Pedro Valente : Histoire des grands paradigmes qui ont structuré les champs épistémologiques de la maladie mentale

Conférencier: 

Conférence EPhEP, MTh3-CM le 19/09/2019

Pierre-Yves Gaudard, le Directeur des enseignements de l’EPhEP, m’a proposé de faire partie de l’enseignement du Module 3 Théories se rapportant à la psychopathologie, et je suis chargé, avec le Docteur Rumen, de vous en parler. C’étaient les seules instructions que j’avais, alors croyez-moi, avec cela, ce n’est pas si simple ! Alors voilà ce à quoi j’ai réfléchi, voilà ce que je vous propose. C’est adaptable, à la condition que vous m’en parliez un peu à l’avance […] ; vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, me faire les suggestions que vous voulez, voilà comment j’ai pensé les choses et je vous dirai après pourquoi je les ai pensées comme ça, peut-être que ça ne correspond pas du tout à ce que vous attendiez. Dans ce cas, n’hésitez pas à me le dire.

 

Ma pratique est celle de médecin psychiatre ; je ne suis pas psychanalyste, je préfère vous le dire d’emblée, je n’ai pas de compétence particulière en analyse mais je crois que vous aurez - aussi bien en Enseignements spécialisés qu’en Cours magistraux, et en TD -, des psychanalystes de très très haute tenue, je ne m’engagerai pas trop sur ce terrain, c’est le Docteur Rumen qui va beaucoup s’en occuper.

Mes objets de recherche personnels sont plutôt centrés sur les rapports entre psychiatrie et société. J’ai longtemps - pendant plusieurs années - dirigé un Séminaire à l’EHESS avec des anthropologues, en particulier avec Samuel Lézé[1] et avec Richard Rechtman[2] qui va, je crois d’ailleurs, venir vous parler dans l’année.

J’essaie de travailler, autant que faire se peut, l’articulation entre la manière dont nous pensons la maladie mentale et le milieu social et politique dans lesquels nous nous plaçons. Je préfère vous dire les choses comme ça plutôt que – parce que c’est un terrain sur lequel je vais assez peu – le terrain de la responsabilité sociale dans l’émergence des nouvelles pathologies mentales. J’en parlerai mais je suis un petit peu plus sceptique sur cette formulation.

 

I.                   Introduction

 

Alors voilà comment j’ai essayé de penser la manière dont je vais vous parler des théories se rapportant à la psychopathologie… Je suis assez féru d’histoire donc je vais pas mal vous parler d’histoire de la psychiatrie, et je vais essayer de mettre en place une articulation autour de l’histoire de certains grands paradigmes psychopathologiques, plus précisément autour de certains grands modes de pensée de la psychopathologie – je pense aux neurosciences, à la psychologie cognitive, etc. – avec la manière dont ça affecte concrètement notre pratique quotidienne.

Je vais par exemple consacrer deux séances, à partir de la prochaine fois où l’on se voit, à la question de l’expertise psychiatrique. Le premier « module » sera consacré à une histoire de l’expertise, j’essaierai de vous parler de la manière dont, depuis que l’expertise fait partie du champ pénal (essentiellement depuis 1810, on peut toujours remonter jusqu’à l’Antiquité mais là quand même !), la manière dont ça s’articule. Ça date quand même de 1810 et du Code Napoléonien. Ça a beaucoup changé vous pouvez l’imaginer en deux cents ans. Ça n’a pas changé par hasard, ça a changé les modalités de pensée de la maladie mentale et de la responsabilité pénale des malades mentaux depuis deux cents ans, mais ça a aussi affecté très concrètement la manière dont les juges voient les malades mentaux, les punissent, les mettent en prison ou les sortent du système pénal, du système judiciaire, etc. Et je vous prendrai quand même des cas assez concrets pour essayer de vous expliquer qu’on n’est pas que dans le domaine de la théorie pure. Tout cela a quand même des implications très concrètes dans la vie de nos malades. J’en profite pour faire un excursus : la plupart d’entre vous travaillent dans le champ psy, très large ? Psy ou social, oui ? Parce que si j’emploie des concepts ou des noms de maladies, de nosographies ou d’articles de loi, il faut m’interrompre et me le dire.

 

Puis, je vais consacrer deux « modules », de la même façon, aux paradigmes cognitivistes où je vous ferai d’abord une première séance consacrée à l’histoire des concepts scientifiques qui ont donné naissance à la psychologie cognitive puis aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC) (ce que je ne suis pas mais je m’y suis intéressé) et après je vous ferai un deuxième topo très très précis. Je vous parlerai de la manière dont les malades atteints par exemple de troubles obsessionnels compulsifs  (je vous prendrai un exemple très précis) vivent la façon dont les psychologues cognitifs les voient. Et c’est ça qui m’intéresse, ce n’est pas tant que ce soit vrai ou faux (à vrai dire cette question-là ne m’intéresse pas beaucoup) mais qu’est-ce que ça change dans le regard du malade quand il est vu par exemple par un psychanalyste quand il souffre d’un T. O. C. et quand il est vu par un psychiatre cognitivo-comportementaliste, la manière dont lui ça l’affecte dans le regard qu’il pose sur lui-même. Et je vous prendrai un exemple précis de malades que j’ai pu rencontrer, qui ont souffert et qui souffrent encore d’ailleurs pour certains (pour tous, malheureusement), de troubles obsessionnels compulsifs et qui ont été opérés à la Salpêtrière par exemple. Ce sont des choses extrêmement intéressantes, certains sont opérés donc ils pensent avoir par exemple un trouble dans le cerveau au même titre que l’on peut avoir, je ne sais pas moi, une péritonite, une appendicite, tout ce que vous voulez, une maladie articulaire. Qu’est-ce que cela change pour eux d’être lus comme ça, dans le regard que les médecins, que l’équipe d’une manière générale a sur eux. Et je vais essayer de faire ce saut-là entre l’articulation théorique, la manière dont nous, acteurs du champ médico-social d’une manière générale, voyons, appréhendons nos malades et la manière dont eux se servent de ce regard pour s’appréhender eux-mêmes.

Tout ça a des implications extrêmement importantes, je pense, dans la mesure où notre spécialité a cette particularité de n’être absolument pas asymétrique – le regard se joue dans les deux sens – mais ça je pense qu’on va vous en parler beaucoup avec une conceptualisation bien plus fine que la mienne. Mais en tout cas, pour en rester à des choses extrêmement basiques, un cardiologue quand il écoute un cœur ou quand il voit un cœur, il ne voit qu’un cœur et ça se passe dans ce sens-là, uniquement dans ce sens-là. Quand vous voyez un malade et que vous avez un regard, même sans lui dire, où vous pensez qu’il est un schizophrène pseudo obsessionnel ou un obsessionnel angoissé, lui ne va pas se lire de la même façon. Et ça a des implications dans le regard interindividuel que vous posez et ce double regard est aussi, pour partie, pour partie seulement mais pour partie quand même, lié à la société à laquelle vous appartenez, à laquelle le malade appartient, à l’économie morale dans laquelle nous baignons tous.

Je ne sais pas si vous êtes familiers de ce concept d’économie morale, je vous en touche deux mots avant de vous parler de ce que je vais dire aujourd’hui.

L’économie morale est un concept inventé par un historien anglais, Edward P. Thompson, qui l’a employé dans un champ extrêmement précis. Edward P. Thomson est un historien - il est mort maintenant - spécialiste du monde ouvrier anglais et qui a inventé cette notion pour désigner la manière dont le monde ouvrier parvenait à organiser la propre justification de ses actions.

L’économie morale est un concept qui ensuite a été beaucoup développé par les sociologues, je pense en particulier à Didier Fassin, pour désigner la manière dont chaque acteur du champ social organise son regard et ses actions à partir d’un champ plus ou moins commun de valeurs, de valeurs morales mais aussi j’allais presque dire d’une valeur de vérité, de valeur épistémologique, qui va définir son rapport à autrui et le champ social auquel soit il appartient de fait, soit il souhaite appartenir.

