Pierre-Yves Gaudard : Que nous apprend la clinique de la phobie sur les sociétés traditionnelles ? -4

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES12, le 14/12/2015 

Psychopathologie et anthropologie

 

 

J’aimerais  aujourd’hui, dans le prolongement de ce que j’ai pu dire la semaine dernière, vous introduire à une réflexion sur la question de l’identité. Mais je souhaite le faire selon des modalités qui sont un tout petit peu différentes de celles qui vous ont déjà été présentées et vous emmener faire un voyage du côté des cultures, j’irais même jusqu’à dire des ontologies, qui sont radicalement différentes de la nôtre de ce point de vue-là, où la question de l’identité ne se pose pas – telle qu’on peut la concevoir d’une manière relativement classique.

J’essaierai de vous montrer que notre ontologie est aristotélicienne ce qui fait que nous rendons un culte secret à ce que j’appellerais une essence cachée des choses, ontologie qui nous permet de pouvoir nous référer aux schèmes de l’identité tels que Leibniz les a conçus, les a pensés. Leibniz montre que l’identité se fonde à la fois dans une dimension numérique, ce qui me permet de reconnaître que Untel est bien Untel, et dans une autre dimension, un autre schème, qui est celui de l’identité spécifique. Ainsi dans la masse des informations qui me parviennent, quels sont les éléments qui vont me permettre  de reconnaître et d’introduire de la discontinuité pour reconnaître que telle chose ou tel être a non seulement  une identité numérique qui fait que je peux le singulariser, mais aussi une identité spécifique qui me conduit à être capable de le rattacher à telle ou telle espèce. Ces deux dimensions sont absolument fondamentales pour définir ce que c’est qu’une identité.

 

Nous verrons qu’il y a des ontologies où les choses ne fonctionnent pas de manière aussi simple, où la discontinuité qui permet de produire de l’identité va se fonder sur l’apparence uniquement. Alors que notre culte aristotélicien, notre culte pour les essences sacrées des choses et des êtres nous permet d’aller au-delà des apparences ; comme on le dit fort sagement « l’habit ne fait pas le moine » et nous sommes  capables d’un jugement d’identité diachronique qui permet de considérer que, selon certains critères, je peux définir, je peux identifier Untel ou Untel, qu’il s’agisse d’une chose ou d’un être, comme étant spécifique et comme étant singulier. Si on représente le buste ou la statue de Jules César, nous savons bien que la statue de Jules César ce n’est pas Jules César. Ce qui permet de repérer un objet et de définir son identité, c’est donc quelque chose qui est au-delà de l’apparence.
Ce culte aristotélicien nous permet aussi, chose autrement plus compliquée qu’un jugement d’identité synchronique, de formuler un jugement d’identité diachronique ; c’est-à-dire que des années plus tard, je serais capable de vous reconnaître même si vous avez terriblement vieilli et que votre apparence aura changé ;  néanmoins quelque chose de votre essence, quelque chose de caché fait que je vais m’autoriser à considérer que c’est quand même toujours vous. Nos jugements d’identité nous permettent donc de reconnaître l’identité de quelqu’un ou d’une chose ou d’un être, à la fois d’un point de vue synchronique et diachronique.
Il s’agit d’un principe d’identité qui commande l’usage de la prédication. Prédiquer c’est attribuer une propriété à un objet, il est comme ceci ou comme cela, qu’il s’agisse d’un être ou d’une chose. La prédication introduit donc un particulier unique en son espèce même, aussi ressemblant soit-il avec d’autres, il est le même que lui-même et différent de tous les autres. La prédication permet donc d’extraire un objet d’une pluralité d’objets, il s’agit de cet objet et non d’un autre.

Cela permet aussi d’extraire une propriété d’une multitude de propriétés, il s’agit de cette propriété et non d’une autre. Si je dis « mon petit chat est mort », je mobilise le schème d’identité puisque mon affirmation implique l’existence d’autres êtres non identiques à mon petit chat et d’autres propriétés non identiques à celle d’être mort. J’affirme par-là que mon petit chat est celui qui est là et non un autre et que la propriété d’être mort est celle-ci et non une autre. Donc, vous voyez mieux comment ces schèmes de l’identité formulés par Leibniz sont tout à fait décisifs dans notre capacité à penser l’identité, à la reconnaître et à en attribuer les qualités à un être ou une chose.

