Pierre-Yves Gaudard : Que nous apprend la clinique de la phobie sur les sociétés traditionnelles ? -3

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES11, le 7/12/2015

Psychopathologie et anthrologie 

J'avais prévu de soutenir mon propos de ce soir en ayant recours à quelques illustrations, puisque notre compréhension en passe souvent par l'imaginaire, quelques images m'auraient aidé, sachant que le modèle de notre connaissance du monde vient se calquer sur la possibilité de reconnaître notre propre image dans le miroir, mais la technologie n'est pas de la partie. La clinique de la phobie m’intéresse en tant qu’elle permet d'illustrer quelque chose qui viendrait déroger à l'universalisme perceptif, conception largement partagée que nous percevrions tous la même chose.

Il suffit de faire référence à la clinique de la psychose pour savoir qu'il n'en est rien et que dans la psychose, comme sans doute Danielle Brillaud vous l'a montré, les informations devraient emprunter normalement les canaux qui permettent de se rendre compte de ce qui vient de l'extérieur par opposition à ce qui est à l’intérieur. Dans le cas de la psychose le clivage entre le dedans et le dehors n'étant pas en place, ces informations, les motions pulsionnelles qui normalement relèvent de l'intérieur vont emprunter le chemin du dehors pour venir se signaler notamment sous la forme des hallucinations auditives. Bien que les psychotiques aient les mêmes yeux, les mêmes oreilles et autres organes de perception que nous, pourtant ils entendent des voix. Il y a bien quelque chose de différent qui fait que le principe même de l'universalisme perceptif est battu en brèche par la clinique de la psychose.

La phobie me semble tout à fait intéressante de ce côté-là, car elle permet de montrer que la question du regard est à distinguer de celle de la vision. On pourrait partir du principe que tout un chacun, à moins d'avoir connu une altération congénitale ou accidentelle, est doté de la capacité de voir. La capacité de voir est à différencier de celle de disposer d'un regard, parce que le regard suppose  un cadrage spéculaire qui nous est notamment fourni par le fantasme ; c'est pour ça que l’on dit que c'est par la fenêtre du fantasme que s'opère le cadrage spéculaire et que peut se mettre en place ce qu'il en est d'un regard. Ce qui veut dire en d'autres termes que l'objet petit a -regard peut très bien être chu, nous ne serions donc pas dans la psychose, mais que ce n'est pas parce que l'objet regard est chu que par ailleurs il est mis en fonction. Dès lors, on peut très bien avoir une perte de l'objet petit a et avoir quelque chose du cadrage spéculaire qui sera fragilisé et c'est exactement ce qui correspond à la clinique de la phobie. Le phobique au fond ne parvient pas d'emblée à crypter l'objet par le biais du symbolique et il va avoir besoin, pour filer une métaphore d'alpinisme, d'une prise intermédiaire même si celle-ci est de mauvaise qualité, c'est-à-dire qu'il va avoir besoin notamment de l'image et c’est tout à fait intéressant de voir la place que tient le dessin du pferd, du cheval, dans le cas du petit Hans, le dessin en lui-même garde une dimension imaginaire qui va permettre au petit Hans d'avoir accès au symbolique et qui va lui permettre un cryptage de l'objet.

Qu’en est-il de la fragilité du spéculaire ? Et bien je dirai que le phobique ne se laisse pas aller à croire, car c'est une question de croyance. Vous verrez pourquoi j'insiste sur ce mot de croyance dans la perspective de comparer des systèmes symboliques différents entre d'une part le monothéisme, l'hénothéisme et les systèmes qui reposent sur l'animisme et sur une pluralité de représentations de l'instance phallique. Eh bien on peut faire l'hypothèse que la clinique de la phobie nous renseigne quant à la possibilité de l’existence d'un type de croyance qui ne soit pas tourné vers le UN. Quand nous nous déplaçons en tant que névrosés dans l'espace, le nouage entre le réel, le symbolique et l'imaginaire nous permet de nous comporter, sans nous en rendre compte, comme si cette image était structurée par le UN. 

Je voulais vous montrer ce qu'il en était de notre regard. Vous pouvez regarder par exemple le tableau « La Vierge à l'écran d'osier » - toile du XVe siècle, avant l'invention de la perspective. Vous n'êtes pas guidés par la perspective. Votre regard va procéder, c'est tout à fait le mot, de la manière suivante : il va aller explorer des détails dans une zone du tableau puis il ira voir dans une autre zone. Ce n'est pas une vraie perspective, il n'y a pas le point de fuite qui est organisé par les parallèles qui viennent structurer le regard. Ce qui est intéressant c'est que votre regard va se laisser attirer par les détails, une fois qu'il aura repéré et énuméré les détails dans une zone il va aller dans une autre zone.