Il y a une économie morale des psychiatres, il y a une économie morale des psychanalystes et il y a une économie morale des patients, qu’ils soient des patients qui font une analyse ou des patients qui sont en TCC. Et c’est cette double articulation qui m’intéresse le plus et que je vais essayer, moi, de vous traiter dans le module qui m’a été imparti à savoir les théories se référant à la psychopathologie.

Je n’avais pas très envie de vous « saouler » avec la psychopathologie de telle ou telle maladie… J’ai parcouru l’ensemble du cursus que vous allez faire, il est extrêmement complet, je suis sûr qu’à un moment ou un autre on va vous parler de toutes les pathologies possibles, de toutes les modalités d’organisation psychique, la névrose, la psychose, la perversion, les états-limites ; je me suis dit que peut-être cela on vous en parlera moins […].

Aujourd’hui, comme c’est un premier cours et comme je ne savais pas quel était le public auquel j’allais m’adresser, je vais peut-être vous faire un topo qui va vous paraître un peu rébarbatif pour certains, j’en suis désolé à l’avance mais il me paraissait nécessaire que je vous fasse au moins une présentation de l’histoire des grandes idées en pathologie mentale qui ont évolué depuis plus de deux cents ans.

Je vais évidemment vous donner deux, trois notions de pathologie mentale avant mais je vais quand même essentiellement concentrer mon propos sur l’histoire contemporaine. Pour le dire rapidement, je ne vais pas vous faire un cours (de toutes façons je n’aurai pas le temps en une heure et demie) de l’histoire de la psychiatrie. Je vais essayer de vous présenter, non pas tant l’histoire de la psychiatrie, qu’une histoire des raisons pour lesquelles on a pu penser la maladie mentale de telle façon ou d’une autre façon, et je vais essayer de vous présenter les grands paradigmes qui ont pu structurer les grands champs épistémologiques de la maladie mentale.

 

Mon livre de référence, je vous le cite même s’il ne parle absolument pas de cela, c’est La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, livre écrit dans les années 50-60[3], qui construit le paradigme de la notion justement de paradigme scientifique qui, à peu de choses près, se rapproche de celle d’« épistémè » de Michel Foucault, qu’il a développée dans Les mots et les choses, qui consiste à essayer de penser l’histoire des sciences d’une manière générale, et donc l’histoire des sciences médicales également, comme n’étant pas le fruit linéaire d’une découverte progressive de la vérité, avec l’erreur qui serait avant et la vérité qui serait devant nous, mais avec l’idée qu’on n’invente pas, on ne découvre pas n’importe quoi à n’importe quel moment et dans n’importe quel monde social.

Tout cela est imbriqué avec des notions également sociologiques, avec un rapport à l’individu, un rapport aussi à la transcendance, et c’est plus qu’un contexte, c’est un climat qu’il s’agissait d’explorer pour comprendre la raison pour laquelle… je prends un exemple tout bête dont parle Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques : il n’y a pas de découverte de la gravité de Newton sans, évidemment, sans le génie de Newton, on est tous d’accord, mais sans la première descente de la marche de Dieu dans la manière dont on pense le monde, qui va de pair, c’est au XVIe siècle, c’est Thomas More et L’Utopie. Thomas More, que fait-il dans L’Utopie ? La première chose qu’il fait dans L’Utopie c’est qu’il dit qu’on n’a pas besoin de Dieu pour construire un monde social idéal. Bon, il a été en prison pour ça, d’accord ! Isaac Newton lui, ne s’occupait pas vraiment de ça, il croyait toujours en Dieu, la question n’était pas là, mais il est le premier à pouvoir dire qu’on n’a pas besoin de Dieu pour expliquer la nature et qu’il y a des lois qu’on peut essayer de trouver. C’est ça le paradigme kuhnien appliqué à la découverte de la théorie de la gravitation par Newton.

Donc je ne vais pas arriver jusque-là […] mais je vais essayer quand même de vous présenter dans ce premier cours la manière dont un socle épistémologique a pu évoluer en fonction des siècles concernant le cas précis de la lecture de la pathologie mentale.

 

Je vais donc commencer […]. Je ne suis pas latiniste et je ne suis pas helléniste donc je vais vous parler deux minutes de la psychiatrie de l’Antiquité. Si vous voulez avoir de plus amples renseignements là-dessus, il y a un formidable historien qui s’appelle Jackie Pigeaud, en particulier son livre fantastique qui s’appelle… aux éditions Les Belles Lettres […] La Maladie de l’âme, et c’est sur la relation de l’âme et du corps[4].

 

II.                La psychiatrie de l’Antiquité gréco-romaine et la pensée hippocratique


Alors la psychiatrie de l’Antiquité gréco-romaine se fonde – je pense que je ne vous apprendrai rien – sur la théorie humorale qui a été élaborée par Hippocrate. […] Dans la perspective d’Hippocrate, la santé, aussi bien la santé physique que la santé psychique, repose sur l’équilibre des humeurs et il y en a quatre : la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang.

Elle repose également sur l’équilibre des qualités qui accompagnent ces humeurs, il y en a quatre également : le chaud, le froid, le sec et l’humide. La maladie en général est la conséquence d’un déséquilibre entre ces quatre humeurs ou entre les quatre qualités qui les accompagnent. Chez Hippocrate, il n’y a pas de dichotomie entre maladie de l’âme et maladie du corps. Mais on commence déjà, à partir de l’École hippocratique, à distinguer certaines entités nosologiques qui vont perdurer jusqu’à aujourd’hui.

On trouve déjà des exemples de descriptions de mélancolie, et de manie au sens psychiatrique du terme à savoir cet état de tachypsychie, d’élation de l’humeur et d’hyperexcitation mais également de frénésie, et de léthargie, voire de catatonie. La frénésie, par exemple, ou la léthargie, sont ce que Hippocrate appelle les « folies aiguës avec fièvre », donc des maladies chaudes qui touchent ou la bile jaune ou le sang. Soit dans un état d’excitation pour la bile jaune avec la frénésie, soit dans un état d’abattement avec le sang pour la léthargie. La mélancolie - je crois que c’est celle qu’on connaît le mieux -, qui est restée dans le langage courant, est une conséquence d’un déséquilibre de la bile noire puisqu’on parle encore même de comportement bilieux. Les thérapeutiques reposent sur des tentatives de régime alimentaire pour rétablir un équilibre.

La pensée hippocratique, et donc la pensée de la maladie mentale qui va avec, c’est une pensée de l’homéostasie, ce concept médical qui a été inventé par Hippocrate, qui est toujours valable d’ailleurs. L’homéostasie c’est la question de l’équilibre. La température normale corporelle de 37° est le fruit d’une homéostasie, d’un équilibre permanent entre l’hypothermie et l’hyperthermie, qui se régule en permanence et qui n’est pas constant. Il n’y a pas de température constante, on est à 37° C, 37°.2 C, 36°.8 C…, c’est le fruit d’actions contradictoires mais qui s’équilibrent l’une l’autre, qui maintiennent notre température corporelle à 37°. Pour peu qu’il y ait déséquilibre, un processus infectieux par exemple, on a une hyperthermie, etc. Donc ce concept d’homéostasie est très, très, utilisé, encore aujourd’hui puisqu’il est le fondement de l’endocrinologie par exemple.

Je passe pour la thérapeutique, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important, je voulais simplement vous signaler cela, que la question de la maladie mentale dans la médecine hippocratique telle qu’on peut encore la retrouver – il y en a encore quelques restes aujourd’hui – se fonde sur le principe du déséquilibre et de l’homéostasie.