 

Cette conception de l’identité, ces jugements d’identité, on va devoir les relativiser quand on a affaire à d’autres ontologies, comme je vais essayer maintenant de vous le montrer. Il existe des ontologies qui sont extrêmement différentes de la nôtre, même si néanmoins, il y a quelque chose de la possibilité de repérer une identité, car pour pouvoir communiquer avec d’autres cultures et d’autres ontologies, il faut un minimum d’identité ; pour faire le constat de différences et de désaccords, ce constat doit reposer sur des éléments qui sont communs. Si on avait affaire à une ontologie qui ne respecte absolument pas le schème de l’identité dans aucune de ses dimensions, on ne pourrait absolument pas communiquer avec eux. C’est un élément tout à fait décisif pour relativiser le relativisme culturel ; on ne peut pas penser une culture comme étant radicalement différente de la nôtre, une culture qui ne répondrait en rien à la question des schèmes de l’identité. Sinon il serait impossible d’en rendre compte. Je dirais, à la limite, ce serait quasiment une culture qui serait complètement psychotique. Donc, c’est du côté des ontologies, qui nous sont accessibles du fait d’un certain nombre de choses en commun avec la nôtre, qu’il faut nous tourner pour essayer de repérer un certain nombre de différences. Et je vais me tourner, je vais faire référence aux travaux de Philippe Descola, notamment à son ouvrage principal Par-delà nature & culture , Gallimard, 2005, pour essayer de vous montrer comment les Achouars vivent sur une planète épistémologique un peu, voire de manière assez importante, différente de la nôtre. Effectivement, à certains égards, l’ontologie achouare – les Achouars étaient une tribu qui faisait partie d’un groupe plus large qu’on appelle généralement les Jivaros et qui se situe dans le Piémont amazonien en Equateur. Il s’agit d’une ontologie intéressante parce que nous n’avons pas vraiment affaire à un monde où l’être et l’étant, avec leurs qualités premières et leurs qualités secondes, leur forme pérenne, permettraient le dévoilement d’un monde qui serait rassurant. Je dirais que l’ontologie des Achouars ne répudie pas complètement la notion d’identité ; l’altérité radicale des Achouars repose d’abord sur leur méthode de détermination de l’identité spécifique, sur la façon dont on repère une espèce. Pour nous, je l’ai déjà dit, l’apparence ne suffit pas. Nous ne prenons pas, je l’ai évoqué à propos de Jules César, une statue de marbre représentant une personne pour le corps de cette personne. Et c’est bien pour ça que je peux soutenir que nous sacrifions à un culte bien spécifique et qui est celui des essences invisibles.

 A cet égard, en Occident et dans un certain nombre d’endroits, nous sommes tous aristotéliciens, c’est-à-dire que nous trions les espèces, nous fondons l’identité spécifique et l’identité numérique des êtres et des objets sur l’essence de chacun. Mais il en va autrement dans l’ontologie des Achouars. Pour eux justement, le classement des êtres et des choses ne repose que sur l’apparence et elle ne saurait mentir. L’enveloppe extérieure, dans cette ontologie animiste, est ce qui fonde la discontinuité. Pour le dire avec des mots qui vous sont peut-être plus familiers, c’est ce qui permet de produire une coupure. Or, sans coupure, on ne peut pas fonder d’identité puisqu’on ne peut pas reconnaître de spécificité. Donc, l’enveloppe extérieure est ce qui fonde la discontinuité, ce qui fonde l’identité ; elle pose les existants – je reviendrai sur ce terme d’existant, concept que Philippe Descola a emprunté à Bruno Latour et qui désigne aussi bien les humains que les animaux voire les végétaux – donc l’enveloppe extérieure pose les existants dans leur être, les démarquant dans leur forme. Pour les Achouars, c’est bien l’enveloppe extérieure qui fonde la discontinuité entre les espèces. Cette enveloppe extérieure, il faut l’entendre au sens un peu élargi, c’est-à-dire qu’elle comprend à la fois leur conformation physique mais aussi leurs habitudes physiologiques, et pourquoi pas, si on est un adepte du Roi-Pot et de Jean-Pierre Warnier, leurs techniques du corps, en tout cas leur régime de subsistance, leur régime alimentaire, leur habitat. En revanche, contrairement à nous, l’intériorité – il faut s’attarder un peu sur ce terme – l’intériorité est ce que l’on pourrait appeler l’âme ou, si l’on est féru de psychanalyse, ce qui fonde quelque chose de l’ordre de la division subjective, la capacité à manier le symbolique, ou encore pour être hégélien, ce qui fonde une conscience en soi pour soi, eh bien, pour les Achouars, l’intériorité ne fonde absolument aucune discontinuité.