Pour illustrer l'affaire, on peut s’intéresser au mouvement brownien. Le mouvement brownien  est une expérience à partir de particules qui donne le sentiment d'un mouvement aléatoire et qui correspond assez bien au mouvement de votre regard sur cette toile qui n'est pas organisée par la perspective. Donc il y a là quelque chose qui nous incite à insister sur le détail et à ne pas pouvoir bénéficier de la facilité qui est celle de la perspective. La perspective structure notre regard, elle vient homogénéiser l'espace, ce qui rend notre déplacement dans cet espace beaucoup plus simple, mais au prix – diraient les phobiques – de renoncer aux détails. Et si je dois caractériser la phobie, c'est avant tout une pathologie de l'imaginaire, une pathologie de l'espace qui refuse que son regard se laisse structurer par le UN, parce que laisser son regard être structuré par le UN, c'est pour le phobique renoncer aux détails. Et vous retrouvez bien là quelque chose d'un monde pluriel qui est dû à la multiplicité des détails qui vient s'opposer à un monde qui est d'abord et avant tout régi par le UN.

Il y a pour le névrosé quelque chose qui consiste à reconnaître son image dans le miroir. Pour le phobique, l'opération est un peu plus délicate, il ne s'agit pas d'arriver à reconnaître que l'image qu'il voit dans le miroir est la sienne, puisque ça lui paraît réducteur, simplificateur, mais de s'habituer à cette image comme étant la sienne. Ce qui n'est pas tout à fait la même chose et c'est de ce point de vue-là que l'on peut parler de la fragilité du cadre spéculaire dans la phobie. 

C'est toujours le point d'incertitude, cette image ne fait pas totalité, ne définit pas un cadre spéculaire relativement stable comme c'est le cas dans la névrose.

Le phobique, et le petit Hans est tout à fait intéressant ce point de vue-là, le phobique  c'est avant tout aussi un démystificateur, c'est quelqu'un qui se méfie de la croyance facile et rapide.  C'est  quelqu'un qui n'a pas du tout la même position que celle de l'hystérique. Je cite le petit Hans : « Est-ce que tu crois, papa, qu'il sait le professeur ?». Il parle de Freud. Alors que la mère est dans une espèce d'admiration béate pour Freud, le petit garçon demande « si le professeur sait ». Les patients phobiques en général sont des démystificateurs de la croyance et de tout ce qui se rapporte à  la suggestion, c'est-à-dire que le phobique fait preuve d'une lucidité cristalline et immobile. La phobie est une dénonciation de la suggestion. J’associe ces deux mots lucidité et cristalline parce qu'il y a là une capacité à percevoir les détails, les incohérences, les imperfections  que l'hystérique a tendance à balayer du revers de la main, pris qu'il est dans sa croyance et l'immobilité, c'est-à-dire aussi quelque chose qui ne se laisse pas  emporter par la suggestion. Et c'est à ce titre que l'on peut véritablement dire que la phobie est une dénonciation de la suggestion. Christiane Lacôte fait fort justement remarquer que l’on  pourrait établir un lien entre la phobie et cette admirable question posée par Lacan : « Qu'est-ce que penser avec ses pieds ? »,  c'est-à-dire qu'est-ce qu'un parcours, qu'est-ce qu'un intervalle, quelle est l'articulation entre le regard, le mouvement et l'image ? J’emprunte cette remarque qui me paraît tout à fait considérable à Christine Lacôte. 
Je vais aborder ma question du cannibalisme, qui paraît si étrange aux européens monothéistes. Le cannibalisme, dans l'ontologie amazonienne et indienne d'une manière générale, joue un rôle important qui m'amènera à essayer de développer par la suite des différences dans les modalités de subjectivation. Nous avons tendance à fonctionner avec la projection, c'est-à-dire un mécanisme qui participe de l'identification par le grand Autre. Eh bien dans l'ontologie amazonienne il y a des subjectivités qui semblent être fondées sur l'introjection et le cannibalisme, de ce point de vue-là, est un rituel qui prend une dimension symbolique. Le cannibalisme n'a pas à être ramené à une activité trophique, il ne s'agit pas de se nourrir en  mangeant des humains, il ne s'agit pas de satisfaire son besoin en calories journalières, c'est un acte symbolique qui participe de la mise en place de cette modalité de subjectivation qui serait fondée sur l'introjection et non pas sur la projection. Et c'est tout à fait intéressant de mettre cela en relation avec l'hypothèse que formule  Christiane Lacôte à propos de la phobie, hypothèse d’une isolation du circuit pulsionnel  propre au regard  par rapport aux autres circuits pulsionnels qui sont habituellement intriqués les uns aux autres ; et cette isolation du circuit pulsionnel propre au regard ne serait pas une isolation de type sublimatoire, comme on peut en rencontrer dans l'hystérie, mais elle serait liée à une certaine régression vers un circuit modèle qui serait celui de la pulsion orale. Et ça c’est tout à fait intéressant justement. J’ai proposé la semaine dernière une formule qui permette de poser d'une part la paranoïa et d'autre part la phobie : le paranoïaque « ça le regarde de toutes parts », pour le phobique la formule qui conviendrait le mieux serait « c'est susceptible de le regarder ». Et si on se rapporte à l'hypothèse d'une autonomisation du circuit pulsionnel du regard qui viendrait sur un mode régressif se calquer sur celui de la pulsion orale,  vous aurez vite fait de comprendre que, non seulement c'est susceptible de le regarder mais c'est aussi susceptible de le « bouffer ».