 

À leur corps défendant, les psychiatres d’orientation biologique qui ont construit – je pense en particulier à une psychiatre américaine qui s’appelle Nancy Andreasen –, un nouveau socle épistémologique de lecture de la maladie maniaco-dépressive qu’on appelle désormais « maladie bipolaire », sont hippocratiques ; je ne sais pas s’ils le savent, certains le savent, d’autres non. Mais quel est le principe de ce qu’ils appellent la maladie bipolaire, aujourd’hui ? Parce que vous savez peut-être qu’on ne parle plus de psychose maniaco-dépressive, encore moins de maladie maniaco-dépressive, on parle de maladie bipolaire. Le principe de la maladie bipolaire, c’est que ce n’est pas un continuum. Vous avez un continuum entre les états maniaques, les états euthymiques, les états dépressifs, les états mélancoliques etc., le passage d’un état à un autre étant le fruit – alors là, vous avez de nombreuses hypothèses : des hypothèses infectieuses, des hypothèses neuro-génétiques, des hypothèses biologiques – mais le principe reste là, c’est celui d’un déséquilibre. Un traitement régulateur d’humeur, on l’appelle donc « thymorégulateur », vise à restaurer l’équilibre perdu. Je ne suis pas en train de dire que c’est faux, ce n’est pas la question, comment dire, je m’intéresse moins à cela qu’à la manière dont les choses se lisent. Le thymorégulateur d’humeur est un enfant légitime de la théorie hippocratique des humeurs.

La raison pour laquelle on donne aujourd’hui des antiépileptiques comme régulateurs d’humeurs, je ne sais pas si vous le savez ? Le premier thymorégulateur introduit pour les maladies bipolaires, c’était le lithium. Depuis les années 80 à peu près, on a, par pur hasard, découvert que certains antiépileptiques avaient une fonction thymorégulatrice. Beaucoup de choses se font par le hasard en termes de médication psychiatrique, je vous en toucherai un mot. On a, pour une raison très simple, qu’on ne sait rien de la manière dont cela fonctionne - on découvre par hasard des médicaments et on constate que ça marche et on élargit - découvert par hasard que certains patients épileptiques qui prenaient de la Dépakine® (du Valproate de sodium qui fait beaucoup parler de lui en ce moment pour des raisons de santé publique liées aux femmes enceintes), on a découvert par hasard que des patients à la fois épileptiques et bipolaires faisaient moins de rechutes dépressives ou maniaques quand ils étaient sous acide valproïque. Évidemment il y a un laboratoire qui a « foncé dedans », qui a trouvé un médicament, et qui a dit que c’était spécifique pour la maladie bipolaire, ce qui est totalement faux : c’est l’acide valproïque, exactement le même, sauf que là on est plus cher…, je vous passe les détails.

À partir de là - c’est souvent comme cela d’ailleurs en psychiatrie biologique -, on a essayé de trouver une théorie qui pouvait rendre compte de ce phénomène-là. C’est toujours comme cela que ça marche. Quand on découvre les neuroleptiques par un pur hasard en anesthésie, on se dit : « …, alors si les neuroleptiques marchent puisque ce neuroleptique marche et qu’il est antidopaminergique, c’est que la psychose c’est un excès de dopamine ». On découvre par pur hasard qu’un antidépresseur marche : « Ah, il agit sur la sérotonine, ah, c’est que la dépression ce doit être une dépression à sérotonine ». La même chose est arrivée pour la maladie bipolaire : « a priori la maladie bipolaire est un déficit d’équilibre comme l’épilepsie, qu’il s’agit de réguler ». On en pense ce qu’on veut, la question n’est pas là ; je pense que vous aurez probablement des intervenants ici qui vous diront que ce n’est pas du tout cela ; je pense qu’ils ont raison mais ce n’est pas le problème : il n’en reste pas moins que, sans le savoir, ils sont hippocratiques, la maladie c’est un déséquilibre, il s’agit de restaurer un équilibre. C’est là un exemple que je voulais vous citer de la manière dont certains schémas de lecture de la maladie peuvent perdurer même aujourd’hui.

 

 

III.             L’Âge classique


Venons-en à l’Âge classique parce que c’est un moment important pour notre discipline depuis Michel Foucault. L’Âge classique, c’est le temps – là je fais mille cinq cents ans d’écart – qui va de l’achèvement de la Renaissance jusqu’au Siècle des Lumières. Et que se passe-t-il à l’Âge classique dans la partie qui nous concerne ? Michel Foucault l’a éclairé d’un œil absolument neuf et à mon avis encore aujourd’hui tout à fait pertinent dans son Histoire de la folie à l’Âge classique, qui était sa thèse, publiée en 1961 : c’est la mise en évidence d’une coïncidence, là aussi. Et c’est ça qu’il pointe, Michel Foucault, que la manière dont on va lire la maladie mentale à ce moment-là n’est pas simplement le fruit de scientifiques en contact direct avec leurs malades et qui vont changer de regard, c’est beaucoup plus diffus et beaucoup plus complexe. C’est la mise en évidence d’une coïncidence entre deux dates, coïncidence qui chez Foucault n’est pas fortuite.

Vous avez d’un côté le Discours de la méthode de René Descartes publié en 1637, et de l’autre côté la création de l’Hôpital Général en 1656, avec ce que Michel Foucault appelle « le grand enfermement » ; ses propos en découlent. La création de l’Hôpital Général en 1656 donc voulue par le Roi Louis XIV - certes il ne faut pas non plus le contester, avec de bonnes intentions, on ne peut pas dire que les gens étaient très bien soignés à l’époque -, aboutit quand même, et ce n’est pas rien, à l’enfermement pour une période indéfinie en Hôpital Général de 1 % de la population de l’époque ! C’est comme si aujourd’hui, notre cher Président Emmanuel Macron décidait d’une mesure de santé publique de quelque nature qu’elle soit, avec la création d’hôpitaux (parce qu’ils portaient ce nom-là) aboutissant à l’internement pour une durée indéfinie, dont les patients ne connaissent pas la durée, de 650 000 personnes. [rires] Ça ferait un peu de bruit, je crois, enfin j’espère en tout cas ! Et donc, entre ce grand enfermement de 1656 qui conduit à la « mise sous hôpital » – c’est le terme qu’il emploie – de 1 % de la population pour une durée indéfinie, et le Discours de la méthode publié vingt ans auparavant, il y a un lien : c’est le geste de Descartes qui fonde la rationalité occidentale.

Dans le Discours de la méthode, le cogito cartésien, il y a un moment clé de la manière dont nous, occidentaux, pensons notre rapport au savoir et notre rapport à nous comme individus avec l’idée que nous sommes d’abord des êtres rationnels devenant maîtres et possesseurs de la nature - on en voit le prix aujourd’hui -. Mais ce qui fonde ce cogito cartésien est qu’il ne peut se faire sans l’exclusion de son contraire, en l’occurrence la folie. Pour que la rationalité, la ratio occidentale puisse se rendre elle-même maître et possesseur du monde, il faut pouvoir en exclure son symétrique inverse. Il ne s’agit pas de dire qu’auparavant on aimait les fous et qu’on s’occupait d’eux… Michel Foucault ne le dit pas non plus. Il y a toujours eu un mode de ségrégation ou de mise à l’écart de ceux qu’on appelait les fous. La différence qui s’opère avec ce grand enfermement et le cogito cartésien qui le sous-tend c’est de considérer qu’ils ne font pas partie du même monde que nous. Les fous… d’une manière générale, sans entrer dans les détails, à l’époque ceux que l’on appelait « l’idiot du village» : ce que Michel Foucault montre à travers la parabole de La Nef des fous, c’est que le fou était porteur d’une étrangeté incontestable mais qu’il restait dans les coordonnées de l’humanité quand bien même il était inaccessible à la compréhension. Ce que montre le grand enfermement, selon Michel Foucault une fois de plus, c’est que le fou sort des cadres de l’humanité commune et, à ce titre, doit être enfermé. Et il en sort parce que ce qui fonde désormais le monde est non plus le fait que nous sommes tous des créatures de Dieu comme au Moyen Âge, mais que nous sommes nous-mêmes les détenteurs de notre propre raison, que c’est ce qui fonde notre humanité : non pas notre filiation divine, et ceux qui en sont dépourvus ne sont donc plus dans le cadre de l’humanité commune.