 

Dans notre ontologie dont Philippe Descola dit qu’elle est naturaliste  nous avons au contraire la dichotomie des modernes, notamment l’opposition entre nature et culture notre ontologie est donc naturaliste selon Descola, car constituée par une discontinuité des intériorités. Au fond, il n’y a que les humains qui soient dotés de cette capacité d'intentionnalité, de manipulation du symbolique et de maîtrise du langage fondé sur la double articulation. Mais en revanche, il y a une continuité du côté de l’apparence, en tout cas de ce que Descola appelle la physicalité, puisqu’on peut ramener tout ce qui est du registre du vivant à la chimie du carbone. La science biologique et la science moderne effectivement analysent les animaux, les végétaux et nous autres en considérant que nous avons les mêmes propriétés, c’est-à-dire qu’il y a effectivement de ce côté-là une continuité. Mais si tous les êtres, animaux compris, les végétaux, voire les phénomènes météorologiques sont dotés d’une intériorité, vous voyez comment cette intériorité, elle, ne peut fonder nulle identité spécifique, c’est-à-dire que ce n’est pas elle qui va permettre de distinguer les espèces. Puisque non seulement les hommes ont pour attributs l'intentionnalité, la conscience de soi, la maîtrise des signes et des symboles, mais cela vaut pour tous les autres existants : les animaux, les végétaux. En poussant le trait pour que vous compreniez bien – on verra qu’il faut nuancer un peu les choses néanmoins – l’orage, le jaguar, la montagne ne peuvent être distingués en se fondant sur leur seule intériorité : ils ont tous la même. Alors, il n’y a absolument rien d’étonnant à ce que tous ces corps que nous reléguons, nous, Occidentaux, dans une fonction d’entourage, puissent éventuellement vous parler.

Cette affaire-là m’est venue à une présentation de malades de Marcel Czermak où il y avait un patient angolais qui présentait, d’après moi et d’après les internes et les assistants du service, des signes cliniques qui nous avaient conduits à conclure que ce patient était psychotique et fou comme trente-six lapins, notamment parce qu’il avait un délire qui nous semblait être un délire de persécution à savoir qu’il pensait qu’il y avait quelqu’un qui voulait absolument utiliser le tuyau en caoutchouc d’une bouteille de gaz et lui introduire dans l’anus. Et ça virait à l’idée fixe. Marcel Czermak, voyant le patient, lui demande quelle langue parlent ses parents et le patient de répondre : «Ma mère est lusophone, elle parle le portugais.». Et Marcel Czermak d’ajouter : « Elle est chrétienne ? – Oui, elle est chrétienne. – Et votre père ? – Eh bien mon père il ne parle pas le portugais, il est animiste.» Et sur cette réponse, à mon plus grand étonnement, Marcel Czermak se retourne et dit : « Je ne crois pas qu’il soit psychotique» – une fois que le patient est parti, bien sûr.

C’est un épisode qui m’a profondément marqué, et je me suis dit : « Bon, je vais me mettre au travail parce qu’il me dit ça mais je comprends pas pourquoi.». Et cela fait à peu près dix ans ou plus que ça me travaille et je me suis donc attelé à cette question ; étant anthropologue de formation c’est quelque chose qui m’a beaucoup intrigué, m’a beaucoup questionné. Donc ce que j’essaye de vous transmettre à travers cette série de cours et d’enseignements, c’est un petit peu ma propre interrogation due à cette scène, scène primitive d’une certaine manière. J’en suis resté traumatisé ! Et quand je lui ai posé la question, il m’a répondu : « Il y a des gens pour qui une inflation de l’imaginaire, c’est normal, et ça ne signe pas nécessairement un délire au sens psychiatrique du terme. »

La question était tout à fait intéressante et je me suis intéressé effectivement à ce qu’il en était des cultures où le monothéisme n’avait pas introduit de Un, cet au-moins-Un identifié comme tel, repéré comme tel, dont on connaît la fonction. Sans doute y-avait-il des cultures et des ontologies où, bien qu’étant requis – puisqu’ils parlent comme vous et moi, donc le phallus joue bien son rôle –,  néanmoins cette fonction de l’au-moins-Un n’est pas identifiée comme telle et peut déboucher sur une démultiplication des représentations de cette instance qui donne un statut tout à fait particulier à l’Imaginaire, notamment en tant qu’il est requis pour la symbolisation.