Et il y a là quelque chose de tout à fait intéressant, c'est que le cadre spéculaire qui est le nôtre dans la névrose est un cadre qui permet l'activité sublimatoire et qui permet l'homogénéisation de l'espace de manière à ce que nous puissions nous déplacer dans cet espace sans payer un prix exorbitant à l'imaginaire. Il y a une unification qui va de pair avec la croyance dans le UN. L'espace pour le phobique n'est pas UN, on ne doit même pas dire qu'il est diffracté, ni morcelé ce qui supposerait qu'à un moment donné il a été unifié. Or ce n'est pas le cas. Il n'a jamais été unifié et l'amour de la chambre correspond à cette espèce de difficulté majeure pour le phobique de sortir de la pièce dans laquelle il est reclus, il s'y plaît dans cette chambre, il ne veut pas en sortir ; cette difficulté à sortir est due au fait que dans cette chambre l'opération aurait fonctionné et qu’elle aurait pu homogénéiser l'espace, qu'elle aurait pu du coup le protéger de ce qui serait susceptible de surgir et de l'avaler ; mais le phobique procède sur le mode d'une énumération, il va énumérer tous les objets qui s'y trouvent. Et comme pour son image il va s'y être habitué.

Je disais tout à l'heure qu’il était nécessaire qu'il s’habitue à cette image comme étant la sienne.  Pour ce qui se passe dans la chambre, c'est la même chose ; il a une énumération des objets et où que se porte son regard, il perçoit les détails liés à ces objets et il s'y est habitué, ce qui fait que le lieu est un lieu qui semble protecteur, familier. Mais dès qu'il ouvre la porte et qu'il est question de traverser l'espace extérieur, compte tenu de son immensité et de sa dangerosité, il ne peut pas passer son temps à énumérer tous les objets qu'il va croiser pour essayer de se familiariser avec eux. Il ne bénéficie pas de l'homogénéisation du mode et de l'espace par le biais du UN. Le prix qu'il va devoir payer pour sortir de la chambre est considérable. C'est un prix à payer à l'imaginaire. C'est dans le rond de l'imaginaire qu'est prise la question de son existence. On pourrait presque dire, même si c'est abusif de le dire comme ça, qu'il a le plus grand mal à ex-sister au langage en tant que sujet, mais que cette existence néanmoins est possible parce qu'elle est prise en charge par l'imaginaire. Pour cette raison, la disparition de ce symptôme du jour au lendemain pourrait avoir un effet d'angoisse absolument considérable.

Qu’en est-il de l’énumération ? Les obsessionnels sont capables aussi de faire des énumérations ; ils peuvent faire des listes eux aussi. Alors quelle est la différence entre l'énumération obsessionnelle et l'énumération phobique ? L'énumération du phobique justement, c'est ce fameux mouvement brownien, ce va et vient permanent du regard et le trajet qu'il décrit entre les différents objets, exactement comme votre regard se déplace sur la « Vierge à l'osier » quand vous regardez la toile citée tout à l'heure.