 

 

 

IV.             La naissance de la psychiatrie moderne et contemporaine


Je voulais simplement vous citer cela comme paradigme de la manière dont je vais essayer de vous montrer l’articulation des choses. Je vais être un peu plus long sur la naissance de la psychiatrie moderne et contemporaine – nous ne sommes pas dans un séminaire d’histoire -. Il y a là donc des conséquences pratiques pour notre vie de tous les jours, pour notre vie professionnelle et pour le rapport que nous pouvons  avoir avec notre métier.

 

1.       Philippe Pinel

 

La naissance de la psychiatrie moderne est d’abord un nom : Philippe Pinel ; est un acte de naissance : l’arrivée de Philippe Pinel à l’hôpital de Bicêtre en 1793. 1793, c’est quatre ans après 1789, et donc c’est la Révolution française… Comment cela s’articule-t-il à ce moment et en quoi cela a-t-il encore des conséquences aujourd’hui pour nous. L’émergence de la discipline psychiatrique : c’est là que le mot « psychiatrie » est inventé, en 1810, de la discipline psychiatrique proprement dite, ne se fait pas par hasard dans le sillage de la Révolution française. C’est le moment où la folie devient l’objet d’une connaissance clinique au travers de laquelle nous continuons aujourd’hui à l’appréhender.

Philippe Pinel, dans l’image d’Épinal qu’on a de lui, qui est-il ? : le libérateur des aliénés, le fondateur de la psychiatrie moderne. Aujourd’hui à l’hôpital de la Salpêtrière dans le grand amphithéâtre, il y a un grand tableau montrant Philippe Pinel libérant les aliénés de leurs chaînes quand il arrive à Bicêtre. Ensuite il est allé à la Salpêtrière. C’est là le grand geste pinélien, le grand geste évidemment mythique mais on y reviendra : Philippe Pinel libérant les fous de leurs chaînes en 1793, quatre ans après la Révolution française : dans un moment où on réinvente totalement les fondements de la sociabilité et la manière dont on décide d’organiser la vie sociale.

 

Philippe Pinel est extrêmement important dans notre histoire. Il est né le 20 avril 1745 dans le Tarn, il est fils et petit-fils de chirurgien. Chirurgien à l’époque est plutôt un métier assez mal considéré dans la mesure où on ouvre d’abord les cadavres, on ouvre les vivants, bref on n’est pas très loin du boucher ; ce n’est pas du tout la révérence quasi mystique qu’on a pour ces dieux de chirurgiens !, encore aujourd’hui d’ailleurs. Donc il est plutôt de basse extraction, c’est cela que je suis en train de dire. Il fait ses études de médecine à Montpellier et il se consacre à l’étude des maladies mentales à l’âge de 33 ans. Il est nommé à Bicêtre le 6 août 1793 comme médecin de l’infirmerie. Il y rencontre un monsieur qui s’appelle Jean-Baptiste Pussin qui était le cadre de santé d’aujourd’hui, l’infirmier-chef si vous préférez, de Bicêtre. Sauf que Pussin a une particularité, il a été interné à Bicêtre, il n’en est jamais sorti. Il en a fait son métier, à l’époque c’était assez fréquent, même encore dans les hôpitaux psychiatriques il y a assez peu de temps.

Moi-même, j’ai travaillé longtemps à l’Eau Vive et j’ai connu les derniers moments où les médecins vivaient à l’hôpital psychiatrique. Et on m’a raconté, moi je ne l’ai pas vu car il était déjà mort, que Philippe Paumelle, celui qui a créé l’ASM 13, Directeur Général de l’hôpital l’Eau Vive, vivait à l’Eau Vive et avait des malades mentaux qui lui servaient le repas le dimanche et qui lavaient sa voiture. C’était une époque, on en pense ce que l’on veut, où les médecins vivaient sur place et dans le meilleur des cas quand les malades allaient mieux, ils pouvaient devenir le jardinier, le mécanicien, le cuisinier du médecin chef.

Pussin a fait encore mieux puisqu’il est devenu l’infirmier, c’est-à-dire un soignant. Mais de fait, il a fait une chose que Pinel a comprise. Étant lui-même un ancien malade il a été capable de parler aux malades, et Pinel arrive et se dit : « Ce type n’a peut-être pas beaucoup d’instruction mais il sait des choses que je ne sais pas ». Et il va l’écouter. Et qu’est-ce qu’il découvre à travers la faculté qu’a Pussin de parler à ses malades plutôt que de les enchaîner ? Il découvre qu’il reste chez ces malades un reste de raison suffisamment important pour qu’on puisse avoir un espace commun de parole.

Cela a l’air tout bête comme ça, aujourd’hui en 2019. On se dit : « Oui on parle aux malades quand même c’est la moindre des choses ». Ce n’était pas le cas, ce n’était pas tout à fait le cas avant, ou on pouvait parler à un malade comme on parlait à son âne ou à son chien. On lui parle, moi j’ai un chat, je lui parle, à mon chat. À mon avis, il ne me comprend pas mais on lui parle quand même ; on fait de l’anthropomorphisme. On faisait la même chose avec nos malades à l’époque, on faisait de l’anthropomorphisme. On leur parlait mais en étant absolument persuadés qu’ils ne comprenaient pas ; on leur parlait quand même comme on parle à son chat aujourd’hui.

Pour que, et c’est là que c’est intéressant, Pinel prenne acte de ce qu’il voit chez Pussin…,

il ne faut pas imaginer que Pussin est le premier qui parle aux malades, non !, que Pinel est le premier médecin qui se rend compte qu’on peut parler aux malades. Non, bien avant lui, cela se faisait. Et même, en Angleterre, un médecin, William Cullen, est l’un des premiers à avoir écrit sur le fait qu’on peut parler aux malades. Ce qui est intéressant dans cette affaire n’est pas qu’on puisse leur parler mais qu’on puisse dire que cela mérite d’être écrit, mérite d’être érigé au rang de découverte scientifique et mérite - ne serait-ce que ce petit point-là… - de fonder une nouvelle science médicale, un nouveau paradigme de lecture de la maladie mentale.

Il va de soi qu’on parlait avant aux malades… Vous avez sans doute entendu parler des lettres de cachet ? - Je pars dans tous les sens mais à vrai dire ce n’est pas grave, je serai plus structuré la prochaine fois. Les lettres de cachet, c’étaient ? Pour vous faire saisir la différence avec aujourd’hui… Aujourd’hui, il y a des lois pour pouvoir hospitaliser un malade mental contre son gré. Vous le savez sans doute, la psychiatrie, et hormis certaines situations absolument exceptionnelles comme les épidémies majeures, est la seule discipline médicale où, en remplissant quand même certaines conditions, nous pouvons faire fi de la liberté du malade d’aller et venir où il veut (parce que c’est un droit fondamental dans notre pays), et l’enfermer contre son gré alors qu’il n’a rien commis d’illégal. Ce n’est quand même pas rien comme responsabilité ! Il n’a fait aucun acte… je ne vous parle pas des hospitalisations d’office, celles qui sont décidées par le Préfet. Je vous parle d’une hospitalisation qu’on fait tous les jours, nous les médecins psychiatres.