Donc pour revenir aux Achouars, c’est vraiment une ontologie tout à fait singulière. L’intérêt du terme d’« existant » c’est qu’il permet, au fond, de garder comme principe qu’on n’a pas à trancher du point de vue spécifique – ce que nous n’arrêtons pas de faire –, nous considérons, à la suite de Darwin, que nous appartenons au règne animal, que nous sommes un produit de l’évolution des espèces, mais que néanmoins nous avons une position spécifique, c’est quasiment d’ordre religieux, dans la création en tant que nous sommes les seuls à être capables de manier le symbolique, du moins avec l’ampleur qui nous caractérise. On sait qu’il y a des grands singes qui sont sans doute capables aussi d’utiliser des symboles, on le pense très sérieusement aujourd’hui, je pense même qu’on l’a démontré et que chez les Anglo-Saxons, c’est très à la mode de faire vivement appel à l’éthologie. De ce point de vue-là Philippe Descola est quelqu’un de tout à fait conforme à cette tendance, c’est un anthropologue, il est professeur au Collège de France, donc il fait autorité, mais il est cognitiviste. Il est cognitiviste, c’est-à-dire qu’il considère, au fond, que le langage – et il le dit d’ailleurs dans son ouvrage Par-delà nature & culture, op.cit.,  le langage, c’est une simple logique propositionnelle. Et il essaye de démontrer que l’on pourrait considérer confirmées par l’éthologie les croyances des Achouars sur la continuité des intériorités concernant les animaux et les végétaux, à moindre titre les végétaux, mais en tout cas les animaux, ça c’est certain. Notamment, il y a un axe de prévalence qui est une continuité entre les grands singes et nous et la manipulation du symbolique et le recours au langage fondé sur la double articulation ne constitueraient pas une coupure. Et je dirais que la discontinuité, qui vaut sur notre planète ontologique entre êtres et choses et qui veut que seuls les êtres soient dotés d’une intériorité, n’existe pas à proprement parler sur la planète animiste. Donc l’intérêt du terme d’« existant » permet justement de gommer un tout petit peu nos certitudes quant à notre solipsisme – en tant que humains, nous serions les seuls à disposer du langage.

Chez les Achouars, si j’ai dit que pour nous ce n’est pas l’habit qui fait le moine, pour eux c’est l’habit qui fait l’espèce. C’est celui revêtu par chaque existant sans distinction entre êtres et choses, ni entre êtres et ni entre choses, dans la mesure où les entités que nous, nous nommons des choses, disposent, selon l’ontologie animiste, de l’intériorité dont nos êtres à nous détiennent le monopole. Le problème – et vous allez voir comment ça devient particulièrement intéressant – est que si c’est votre garde-robe qui définit votre identité, il vaut quand même mieux que vous ayez la clef de l’armoire. C’est pratique. Eh bien, les Achouars, n’ont pas la maîtrise de leur garde-robe. Dans notre monde à nous, si on vous prête un habit, ça ne change rien à votre identité. Pour les psychologues de l’enfance, les enfants vont comprendre que le loup, même déguisé en Chaperon Rouge, c’est toujours le loup, ce n’est pas le Chaperon Rouge. Mais les Achouars peuvent faire l’objet d’une métamorphose. Ils ne sont nullement voués à porter en permanence la même livrée. Leur garde-robe est disponible, mais l’emploi des habits qu’elle contient ne repose pas sur une règle inflexible réservant à chaque existant une et la même livrée, une et la même apparence. Là où ça se complique, c’est que l’apparence qui est la mienne, pour filer toujours la métaphore de l’habit, l’habit qui est le mien est fonction de qui me regarde. C’est dans la capacité qu’un existant a d’être doté d’une intériorité et donc de formuler un point de vue sur le monde que je suis pris dans ce point de vue et que le fait d’être pris dans ce point de vue de l’autre me fait changer d’apparence. Et je dirais : dans les conditions normales, les humains voient typiquement les humains comme des humains, les animaux comme des animaux et les esprits, s’ils les voient, comme des esprits.

Or, les animaux prédateurs comme le jaguar voient les humains comme des animaux qui sont des proies. Ça veut dire qu’à partir du moment où vous êtes pris dans le point de vue d’un jaguar, votre apparence est celle d’un tapir. Au début, ça peut paraître un peu angoissant mais on s’y fait. Alors, les animaux-proies, justement, les tapirs, quand ils vous voient, ils vous voient comme étant des jaguars, et en retour les animaux et les esprits se voient le plus naturellement du monde comme étant des humains. C’est un peu difficile à comprendre parce que c’est surprenant, mais sur le plan logique ce n’est pas très compliqué. C’est étrange, étrange mais pas fou. C’est que nous ne sommes pas habitués.