 

Alors comment se pose la question de l'identité pour le phobique ? Et comment se pose la question de l'identité sexuée ? Le refus de la mascarade hystérique, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'avoir une image ou d'être une image, voire de n'en être qu'une, d'image, mais il s'agit là aussi de s'habituer à une image, il s'agit que cette image, au fond, finisse par constituer quelque chose qui serait une compagnie familière. C'est comme si l'image dans le miroir était une accompagnatrice dans le miroir.

 

Question - Quelles sont les conséquences dans la vie quotidienne pour ces personnes, comment peuvent-elles se rendre à leur travail tous les matins si la sortie dans le monde est très difficile ?

 

P.Y. Gaudard - C'est une excellente question mais la réponse c'est la clinique de la phobie justement. La grosse difficulté pour les phobiques c'est d'arriver à leur séance ou à se déplacer pour aller au travail. Il m'est arrivé d'avoir des patients qui, sachant qu'ils avaient une séance à 16 h par exemple, partaient 4 heures à l'avance et empruntaient des chemins de transport en commun qui les rendaient dans des lieux à l'opposé de mon cabinet, ils y passaient parce que ça leur était familier. Je recevais à un moment donné un étudiant qui avait fait ses études dans telle université de Paris et quel que soit l'endroit de Paris où il se rendait,  il passait d'abord par la station de métro de son université. Et il mettait 4 h pour venir à ses séances. Quand je parle de prix considérable à payer à l'imaginaire et à l'espace, c'est un prix qui peut parfois rendre la vie sociale ingérable.

 

Question - L'énumération des obsessionnels c'est comment ?

 

P.Y.G - C'est faire des listes qui viennent subsumer des choses sous un concept, sous un signifiant, c'est-à-dire au fond à faire des séries. Là ce n'est pas ça. Il s'agit d'une énumération qui consiste dans le trajet du regard d'un objet à l'autre.

 

La clinique de la phobie  pose donc la question de ce qu’est l’identité pour un phobique et pose aussi la question de savoir : est-ce que l'image que je vois dans le miroir est semblable à elle-même ? On touche ici à une question  tout à fait fondamentale, c'est une des conditions dans l'opération de la substitution, c'est-à-dire de la métaphore. Est-ce qu'il peut y avoir dans la phobie véritablement cette opération de substitution qui débouche sur, qui autorise une métaphore ? Est-ce que dans la phobie, la seule opération possible serait celle de la contiguïté ? Pour pouvoir substituer un signifiant à un autre signifiant, il faut qu'ils soient clairement distincts, même si la définition d'un signifiant c'est de ne pas se signifier lui-même, il faut bien considérer qu'il faut qu'ils soient bien différenciés pour que je puisse substituer l'un à l'autre. Si on est dans un rapport de contiguïté l'opération devient plus problématique. 

J'ai parlé de la relation entre le cadre spéculaire défini par le fantasme et l'accompagnateur et c'est là où l’on peut considérer que  l’accompagnateur (ou l'accompagnatrice) joue un rôle tout à fait décisif dans la phobie, un peu comme s’il prenait en charge la négociation de l'espace. Il est délégué aux échanges avec le monde extérieur et il permet de mettre en place une fiction, certes irritante pour le phobique, voire un peu ridicule et parfois dérisoire, soit la fiction du « comme si », c'est-à-dire que dans le fantasme il y a cette fonction du « comme si », avec un cadre et son centre. Et l'accompagnateur va permettre un certain nombre de scénarios liés à ce que le fantasme met en scène, ce qui permet de renforcer le cadre spéculaire, de le faire tenir un tant soit peu, d'éviter que l'objet fasse retour sur un mode éruptif et fasse exploser la continuité de l'espace. Or ce fantasme, le phobique ne veut pas ou ne peut pas le soutenir. Et il faut bien se demander si le bénéfice secondaire qu'il trouve à la phobie, c'est de maintenir ce sur quoi j'ai déjà insisté au début, à savoir le sens du détail,  l'intelligence qui permet la démystification et qui fait que le phobique entretient un rapport lointain avec le fantasme. Le phobique va même aller jusqu'à démystifier l'effet de sidération que peut produire sur nous l'image. Il va mettre en cause l'image elle-même et notamment son illusoire commodité d'écran « à imbéciles », image qui nous protège de ce qui est insoutenable, à savoir l'irruption du regard comme objet petit a dans le Réel.