Vous avez un malade qui arrive, vous avez le sentiment qu’il a quand même un peu perdu pied, vous l’hospitalisez ; il n’est pas d’accord, vous prenez acte du fait qu’il n’est pas d’accord mais vous l’emmenez quand même à l’hôpital. Ce n’est pas rien comme geste, ce n’est pas rien. C’est ce qu’on appelle une hospitalisation à la demande d’un tiers, une A.S.P.D.T. C’est une responsabilité assez lourde qui est encadrée, mais qui existe. Elle existe : il y a des possibilités de privation de liberté de personnes qui n’ont commis aucun acte délictueux concernant les malades mentaux, donc ce n’est quand même pas rien.

Avant que ces lois n’existent, et je vous en parlerai, parce que c’est extrêmement important la prochaine fois sur la question de l’expertise, car le champ de la pathologie mentale a partie liée en permanence avec le judiciaire, avec la loi : tout le temps, tout le temps, tout le temps. Et il est extrêmement important de mesurer à quel point nous sommes, nous, les acteurs du champ psychologique ou psychopathologique en général, en lien permanent avec ce qui est considéré comme légal, illégal, permis, non permis. Et on n’y échappe pas, même les plus éclairés d’entre nous (et on peut tous se penser éclairés), on n’y échappe pas. Il est facile aujourd’hui de dire qu’aucun d’entre nous ne considérerait l’homosexualité comme une perversion, c’est autrement plus difficile de le dire au début du XXe siècle.

Je refais un excursus dans l’excursus mais vous comprendrez pourquoi. En 2012, je me suis beaucoup intéressé à l’affaire du mariage pour tous. Beaucoup de nos confrères, psychiatres, psychanalystes, se sont mêlés au départ (et pourquoi pas ?) pour dire les conséquences potentiellement funestes que peut avoir une filiation faite par deux personnes du même sexe comme étant possiblement un grand déni de la différence des sexes. Je me suis intéressé à la manière dont nos confrères ont parlé en 1978. 1978 ? C’est la naissance d’Amandine. Amandine est le premier bébé-éprouvette né en France. Ils y sont allés très très fort nos collègues de 1978 : « C’est une machine à psychotiques », un bébé né dans une éprouvette est forcément quelqu’un qui ne pourra pas avoir un rapport à son origine suffisamment bien construit, et qui ne pourra sombrer que dans la psychose. Or, il y a deux cent cinquante mille naissances in vitro en France aujourd’hui ! Je ne dis pas qu’en 1978 je n’aurais pas pensé la même chose, je ne suis pas en train de porter un jugement, mais nous sommes tous dans ce champ-là en permanence sommés de nous prononcer, pas simplement sur le légal ou l’illégal, mais aussi sur ce qui nous semble souhaitable et non souhaitable. Et ce n’est pas si simple de faire bonne mesure par rapport à cela. Ce n’est pas simple quand vous êtes face à une personne qui vous dit qu’elle veut changer de sexe. Vous pouvez avoir une vision considérant – comme certains psychanalystes peuvent le penser et je n’ai rien contre – que la question du genre n’est pas une affaire de choix. C’est très, très, difficile. Quand vous êtes un psychiatre qui doit se prononcer sur la structure mentale de quelqu’un qui veut se faire opérer, je lui souhaite bon courage, moi je n’aimerais pas être à cette place-là. Je n’aimerais pas être à la place d’un expert qui doit décider si la personne qui a mis le feu dans une église était tout à fait maître de sa conscience ou pas. C’est pourtant en permanence et, quel que soit le niveau dans lequel on est dans ce métier, ce que l’on fait, ce n’est pas rien. Et la psychiatrie, le champ de la psychopathologie s’est construit par rapport à cela, construit soit en opposition, soit pour l’épouser, mais s’est toujours construit par rapport au champ du légal, de l’illégal, du permis, du défendu, de ce qu’il est possible de faire ou pas. Tout le temps, tout le temps, tout le temps, je vous en parlerai la prochaine fois.

Les lettres de cachet – pour y revenir – étaient la façon dont nous enfermions les malades mentaux avant que des lois ne viennent encadrer cela. Un parent écrivait au Roi ou à son représentant, l’intendant, pour dire que tel ou tel mari dilapidait les biens du ménage, dans les paris (ils existaient déjà à l’époque) etc., ou tapait quand même beaucoup trop fort, un peu trop près du poêle le gamin (à l’époque cela se faisait quand même un peu donc il y avait une tolérance), et que franchement là ça ne pouvait plus continuer, ou qu’alors tel leur tenait des propos totalement irrationnels. Alors il y avait une vaste enquête de la police, uniquement de la police et puis ni une ni deux, il finissait à l’hôpital général. Il faut bien comprendre qu’à ce moment-là on parlait à ces personnes. Mais à aucun moment, il ne serait venu à l’esprit d’un médecin d’en faire le princeps de sa théorie, de sa lecture du malade mental qu’il va avoir face à lui.

Et c’est cela que découvre Philippe Pinel. Il faut inventer un nouveau paradigme scientifique et médical qui prend acte de ce fait absolument inouï qu’on peut parler à un malade mental. Autrement dit, Pinel non pas met en évidence (encore une fois, il ne s’agit pas d’une découverte scientifique au même titre que celui qui découvre... le boson de Higgs), mais il en fait quelque chose de fondamentalement important. Le fou, aussi fou soit-il, ne l’est jamais ni complètement ni irréversiblement. Si l’on peut parler avec le fou et si cette parole peut avoir des effets thérapeutiques, c’est que le fou n’est pas pris nécessairement et pas tout entier dans sa folie, qu’un reste de raison subsiste en lui et qu’une guérison peut dès lors être envisagée.

Autrement dit, il introduit un hiatus entre le fou et sa folie. Il fait cette découverte à partir de la découverte de l’intervalle libre de ce que l’on appelait auparavant la manie périodique - maintenant maladie bipolaire ou psychose maniaco-dépressive. En effet, entre deux accès maniaco-dépressifs, vous avez face à vous des gens, j’allais dire comme vous et moi, mais en disant cela je trahis comme toujours l’inconscient qui parle de la fondamentale altérité du fou.

À partir de là, Pinel vient dire que quelque chose est possible même dans les moments où il peut être pris dans son accès. Cette découverte va fonder ce que Pinel appelle « le traitement moral ». Le traitement moral est la première théorisation d’une cure du fou par la parole. Pinel est le premier à dire qu’on peut non seulement parler aux fous mais que, par le biais de cette parole, on peut le soigner voire même le guérir. C’est le premier. C’est là fondamentalement l’immense génie de cet homme : à partir d’un constat de son infirmier qui parle aux fous, d’en avoir tiré une conclusion pareille aux conséquences absolument inouïes, parce que Freud n’aurait pas existé sans Pinel cent ans auparavant. Je vous en parlerai la prochaine fois.

En effet, à partir de la découverte faite par Philippe Pinel se met en place un premier cadre législatif, je vous en parlerai quand je parlerai d’expertise : le premier cadre législatif qui encadre les modalités d’hospitalisation. Car à partir de la découverte pinélienne se met en place une nouvelle entité qui est l’asile, l’asile psychiatrique qui a fonctionné de cette manière jusqu’à l’infirmerie de secteur dans les années cinquante.

Que fait Pinel, et surtout ses élèves ?, en l’occurrence Esquirol, un autre nom extrêmement important de l’histoire de la psychiatrie, en France en particulier, et Ferrus ? Ils mettent en place un nouveau lieu de soin avec un nouveau paradigme. Ce nouveau lieu de soin qui est l’asile, le centre hospitalier spécialisé comme on l’appelle maintenant, donc en gros c’est l’asile, est un héritier de l’hôpital général. Mais cette fois-ci, ce ne sont pas les lettres de cachet qui vont faire venir quelqu’un dans un asile mais une décision médicale prise par un aliéniste - on les appelle comme cela -, avec des modalités d’internement différentes en fonction de la gravité de la maladie et une articulation toujours, encore, avec le pouvoir administratif. Vous aurez ce qu’on appelait à l’époque deux modalités d’hospitalisation qui sont le placement volontaire et le placement d’office, qui existent toujours même avec des noms différents et qui, dès lors qu’elles sont décidées par un médecin (parfois sous tutelle administrative mais par un médecin), ont un but totalement différent.