Donc les animaux et les esprits se perçoivent comme ou deviennent anthropomorphes quand ils sont dans leur village et dans leur maison. Puisque toutes les espèces ont le même mode de vie, ils vivent en village avec des chamans. D’ailleurs la particularité du chaman c’est d’être capable de se métamorphoser, de changer d’apparence. Alors lui, le chaman, contrairement aux autres, il a une maîtrise qui lui permet de changer d’apparence et donc d’aller s’informer auprès d’un confrère chaman chez les jaguars. Ce sont des félins... Dans notre ontologie ce sont des félins. Donc ils se perçoivent comme ou deviennent anthropomorphes quand ils sont dans leur maison, dans leur village et appréhendent leur comportement et leurs caractéristiques sous une apparence culturelle, ils ont leur propre culture. Chez nous, les travaux des éthologues disent « on a constaté que chez les chimpanzés on pouvait parler de culture parce qu’il y a une structuration du groupe, une hiérarchie, des rôles et qu’ils sont susceptibles d’utiliser des brindilles comme outils, donc Homo Faber concerne aussi les chimpanzés. »

Mais le sang c’est de la bière de manioc, les criquets sont du poisson, les chrysalides de mouches sont de la viande grillée et les plumes sont des parures. En somme, les animaux sont des gens ou se voient comme des personnes. Ça peut paraître un peu surprenant et bizarre, mais à bien des égards ça permet quand même d’entretenir un rapport et, pour les plus religieux d’entre nous, je dirais, avec la création, pour les plus militants, avec notre environnement. Ça permet de penser les choses selon des catégories et selon des... une ontologie qui est bien plus respectueuse, de ce que nous, nous appelons la nature et qui n’existe pas pour eux. Il n’y a pas de nature chez eux. Alors j’ai dit que la spiritualisation –  en tout cas la reconnaissance de la capacité d’être doté d’une intériorité – pouvait se généraliser à tous les existants ; néanmoins il faut préciser que, pour les plantes, pour les météores et les artefacts notamment météorologiques, elle semble secondaire par rapport à la spiritualisation des animaux.

J’indique au passage que ce n’est sans doute pas un hasard si on assiste à une maîtrise considérable de la botanique et de la culture, notamment du maïs et des plantes de la forêt que l’on utilise comme aliments, maîtrise sans doute liée au fait qu’elles sont moins spiritualisées que les animaux. En revanche, c’est aussi cette dimension de spiritualisation des animaux qui fait qu’il n’y a quasiment pas d’élevage dans la forêt et qu’il n’y a pas d’animaux domestiques à part quelques-uns. Si vous élevez un animal dans votre maison et que vous le mangez après, c’est comme si vous commettiez un inceste. Un auteur brésilien, Eduardo Viveiros de Castro a développé une théorie qu’il a baptisée « le perspectivisme ». Le perspectivisme, c’est que mon identité fondée sur ma seule apparence est déterminée par la perspective dans laquelle je suis pris, c’est-à-dire par le point de vue que l’on porte sur moi.

Et donc, il y a chez les Achouars une ontologie, une première ontologie qui serait fondée sur une intériorité anthropomorphe et un corps-vêtement multiforme. Et nous aurions alors à première vue une distinction entre une essence anthropomorphe de type spirituel, commune aux êtres animés, et une apparence corporelle variable,  caractéristique de chaque espèce, qui ne serait pas un attribut fixe, mais bien un vêtement échangeable et jetable. La notion de vêtement a toute son importance, elle est l’une des expressions privilégiées justement de la métamorphose, esprits, morts et chamans qui assument des formes animales, bêtes qui deviennent d’autres bêtes, humains changés par inadvertance en animaux, processus donc omniprésents dans un monde profondément, pourrait-on dire, transformationnel, qui est celui des ontologies amazoniennes.

Ils auraient donc une ontologie dualiste avec d’un côté une âme homogène aux attributs fixes postulée comme étant anthropomorphe, donc de forme humaine, et d’un autre côté des corps aux formes et attributs variables ne pouvant recevoir d’âme en vertu d’une propriété vitale : être animé. C’est aussi pour cela qu’il y a une spiritualisation plus importante des animaux que des végétaux ... Oui ... Entre-temps, entre T0 et T1, tout dépend de qui vous regarde. Vous ne pouvez pas faire fonctionner le schème de l’identité en le faisant reposer sur une essence cachée qui assure, elle, la permanence et fonderait votre jugement d’identité, permettrait de reconnaître la personne même si elle a vieilli, même si elle a changé, et ça ne dépend pas de vous, ça dépend de qui la regarde,  et entre-temps ça peut changer. Et l’âme n’est pas dédiée à un corps en particulier, elle peut habiter n’importe quelle enveloppe dès lors que celle-ci lui offre un principe de vie.

 

Question - Est-ce qu’on peut dire qu’à ce moment-là c’est un peu l’idée de la réincarnation ? Puisque l’âme n’est pas, ne reste pas avec un seul être, quand l’être meurt ou même si il ne meurt pas, si l’âme a envie d’aller ailleurs, elle y va puis voilà ! ?

 

P.Y.Gaudard - Beaucoup plus compliqué que ça ; dans la réincarnation, ce n’est pas l’âme qui choisit là où elle a envie d’aller, et en plus, quand elle est dans un corps, elle y reste.