Dans la phobie, tous les écrans imaginaires qui nous protègent sont rendus à leurs mensonges, et je dirais que  dans la phobie il y a une haine fondamentale pour l'hystérie. Mais la position du phobique n'est pas facile à tenir, parce qu’à la fois il est dans une haine fondamentale pour l'hystérie et pour les écrans imaginaires à imbéciles, et en même temps évidemment il redoute le surgissement, l'irruption absolument paralysante pour lui.

On a l'habitude cliniquement de ne pas faire la différence entre la phobie et l'hystérie. Il y a des réactions dans l'hystérie qui pourraient laisser penser que l’on a affaire à de la phobie, phobie des souris, phobie des araignées. Mais je dirais que cliniquement ce qui permet de faire la différence entre l'hystérie et la phobie, c'est la dimension du dégoût dans l'hystérie. Cet objet qui dégoûte, permet de reconnaître l'hystérie. Des situations, comme le disait Freud, qui normalement sont sexuellement excitantes suscitent le dégoût.  Les petites choses (des souris par exemple) fines qui se baladent, sont  susceptibles de susciter le dégoût. Ce qui amène à faire une différence entre le dégoût et la panique : le dégoût serait ce qui caractérise la réaction de l'hystérie et la panique ce qui effectivement caractérise la réaction du phobique.

Le phobique dans son rejet de l'hystérie a la conscience d'un grand danger devant l'amour que porte l'hystérique à la suggestion, suggestion du mystère, d'un au-delà qui n'est que celui de l'insatisfaction imaginaire subjective et non d'un passage vers la fonction symbolique du phallus. L'hystérie institue souvent un rapport de suggestion au signifiant, elle le rend turgescent  ou alors complètement vide, en alternance. Là aussi il est intéressant de relire le petit Hans ; on est frappé par la stupidité de la mère de Hans qui va violenter son fils par ses interprétations, ses suggestions venues tout droit d'un rapport de sidération amoureuse à l'égard de Freud. Le phobique a un rapport de souffrance fondamentale par rapport à la suggestion, c'est pourquoi systématiquement, il va s'attacher à la démystifier et à la démarquer. Dans le cas du petit Hans, c'est la seule présence actuelle du père qui fait plus ou moins fonction de la place symbolique du père. Il faut qu'il soit présent pour que ça opère, cela veut dire en conséquence que le discours de la mère, hystérique, ne situait la place du père comme père que par suggestion, sur un mode plus ou moins imaginaire, mais qui ne venait pas instituer sur un mode symbolique cette place comme étant une place d'exception. Et donc le petit Hans et le phobique d'une manière générale sont livrés à des plaques de suggestion dans le discours paternel ou maternel, c'est-à-dire à des moments où des mots sont susceptibles de provoquer la sidération propre à la névrose mais qui font rire ou souffrir le phobique. Ça ne marche pas avec lui. Il y a aussi une alternance dans la phobie, c'est plutôt la sujétion hystérique qui livre le phobique à une alternance, où d'une part les mots sont phallicisés, turgescents, et au contraire à d'autres moments ils sont vides, ce sont des plaques. Et cette croyance sidérée que Hans repère si bien chez ses parents est intermittente, parce que justement ce sont des plaques ou des placages.

Qu'est-ce que cela veut dire au fond ? Cela veut dire que le phobique a été livré dans son rapport au signifiant à un discours qu'il ressent comme alterné, c'est-à-dire tantôt pris dans des réseaux, qui ne sont que des réseaux suggestifs, par rapport au phallus en particulier, et tantôt errants quand la suggestion est justement démarquée dans son infirmité symbolique ou quand elle ne tient plus.

Vous avez là une structure, qui n'est pas de la psychose,  qui n'est pas non plus complètement de la névrose. C'est comme s'il s'agissait là d'une plaque tournante entre la psychose et la névrose. Néanmoins il y a dans la phobie la possibilité d'un certain cryptage et d’une mise à distance de l'objet qui permet, par la suite, éventuellement de pouvoir utiliser la dimension symbolique. Alors grâce à la dimension symbolique et avec le recours de l’accompagnateur pourra se mettre en place quelque chose qui s’apparentera à la croyance hystérique et qui  permettra au phobique de s’habituer à cet espace toujours pluriel ; cet espace est pluriel au sens où il y a toujours la possibilité que quelque chose surgisse venant ouvrir un nouvel espace dans lequel il est susceptible de disparaître ou d’être avalé.