Le principe qui a sous-tendu, pas le principe, l’idéologie, parce qu’il faut bien dire les choses par leur nom, la création de l’asile, l’idéologie est la suivante. Il s’agit de créer un modèle réduit de société à l’intérieur de l’asile, coupé de la société. On ne sortait pas de l’asile ou très très peu XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, jusqu’au milieu du XXe siècle. Une fois qu’on y entrait, on avait toutes les chances d’y passer le reste de sa vie. Il y avait quand même quelques sorties et tout s’est fondé là-dessus. L’idée d’Esquirol et de Pinel qui mettent en place l’asile est de parvenir à créer une société totalement artificielle  - c’était là le but – dans laquelle le malade, progressivement, par les soins que nous allons lui prodiguer, par le rôle que nous allons lui faire jouer à l’intérieur de ce microcosme social, va recouvrer progressivement la raison. Je prends un exemple qui me vient à l’esprit là, tiré d’un bouquin que j’ai beaucoup aimé, pas écrit par une psychiatre mais par une historienne, spécialisée dans le féminisme ; un bouquin vraiment génial : L’homme qui se prenait pour Napoléon. Elle s’appelle Laure Murat et elle a écrit ce livre (il y en a un autre sur la clinique du Docteur Blanche) sur la manière dont nous regardions les fous au XIXe siècle. Et elle prend cet exemple que je trouve très, très, joli d’un fou qui délirait sur Napoléon.

On délire avec son époque, donc nos psychotiques aujourd’hui délirent essentiellement sur Oussama Ben Laden, encore qu’il est passé de mode, mais sur Daech, etc. Moi aujourd’hui, j’ai beaucoup de délires sur Donald Trump, c’est très à la mode en ce moment, oui ils délirent avec notre époque, je trouve cela très bien d’ailleurs. Les psychotiques de l’époque déliraient sur Napoléon. Et que fait l’aliéniste de l’époque, de l’asile, le Docteur Blanche ? Il prend acte. Il ne va pas contester le fait qu’il est Napoléon, il ne va pas lui dire : « Vous êtes complètement fou, complètement cinglé », non. « Eh bien, vous êtes donc notre empereur, siégez, prenez place, édictez les lois, dites-nous ce que l’on doit faire, etc. » Le fou se prend au jeu, mais il y a anguille sous roche, il y a un truc là ! Qu’est-ce qui se passe quand il y a anguille sous roche ?

Parce que l’aliéniste l’écrit : « Il est méfiant ». Qu’est-ce qui se passe ? Il doute lui-même d’être Napoléon. Parce que Napoléon, le vrai, ne doutait pas d’être Napoléon : « Je vais envahir la Russie », il y va. Quand l’aliéniste lui dit : « Ah mais vous êtes Napoléon, je vous en prie, Empereur », et donc il s’agenouille devant lui etc. « Dites-nous ce que l’on fait », il doute, le fou. Et ce doute-là qui est noté par l’aliéniste, témoigne justement de la mise à distance possible du malade mental par rapport à son délire. Et tout le travail de l’équipe de l’aliéniste va consister à s’engouffrer dans la brèche du doute. « Vous êtes Napoléon, bien alors allez-y, édictez les lois » « Oui, mais enfin quand même, je disais ça mais en même temps... ». Et puis certains se prennent au jeu et puis c’est beaucoup plus compliqué que prévu. Puis à un moment, il finit par dire « Je ne veux plus être Napoléon ».

Je caricature volontiers le propos pour aller vite mais c’est ça, le principe de l’asile, il est là. Ç’aurait pu marcher, l’idée était belle, ç’aurait pu marcher si on pouvait en sortir. Or, il y a eu une perversion incontestable de ce système qui, à force de se vouloir société totale, a fini par devenir une institution totalitaire, comme toutes les institutions totales. A vouloir être une institution close sur elle-même, ne répondant qu’à elle-même, elle a fini par créer un système fou dont on ne sortait pas, avec évidemment des exactions inimaginables. Il y a un très beau film que je vous conseille, qui s’appelle The Magdalene sisters qui traite de la manière dont ces institutions-là fonctionnaient en Irlande au début du XXe siècle, c’était innommable.

Cette crise, cet échec de l’asile, on s’en rend compte dès la fin du XIXe siècle. D’abord parce que notre regard sur la maladie mentale change. Deux grandes théories vont s’affronter dans la concurrence des idées du champ de la maladie mentale. L’une a gagné sur le plan politique malheureusement, l’autre a gagné sur le champ scientifique.

 

2.      Théorie de la dégénérescence


A gagné sur le plan politique la théorie de la dégénérescence mise en place par deux aliénistes français, Morel et Magnan. Bénédict A. Morel est le premier à développer pour expliquer la maladie mentale cette thèse de la dégénérescence. Elle renvoie à un état mental constitué par des troubles dont il faut chercher l’origine, soit dans l’hérédité, soit dans les affections acquises dès le plus jeune âge. Et il pensait à deux affections : l’alcoolisme parental et les infections néonatales. Il faut savoir qu’il n’y avait pas d’antibiotiques à l’époque. Il publie un Traité des dégénérescences en 1857. Dans ce traité, Morel dit explicitement que ces dégénérescences-là, qui sont donc les maladies mentales, représentent une déviation maladive d’un type normal de l’humanité.

C’est là où je veux en venir, pourquoi je vais vous dire que malheureusement cette idéologie-là a certes perdu dans le champ scientifique mais a gagné sur le plan politique.

Valentin Magnan, lui, a poursuivi les travaux de Bénédict Morel en divisant les aliénés en deux groupes. Les normaux qui, sous l’effet de causes diverses mais temporaires, peuvent devenir malades, certes peut-être intensivement, mais peuvent guérir. Soit ils sont maniaques, soit ils sont mélancoliques, soit ils peuvent délirer sous le coup de la fièvre mais eux sont curables. Et il y a les autres, les dégénérés dont la mentalité est primitivement troublée et qui, même pour une cause absolument banale, présenteront des grands troubles. Ils sont condamnés pour ainsi dire génétiquement à être de grands malades et, pour le coup, absolument incurables. Magnan distingue « les dégénérés inférieurs » : les « idiots » et les « imbéciles » ; les « dégénérés moyens », ceux qu’il appelle les « débiles » - il invente ce terme qui est maintenant passé dans le vocabulaire courant - : eux ont des lésions cérébrales marquées mais leurs facultés intellectuelles et morales sont très affaiblies ; enfin, les « dégénérés supérieurs » qui ont un développement intellectuel et normal qu’il qualifie de « dysharmonieux ».

Magnan et Morel mettent en place cette théorie de la dégénérescence non pas dans le fruit de leur découverte totalement neutre, parce qu’ils auraient examiné deux mille malades et qu’ils en auraient tiré une théorie. On est en 1860, que se passe-t-il en 1860 ? : L’Origine des espèces de Darwin, publié en 1859 et la première découverte des lois de la génétique par Mendel avec ses petits pois. Ça tient à rien, c’est l’application directe de la théorie de l’évolution de Darwin consistant à dire - ensuite quand on en fait une théorie malheureusement politique et sociale, les plus faibles sont condamnés à périr et les plus forts à survivre - : « les plus faibles, autant les aider à périr cela ira quand même plus vite ».

C’est pour cela que je dis que malheureusement cette idéologie-là a gagné sur le plan politique avec les connaissances fâcheuses que vous savez jusqu’en 1945.