 

Question - Dans la réincarnation, elle y reste ?

 

P.Y.G. - Oui, elle y reste, jusqu’à ce que ce corps disparaisse. Mais là ce n’est pas du tout le même principe. C’est-à-dire qu’il y a une beaucoup plus grande volatilité, si je puis dire. Il peut y avoir une métamorphose ; l’âme quitte la forme vivante sans que celle-ci disparaisse, elle ne meurt pas.

 

Alors, qu’est-ce que c’est une personne ? Eh bien, une personne, c’est une âme qui dispose d’un point de vue pouvant être animal, esprit ou humain. Et Viveiros de Castro a fondé son analyse sur l’étude des pronoms cosmologiques, et notamment la manière dont les Indiens se désignent grâce à ces pronoms. Il s’intéresse à l’auto-désignation  amérindienne, notamment comment ils vont dire : « Nous, les personnes, les vraies personnes, les véritables gens », et ça fonctionne moins comme des noms que comme des pronoms. Ces formes d’auto-désignation ne sont jamais partagées devant les étrangers car on ne saurait inclure l’étranger dans cette catégorie fermée, elles dénotent toujours un « nous » collectif, une position de sujet ; un sujet collectif. Ce qui est intéressant c’est que sur le plan linguistique de nombreuses langues amérindiennes disposent de deux formes pronominales, pour la première personne du pluriel. Un « nous » exclusif, « nous » sous-entendant « pas vous », s’oppose en effet souvent à un « nous » inclusif, nous, tout l’auditoire.

Et donc Viveiros de Castro va glisser progressivement de cette autodéfinition de l’humanité vers la notion de personne qui serait synonyme en Amazonie ou chez les peuples amérindiens, non pas de…, cette humanité ne définirait pas une espèce, une catégorie d’espèces mais un statut social. Est alors personne celui qui dispose d’un point de vue sur le monde et a un point de vue animal ou humain, celui qui a une âme. C’est pour cette raison par exemple que des termes comme « wari » ou « dene » ou « masa » signifient « gens » mais qu’ils peuvent être dits pour des classes très différentes d’êtres. Dits par les humains, ils dénotent les êtres humains, dits par les cochons sauvages, ils s’auto-réfèrent aux cochons sauvages.

 

Alors qu’est-ce que c’est qu’un humain ? Un humain est une personne qui se perçoit socialement et morphologiquement comme humaine, la forme humaine étant l’apparence physique du sujet pour lui-même et ses semblables. Il se trouve que ces non-humains placés dans une perspective de sujet ne se disent pas seulement « gens » mais se voient morphologiquement et culturellement comme des humains, ainsi que l’expliquent les chamans. C’est-à-dire que les cochons sauvages qui vont se désigner comme êtres humains, eh bien c’est un terme d’auto-référencement, ils se voient comme des humains, et culturellement, ils se pensent comme des humains. Et les chamans sont capables de se déplacer d’un groupe à l’autre. Et Viveiros de Castro va plus loin encore, il dit : si la condition commune aux humains et aux animaux est l’humanité et non l’animalité, c’est que l’humanité est le nom de la forme générale du sujet.

Compliquons un peu les choses, si vous voulez bien car s’il y a des points de vue,  est-ce que tous les points de vue se valent ? Vous pouvez interroger les humains qui vous disent que les animaux ont un point de vue sur eux, et donc vous pouvez savoir si, au-delà  de la répartition qu’ils font d’une manière généralisée de l’intériorité et de la capacité à former un point de vue, si par ailleurs, ils reconnaissent la même valeur à tous ces points de vue, ce qui serait une autre manière de réintroduire de la discontinuité. Alors ceux qui forment un point de vue, que voient-ils depuis ce point de vue ? Est-ce que le perspectivisme est un relativisme culturel ? A savoir que tous ceux qui sont susceptibles de former un point de vue ont un point de vue autonome sur le monde et qu’il n’existe dans ce système aucune représentation correcte et vraie, tous se trompant sur la vraie nature du monde – après tout, on pourrait soutenir que, effectivement, personne ne dit quoi que ce soit qui ait la moindre validité, et que ce n’est pas grave –  c’est la position, au fond, du relativisme culturel, c’est-à-dire que telle interprétation vaut telle autre interprétation, qu’il n’y a pas à les hiérarchiser, que ça constitue des points de vue autonomes sur le monde.

