme s’il y avait là, quelque chose d'une subjectivité intensifiée. Au fond ce qu'on pourrait dire de ce qui se passe, c'est qu'à partir du moment où vous avez bénéficié de la visitation, c'est venu confirmer et étayer vos prédispositions prédatrices. En plus, une fois que vous avez été visité par l'Arutam, vous avez la possibilité de vous peindre le visage avec du rouge, une fleur rouge, vous peignez un motif, dont les anthropologues ont cherché à savoir s'il ne s'agissait pas de tâches, qui rappelleraient la peau d'un jaguar ou si on ne pouvait pas y trouver une signification. Il n'y a pas de signification à y chercher, si ce n'est que c'est la marque de l'Arutam qui vous a visité. Et à partir de ce moment-là, vous pouvez trouver le courage d'une expédition guerrière pour aller tuer des ennemis, leur couper la tête et récupérer des âmes, de manière à procréer. Et donc, j'appellerais véritablement ça, une modalité d'existence subjective, une modalité de subjectivation, qui fait que vous allez devenir un guerrier courageux, qui va pouvoir se livrer aux homicides que le fait de pouvoir se reproduire suppose. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est qu'à chaque fois que vous avez réussi à tuer un ennemi, vous perdez le bénéfice de l'Arutam. Et il faut recommencer. Ce n'est pas une modification de votre subjectivité qui s'en trouve établie de manière durable. L'expérience mystique vous met en capacité de pouvoir vaincre un ennemi mais une fois que vous l'avez fait, vous perdez la puissance qui était la vôtre grâce à la visitation. Donc, il faut recommencer.

 

Pierre-Yves Gaudard