Les hôpitaux psychiatriques en France entre 1940 et 1944-45, ce sont quarante mille morts. Le programme d’euthanasie des malades mentaux en Allemagne nazie et dans les territoires qui étaient sous sa coupe - pas la France, la France l’a fait toute seule -, ce sont, à peu près, deux cent à trois cent mille morts. En France, on ne les a pas gazés, il est vrai, on les a laissé mourir de faim : quarante mille malades mentaux sont morts dans les hôpitaux psychiatriques en France, cela, une historienne l’a appelé « l’extermination douce ». Et c’est en droite ligne de la théorie de la dégénérescence, qui a donné naissance au racisme : je ne vous parle pas du racisme xénophobe de tous les jours, je vous parle du racisme à prétention scientifique, de Gobineau, de Legal, etc., sur lequel le nazisme a fondé sa théorie politique. Je vous citerai beaucoup de livres, peut-être trop mais vous les prenez, vous ne les prenez pas. À ce sujet, il y a un très, très, bon livre de l’historien Johann Chapoutot : La loi du sang : penser et agir en nazi, qui parle de quelle est la théorie épistémologique, philosophique, morale là... : ce ne sont pas des barbares ces gens-là, ce ne sont pas des gens qui ont pris une hache et qui ont essayé de tuer tout le monde, ce sont des gens qui pensaient, des gens qui savaient où ils allaient, qui avaient introduit une rationalité, folle mais qui pour eux avait un sens, eschatologique et même sotériologique très précise, ils pensaient sauver le monde…

 

3.      L’hystérie et Charcot


La deuxième conception, qui est en concurrence avec la théorie de la dégénérescence dont j’ai essayé de vous expliquer très rapidement le contexte idéologique, est celle de l’hystérie par Charcot. Car parallèlement à la vision de la maladie mentale comme dégénérescence se déploie l’œuvre absolument considérable de ce quelqu’un qui n’est pas aliéniste de formation, qui est neurologue : Jean-Martin Charcot.

Charcot est un immense neurologue, encore pour aujourd’hui, qui a découvert des maladies particulières et la systématisation du système nerveux qu’on utilise toujours. Il s’est intéressé à des phénomènes pour quoi on n’avait pas d’explication : l’hystérie, et dont il essayait d’avoir une explication neurologique. Vous le savez sans doute, Freud a été un élève de Charcot, il est venu à Paris en 1885 passer trois à quatre mois ; Freud était neurologue de formation, au moment où il arrive en 1885 à Paris pour voir le grand maître Charcot, il se pense absolument neurologue, et il se destine à une grande carrière de neurologue. Ses premiers travaux sont d’ailleurs neurologiques puisqu’ils portent sur les aphasies.

Il arrive à Paris à ce moment où l’hystérie est la grande maladie à la mode. Car il y a des modes dans les pathologies mentales, je vous en reparlerai plus tard : des modes, des épidémies de maladies mentales. Épidémies de « personnalités multiples » : pendant une vingtaine d’années, il y a eu des milliers et des milliers de travaux sur le concept de « personnalité multiple ». Qui a totalement disparu. Ou encore l’épidémie de voyage pathologique, grande mode au XIXe siècle, ce qu’on appelait la « dromomanie ». Qui est revenue à la mode dans les années 1960. Pourquoi dans les années 60 ? Parce que les hippies se piquaient d’être sur la route comme Jack Kérouac. Ils ne voulaient plus avoir de domicile fixe. Paf !, les psychiatres en font une maladie ! C’est très intéressant, cette affaire-là ! Donc il y a des épidémies de maladies.

À l’époque de Charcot et de Freud, la maladie à la mode, c’était l’épilepsie.

La première théorie de Charcot face à l’hystérie consiste à la considérer comme une affection neurologique, convulsive, au même titre que l’épilepsie, au même titre que la chorée. La chorée est une maladie neurologique qui est faite de mouvements involontaires. Vous ne contrôlez plus vos mouvements. Vous pouvez avoir le bras qui fait tel mouvement alors que vous ne l’avez pas contrôlé. C’est une maladie terrible, qu’on ne sait toujours pas soigner d’ailleurs. Charcot essaie à partir de là de décrire, avec toute la minutie dont est capable un neurologue (parce qu’ils sont extrêmement précis), toutes les étapes de l’hystérie, jusqu’à ce qu’il se rende compte (parce qu’il était intelligent !) que plus il essaie de décrire avec précision les symptômes de l’hystérie, plus l’hystérie se plie exactement à ce qu’il souhaitait voir, lui, Charcot. C’est cela, la grande capacité de l’hystérique : comprendre le désir de celui qui la regarde et épouser le désir de celui qui la regarde, pour arriver exactement à... - je pense que mes collègues psychanalystes vous en parleront -, c’est le désir du maître.

Charcot lui, alors qu’il n’a pas le bagage que nous pouvons avoir grâce à Freud et Lacan, comprend cela. Il se pose la question de savoir la manière dont une maladie peut épouser le désir du médecin qui l’observe. À partir de là, il a l’intuition que l’hystérie n’est pas neurologique mais mentale. Il a ensuite l’intuition – et c’est là qu’il est génial – que c’est peut-être mental, mais pas pour autant volontaire. Et que si l’hystérique agit de telle sorte qu’elle cherche à satisfaire son maître en la personne de Charcot, c’est non pas tant pour plaire au maître, pour séduire le maître consciemment et en obtenir - parce c’est ce qu’il a pensé au préalable - un avantage collatéral qui serait celui de sa libération, etc., pas du tout, les processus sont beaucoup plus inconscients.

Le deuxième à avoir compris cette affaire et qui va la pousser un peu plus loin est un aliéniste de Nancy qui s’appelle Hippolyte Bernheim. Il est extrêmement important, Bernheim car c’est lui qui fait de la suggestion le signe central, la théorisation centrale de l’hystérie. Et à partir de la question de la suggestion, il invente une méthode thérapeutique : l’hypnose. Bernheim est celui qui va essayer de mettre en place un processus thérapeutique de l’hystérie par la suggestion hypnotique, afin de s’adresser à la partie à laquelle on n’a pas accès dans l’échange conscient ; partie qu’on n’appelle pas encore tout à fait « inconscient », puisque c’est Freud qui lui, à partir des travaux de Bernheim, va aller plus loin et inventer, il faut bien le dire, presque à lui tout seul la psychanalyse.

 


4.      L’apport de Freud


Je vais passer assez vite sur Freud mais il faut quand même que je vous en parle : je vais essayer, en vous disant cela, de le mettre en articulation avec la deuxième grande théorie de la psychopathologie du XXe siècle, qui est encore aujourd’hui le grand nœud de conflictualité de notre monde psychopathologique : soit l’abord  psychanalytique des troubles mentaux soit l’abord organique globalement des troubles mentaux.

Le premier texte important de Freud est l’Interprétation des rêves.

Freud a publié l’Interprétation des rêves en 1899 ; si vous la lisez aujourd’hui et que vous en regardez la première page, je vous dis cela en passant, où est indiqué « Traduction française, etc. », vous voyez comme date de la première édition allemande : 1900. C’est Freud, un tout petit peu orgueilleux, qui a voulu faire de l’Interprétation des rêves un livre écrit en 1900 alors qu’il l’a publiée en 1899, donc il la date a posteriori afin de dire que le siècle naît avec l’Interprétation des rêves. Oui, on peut être un génie et un tout petit peu... comment dire ? un peu orgueilleux, et aimer la gloire, je trouve cela amusant, je vous le dis en passant.