Pour Viveiros de Castro le perspectivisme n’est pas un relativisme culturel parce qu’il ne produit pas de représentations convergentes ou divergentes sur un monde unique et objectif. L’idée que le relativisme culturel pourrait conduire tout le monde à se tromper, est uniquement fondée sur l’idée qu’il y a des représentations qui peuvent être plus ou moins vraies, voire plus ou moins fausses par rapport à quelque chose qui serait l’étalon sur lequel se fondent ces représentations, à savoir un monde objectif. C’est pour cela que le relativisme culturel suppose une diversité de représentations subjectives et partiales portant sur une nature externe, une et entière, indifférente à la représentation.  Eh bien c’est exactement le contraire que proposent les Amérindiens : une seule culture due au fait qu’il y a la répartition de l’intériorité chez tous les existants, de multiples natures. Et donc ce qui fait dire à Viveiros de Castro que le perspectivisme n’est pas un relativisme culturel, mais un multi-naturalisme. Car une perspective n’est pas, selon lui, une représentation. Ce qui paraît étrange quand même ! Alors, comment Viveiros de Castro justifie cette position ? C’est que le point de vue est situé dans le corps et non pas dans l’esprit. Ce sont des yeux. Partout.

 

Question - La culture New Age, est-ce un courant proche de l’animisme ?

 

P.Y.Gaudard - Ecoutez, je dirais que la culture New Age, c’est un des avatars de la culture occidentale qui a su faire des emprunts à certaines cultures et à certaines sociétés animistes, mais je ne crois pas que ce soit véritablement une ontologie animiste.

 

En fonction du corps, avec ses capacités, ses possibilités, ses sens, ses nourritures, ses besoins, son habitus, son socius, etc. etc., le point de vue est différent. Mais ce qui est perçu est d’ordre équivalent, humanité de soi, bestialité des autres, une vie faite d’activités de chasse, pêche, prédation, vie de village, etc. Dans ce schéma, le modèle de l’esprit est l’esprit humain partagé par toutes les personnes, et les personnes ça n’inclut pas que les humains. Le modèle du corps est le corps animal, à l’origine des points de vue et des mondes perçus ; tous deux respectivement au sommet de leur brillance, de leur développement, de leur complexité, de leur efficace. On peut dire que les Amérindiens postulent une continuité métaphysique et une discontinuité physique entre les êtres, la première découlant de l’animisme, la deuxième du perspectivisme. Et cela aboutit ni plus ni moins à un renversement du dualisme nature/culture sur lequel est fondée notre civilisation. Philippe Descola considère que ce dualisme est caractéristique de la société occidentale et qu’on ne le retrouve pas justement chez les Achouars et dans nombre de sociétés aussi bien en Afrique, en Sibérie, en Amazonie. Viveiros de Castro, lui, ne dit pas qu’il faut se départir, qu’il faut renoncer à ce dualisme nature/culture, mais il entend le renverser. Et si le naturalisme pris dans le sens de celui de Philippe Descola c’est la continuité des physicalités, à savoir le fait que nous tous, tous les êtres vivants ressortissent de la chimie du carbone, chaîne des êtres, chaîne évolutive des vivants etc…, et la  discontinuité des intériorités, le refus de l’universalité des affects, du psychisme, voire de l’âme humaine, (le naturalisme scientifique ne reconnaissant pas pour sa part la dimension spirituelle ou extra matérielle aux intériorités postulées ici.

Donc, si le naturalisme propose une universalité des corps et de la substance opposée aux particularismes subjectifs des esprits et des signifiés, le multi-naturalisme de Viveiros de Castro propose un particularisme subjectif des corps et de la substance opposé à l’universalité objective des esprits et des signifiés. Il a même une formule que je vous cite :
« Si le multiculturalisme occidental est le relativisme en tant que politique publique, le chamanisme perspectiviste amérindien est le multi-naturalisme en tant que politique cosmique.»

 