Charles Melman insiste énormément sur le fait que la phobie est une pathologie de l'imaginaire et une pathologie de l'espace. C'est tout à fait important, parce que sinon on se cantonnerait à faire des listes des supports de la phobie. Il y aurait l'agoraphobie, la phobie des pigeons, la phobie des souris, que sais-je encore. Il y a des listes absolument considérables. Or d'insister sur le point de vue imaginaire permet de trouver quelque chose qui rende compte structurellement de la phobie, c'est-à-dire de ce rapport à l'espace qui n'est pas homogénéisé par le UN.

Dans les premiers tableaux où l’on a utilisé la perspective, on a trouvé des artifices qui permettaient de se protéger de la menace que pouvait constituer justement le point de chute. 

Dans les perspectives de Le Corbusier sur la ville moderne, on voit bien comment le point de fuite organise l'architecture. La transcription dans l'architecture urbaine de l'invention de la perspective donne les grandes avenues que nous connaissons notamment dans la ville de Paris, qui permettent par exemple de voir de la cour du Louvre jusque l'Arche de la Défense. Il y a là quelque chose qui est venu structurer l'espace autour du UN, quelque chose de tout à fait considérable et qui donne sa beauté à Paris. Mais c’est justement dans ce genre de lieu  que les phobiques vont connaître leur crise de panique ; ce n’est pas dans les petits espaces confinés, dans les petites ruelles moyenâgeuses d’une ville fortifiée.

Insister sur la dimension de la pathologie de l'imaginaire permet de faire le lien aussi avec la phobie des animaux. Les animaux, en tant qu'ils sont des automatons, c'est-à-dire mus par une force première, ont une autonomie dans leurs déplacements dans l'espace. Pour le phobique  l’animal phobogène devient un objet qui a est l'équivalent du point de chute, qui surgit dans son espace. Vous voyez comment la langue nous piège, parce que je dis « surgit dans son espace », cela renvoie du coup à l'idée que l'espace est homogénéisé pour lui. C'est dans les espaces auxquels il est confronté qu’il y a en a un qui s'ouvre subitement de par la présence de l'animal phobogène, qui vient créer un trou susceptible de l'avaler, de le faire disparaître ; il est susceptible de disparaître dans cet espace qui vient de s'ouvrir parmi les espaces qu'il connaissait déjà. Habituellement le refoulement nous permet de structurer l'espace, de l'homogénéiser, de considérer qu'il est UN avec ce point de chute et qu'il n'y a qu’à se laisser guider, que les choses sont homogénéisées ; c’est fort commode ça permet de se déplacer. Pour le phobique ça ne marche pas aussi simplement au niveau refoulement, dans la mesure où c'est toujours susceptible de lui arriver, de lui « sauter à la gueule ».

 

Question - Qu'est-ce qui a pu se passer avant la métaphore paternelle pour le phobique, pour qu'il soit resté dans le circuit pulsionnel primaire ?

 

P.Y.G - C'est une bonne question. Le phobique a un rapport à l'hystérie, fait de haine et de terreurs devant la dangerosité de cette hystérie dans la mesure où le discours hystérique est entièrement tissé de suggestions. Quel est alors le véritable abandon maternel dont souffre le phobique et qui est si patent chez le petit Hans.  C'est-à-dire qu'il s'agit au-delà des apparences de sollicitude, d'un abandon. Pourquoi est-ce que c'est un abandon ? Et bien en ce qu’elle ne l'aide pas dans le passage vers la fonction paternelle, puisque pour elle ce n'est que  croyance, que placage ; et que ce sur quoi elle va venir tenter d'opérer le passage pour l'enfant vers la fonction paternelle, c'est un moment de suggestion et pas plus, c'est-à-dire quelque chose de précaire. Cet abandon est tout à fait saisissable au creux du discours hystérique qui ne renvoie qu'aux sidérations de présence, c'est la présence qui va sidérer et c'est moins la fonction phallique que les insignes de la phallicité. Ça abandonne l'enfant à la brutalité des images qui sont susceptibles de surgir. Ça ne le protège pas, alors que d'avoir organisé dans la névrose le passage vers la fonction paternelle ou vers la fonction phallique, permet de mettre en place le refoulement qui vient adoucir la brutalité des images. Et il n'y alors rien d'étonnant que pour l'enfant les choses apparaissent dans leur brutalité si le passage n'est organisé que sur le mode de la croyance et de la suggestion, comme ce que voit Hans, du noir sur la bouche du cheval. Mais qu'est-ce qu'il y a de noir sur la bouche le cheval ? Et pourquoi serait-ce une moustache comme essaye de lui faire dire son père ? Pourquoi ne serait-ce pas seulement du noir brut ?