J’aimerais consacrer le peu de temps qu’il nous reste à vous présenter quatre propriétés qui sont caractéristiques du perspectivisme. La première c’est que le perspectivisme a probablement une distribution continentale, mais pour ma part, je pense qu’il faudrait travailler sur cette question parce que c’est beaucoup plus large que la seule Amérique du Sud ou la seule Amérique, mais en tout cas, il semble bien qu’y ait cette distribution en Amérique, tout du moins pour la proposition centrale du perspectivisme, c’est-à-dire celle du voir et connaître avec les yeux de l’espèce et se considérer comme une personne. Du Nord au Sud en passant par le Centre et les sociétés des Basses Terres à celles des plateaux, des petits groupes de chasseurs aux ensembles civilisationnels tels que les Mayas, les Incas, les Pueblos et les Nouas, s’étendent des mondes où les animaux et les astres se perçoivent comme des personnes, à l’égal des humains. La mythologie ou les pratiques chamaniques ne sont pas les seuls domaines où le perspectivisme trouve à s’exprimer. Notamment, on peut faire des hypothèses tout à fait intéressantes concernant les géoglyphes, c’est-à-dire, vous savez, ces dessins qui sont tracés sur le sol et qu’on ne peut voir que si on est en altitude. Les fameux géoglyphes de Nazca, relèvent très probablement de ce concept. Les géoglyphes de Nazca ont été découverts en 1926, dans le  sud du Pérou. Ce sont de grandes figures tracées sur le sol, souvent d’animaux stylisés, parfois simples lignes longues de plusieurs kilomètres qui se trouvent dans le désert de Nazca. Le sol sur lequel ils se dessinent est couvert de cailloux que l’oxyde de fer  a colorés en rouge. En les ôtant les Nazcas ont fait apparaître un sol gypseux, grisâtre, découpant les contours de leurs figures, c’est-à-dire qu’il suffit de retourner des cailloux, ça change la couleur, et quand vous vous trouvez en altitude, ça représente un animal.
La deuxième caractéristique du perspectivisme est le très faible développement de la domestication des animaux qui, en Amérique, est d’une incroyable médiocrité, si je puis dire, si on la met en regard de la stupéfiante performance de l’Amérique pour la domestication des végétaux. Mais il faut nuancer cette deuxième propriété parce que, chemin faisant, on va trouver quand même le moyen de montrer que cette propriété qui serait celle de tous les existants d’être dotés d’une intériorité, est néanmoins à relativiser parce que ce ne sont pas nécessairement tous les animaux ni tous les représentants d’une espèce qui vont faire l’objet d’une spiritualisation. Il y a là un procédé symbolique qui va conduire à ne prendre que les animaux dont on pourrait dire qu’ils sont bons à penser et dont beaucoup – ce qui ne gâche rien – en sus, sont bons à manger,  mais ils sont à haut rendement symbolique, les singes atèles ou les pécaris pour leur grégarisme, les coatis ou les agoutis pour leurs habitudes des établissements humains, le jaguar pour sa compétition prédatrice, les aigles et les harpies pour leur fréquentation de l’empyrée, etc… etc.

Et, d’une certaine manière, on pourrait aussi considérer qu’à partir du moment où la possibilité de former un point de vue n’est pas universelle, qu’elle ne concerne pas tous les animaux,  c’est alors une critique que l’on peut opposer à la manière dont Viveiros de Castro a construit son modèle, mais, je ne rentrerai pas dans ce détail maintenant. Ce qui est important c’est de retenir que, au fond, le perspectivisme cherche des représentants animaux.
Ce qui constitue la troisième propriété c’est qu’ils vont rechercher ce qu’on appelle la mère du gibier ou les mères du gibier lorsqu’elles existent, et qui constituent en quelque sorte les hypostases de certaines espèces animales auxquelles elles sont associées. Repérer ces mères du gibier permet d’introduire un champ intersubjectif humain animal, là même où les animaux empiriques ne sont pas nécessairement spiritualisés.

La quatrième propriété qui me paraît la plus importante et la plus intéressante, c’est qu’il semble bien que le perspectivisme soit la condition de l’existence du chamanisme. Le perspectivisme amérindien entretient un rapport essentiel avec le chamanisme dont il est à la fois le fondement théorique et le champ opératoire.

Et il existe des lieux où la différence des points de vue peut s’annuler. Effectivement, l’ontologie qui découle du perspectivisme n’est accessible qu’en raison de l’existence de quatre lieux géométriques où toutes les perspectives s’annulent.

Le premier de ces lieux c’est le chaman. Le chaman grâce à ses auxiliaires est effectivement le spécialiste de cet endossement des perspectives multiples ; il peut délivrer à son groupe le point de vue des ennemis ou des pécaris, parler du festin des anacondas, manipuler les âmes et les corps comme les mondes, dire le secret des ontologies.

Le mythe, deuxième lieu. Le mythe parle d’un temps où hommes et bêtes communiquaient et se voyaient tels qu’ils sont dans le point de vue de chacun. Chaque espèce y apparaît aux autres êtres comme elle apparaît à ses propres yeux, c’est-à-dire comme humaine. D’une certaine façon tous les personnages qui peuplent la mythologie sont des chamans. La rencontre et l’échange avec l’autre est un moment terrifiant de communication normalement impossible, toujours marginale et inquiétante, cette rencontre transforme ses interlocuteurs en passeurs métaphysiques ; les chamans sont des passeurs métaphysiques.

Et enfin, un quatrième lieu et je conclurai là-dessus, pour aujourd’hui, c’est le cannibalisme. Le cannibalisme en tant qu’il constitue une manducation du point de vue de l’autre. 

 

P-Y. Gaudard