Il y a quelque chose des corps qui est tenu par le discours et qui peut être vu en quelque chose qui n'est plus tenu par le discours, qui est brut, brutal et ce brutal renvoie au  regard lui-même qui est devenu trop dévorant.

 

Question - Comment la mère peut-elle aider l'enfant vers la croyance paternelle et est-ce que vous pouvez donner une vignette clinique ?

 

P.Y.G - Je ne peux pas répondre aussi facilement. On ne peut pas donner une réponse sur le mode de la recette de cuisine. Ce que je peux indiquer c'est la remarque de Freud qui dit : « j'ai toujours su qu'un jour j'aurai un petit Hans qui viendrait me voir ».

Si je m’appesantis autant sur la clinique de la phobie c'est que  je pense qu'elle va nous être utile pour traiter le thème de mon enseignement qui est de savoir en quoi la clinique de la phobie peut nous enseigner sur les sociétés animistes et comment elle permet de penser un type de croyance qui ne soit pas nécessairement fondé sur cette espèce de rapport de sujétion au UN.

Je dirai que, si le regard est concerné par le circuit oral comme je l'indiquais tout à l'heure dans la phobie, c'est dans la mesure où le regard est concerné par le trou dans le paysage. Et au lieu que ce trou soit institutionnalisé par la perspective, fondu, il y a pour le phobique dans le paysage des blocs de danger brut. Le regard qui voit tout d'un coup le brut ou le point de fuite si dangereux. Dans le tableau des époux Arnolfini du peintre Jan Van Eyck, il y a de la perspective.

 

Question : Pourquoi n'est-ce pas une forclusion du nom du père et plutôt une suggestion de la fonction paternelle ?

 

P.Y.G - Ce n'est pas une forclusion du nom du père parce que par ailleurs, la phobie par le biais de l'image, a réussi à mettre en place un cryptage de l'objet qui néanmoins est chu, c'est-à-dire qu’il n'y pas dans la phobie, ce qu'on dirait dans le jargon lacanien, un retour de ce qui est forclos du symbolique dans le réel, il n'y a pas de retour de l'objet petit a sur le mode de l'hypocondrie. Il y a du point de vue du regard, éventuellement la peur que cet objet, sous sa forme brute, surgisse et fasse disparaître le sujet mais ce n’est pas la même chose qu'une forclusion du nom du père, parce que dans la forclusion du nom du père, c'est le symbolique qui n'est pas en place. On n'est pas dans la psychose, il y a un nouage borroméen entre le réel, le symbolique et l'imaginaire.

Dans le tableau de Van Eyck, ce point de fuite central, on a préféré, plutôt que d'y laisser le vide y placer un miroir qui vient clore et au fond refermer l'espace sur lui-même et rendre le point de fuite moins menaçant qu'il ne le serait.  Et comme cadre du miroir, il y a les épisodes de la vie du Christ. Par le biais de la croyance hystérique monothéiste on est venu border le point de fuite ce qui permet de s’habituer à cette image. Sur l'invention de la perspective, certains soutiennent qu'il a fallu la peste noire pour qu'on accepte que l'espace puisse se centrer sur un trou de mort, alors qu'avant on le refusait. Or ce trou brut, le phobique le perçoit avec horreur, horreur qu’aucun sacrement ne peut résoudre.

 

Je conclurai là-dessus. Du côté de la phobie je crois qu'il y a des enseignements à tirer decette possibilité de croyance qui s’appuie sur les détails et qui perçoit le côté de miroir aux alouettes que peut représenter le monothéisme, monothéisme où la croyance que du père il y en aurait, et qu’il serait là pour nous sauver. Dans l'animisme il me semble que l'on retrouve des éléments qui renvoient à un type de croyance qui n'est pas le même que dans le monothéisme et ce type de croyance me semble emprunter un certain nombre de traits à la phobie. Ce qui ne veut pas dire que ces sociétés, notamment quant à l’ontologie animiste, soient constituées d'individus phobiques.

 

P-Y. Gaudard