Freud est né en 1856, il est autrichien, il vient en France en 1884, il est neurologue et docteur en médecine de formation : je pense qu’il est vraiment important d’avoir cela en tête. Quand il repart de Paris, il fonde l’essentiel de sa recherche sur la question de l’hystérie. Ce que découvre Freud - ou plutôt, qui le découvre je n’en sais rien -, ce qu’il théorise… : comme je vous le disais plus tôt, la personne qui découvre, ce n’est pas cela qui est important, plutôt d’être le premier à partir de ce constat, à en faire une théorie. Ce n’est pas Freud qui découvre l’origine inconsciente de l’hystérie, c’est plutôt Charcot. Ce n’est pas lui qui découvre les effets de l’hypnose - parce qu’il pratique l’hypnose au tout début de sa pratique -, c’est Bernheim. Ce n’est pas lui qui dit que l’étiopathogénie de l’hystérie, c’est l’inconscient, non.

Ce qu’il découvre – et c’est là où il est génial –, c’est que c’est une lutte. C’est cela qu’il découvre d’abord. Et c’est ce qui va fonder toute sa théorie psychanalytique, que le trouble ou même pas le trouble d’ailleurs, c’est qu’une organisation psychique est d’abord le fruit d’une lutte. Il n’y a pas d’étiopathogénie directe, qu’elle soit infectieuse, ou même, comme il a pu le penser à ce moment-là (et comme Charcot a pu le penser, comme Bernheim a pu le penser), on n’a pas d’étiologie directe traumatique de l’hystérie.

Il n’y a pas de cause : il renverse la théorie de la causalité. Freud sort de la théorie de la causalité. Le grand génie de Freud dans la découverte de la psychanalyse et dans le nouvel abord non seulement de la pathologie mentale mais du psychisme d’une manière générale, est de nous sortir de la question de la causalité pour nous faire entrer dans autre chose. « Lisez la pathologie mentale comme non pas…, ne cherchez pas la cause, cherchez les forces qui luttent ». C’est cela qu’il dit : « Cherchez ce qui lutte et comment ça lutte ».

Il y a une partie de la lutte qui se déroule sur une scène que vous ne voyez pas, qui est l’inconscient, vous aurez moyen d’avoir accès à cette scène par de petites bribes, un rêve, un lapsus, un acte manqué, une blague quelconque :  vous avez lu la Psychopathologie de la vie quotidienne.

Après - pour le coup, c’est un avis personnel et je ne suis pas sûr que tout le monde le partage - la question de la psychosexualité, pour aller vite, vient au second plan, selon moi. Je dis bien selon moi, je ne parle qu’en mon nom là. C’est-à-dire qu’il me semble que Freud - on lui a beaucoup reproché son pansexualisme - en essayant de raccrocher l’ensemble des troubles mentaux à une origine sexuelle, ne sort pas de sa formation de médecin et essaie de trouver une cause. Mais je pense que sa grande découverte est d’abord d’inviter ainsi tous ceux qui voient des malades face à eux : « Sortez de la cause ».

Lacan l’aura d’ailleurs compris, je crois, quand il nous invite à changer complètement de paradigme, avec un paradigme beaucoup plus structuraliste. Le grand paradigme structuraliste est de nous sortir de la question de la cause […] Et c’est cela que comprend Lacan, il ne cherche pas de cause : il y a des types de discours, il y a des types d’organisation signifiante, mais il n’y a pas de cause. Et c’est cela que Lacan re-sort de Freud parce qu’on avait, à cause en grande partie du dévoiement de la psychanalyse américaine, remis Freud dans une perspective très médicalisée d’étiopathogénie des troubles : « Oui Madame, si vous avez tel trouble obsessionnel, c’est parce que Papa et Maman.. .vous avez assisté à la scène infantile, vous ne vous en souvenez pas mais ce n’est pas grave donc par le biais de la psychanalyse je vais vous faire ressouvenir de quelque chose ». « Ah oui, je me souviens j’ai vu en effet Papa et Maman faire l’amour quand j’avais trois ans et demi »... C’est cela la psychanalyse américaine… Je sais, je caricature, ce n’est pas ça !  Et Lacan a dit : « Non ce n’est pas possible, il faut qu’on arrête ces conneries, ça ne va pas, on revient à la grande découverte freudienne, on sort de la cause ».

C’est ce que Freud découvre avec l’hystérie. L’hystérie est d’abord le fruit d’une lutte entre des processus pour partie conscients pour partie inconscients. Et l’œuvre freudienne va totalement révolutionner la polarité qui jusqu’alors était celle du corps et celle de l’esprit, polarité qui a nourri la pensée occidentale depuis un petit bout de temps quand même, depuis Platon, et qui va être remplacée grâce à Freud par une autre polarité. On n’est plus dans une séparation du corps et de l’esprit mais dans une séparation du conscient et de l’inconscient, une lutte entre ces motions et une dualité fondatrice et paradigmatique des processus en cours chez tout individu et dans la vie psychique de chaque individu.

Cette lecture, ce paradigme de lecture du psychisme de la pathologie mentale, que Freud a élargi ensuite à tout le psychisme individuel, va se heurter, on va dire, à quelques résistances quand même mais aussi à des conceptions totalement autres, qui vont avoir une importance considérable dans le devenir de la psychiatrie du XXe siècle et également de la psychopathologie, puisqu’elles vont donner naissance aux théories concurrentes de la psychanalyse. Alors autant la psychanalyse a eu, il faut bien le dire, quasi le monopole intellectuel, sociologique, le prestige et la place dans toutes les institutions psychiatriques jusqu’aux années 1960-1970, autant très clairement depuis une trentaine d’années elle est en perte de vitesse assez rapide malheureusement ; ce parce qu’un grand concurrent de Freud à l’époque, de son vivant, qui s’appelait Emil Kraepelin, qui avait perdu la bataille des idées de son vivant, l’a très probablement gagnée aujourd’hui ; en tout cas, il y a des aspects de balancier dans ce métier, on verra… Et j’aimerais au moins vous parler de lui car je ne sais pas si vous aurez l’occasion de le faire dans un autre cours.


5.      Emil Kraepelin (1855-1926), concurrent de Freud

 

C’est un homme, même si on n’est pas tout à fait d’accord avec lui, qui est extrêmement important dans le champ des idées en psychopathologie. Il a un an de plus que Freud (né en 1856), il est mort treize ans avant lui. Il est allemand, je ne sais pas s’ils se sont connus ; Freud a énormément écrit dans sa vie, il n’y a pas de correspondance en tout cas entre Freud et Kraepelin. Peut-être se regardaient-ils en chiens de faïence. La seule chose que l’on sait, semble-t-il, c’est que Freud aspirait au prix Nobel, il ne l’a pas eu, et il en était vexé comme un pou parce que c’est un élève de Kraepelin qui l’a eu : Wagner von Jauregg, psychiatre, pour la découverte qu’il a faite de l’impaludation des malades mentaux. Oui, dans les années 1920, on injectait le virus de la malaria, du paludisme, aux malades mentaux en pensant les guérir. On l’a fait et même donné un prix Nobel à quelqu’un pour cela. Pour Freud avec Kraepelin, c’est tout ce que l’on sait, qu’il l’a assez mal pris et portait en très piètre estime cet homme - qui pourtant a une importance considérable, je vais essayer de vous expliquer pourquoi.

Kraepelin est le premier à vouloir faire de la psychiatrie et de la maladie mentale une discipline scientifique à part entière. Il s’inspire… - j’essaie toujours de vous faire ce parallèle, ce va-et-vient : ça ne vient pas de nulle part, pour lui non plus -, Kraepelin est un enfant de la classification périodique des éléments faite par Mendeleïv à la même époque ; c’est un enfant des classifications botaniques de Linné. Donc un homme qui pense que le premier geste scientifique est celui de la classification : il faut séparer ce qui est pathologique de ce qui ne l’est pas, donner des critères extrêmement clairs de ce qui relève de la maladie et de ce qui ne l’est pas ; et à partir de ces critères, donner des causes très précises qui aboutissent à tel ou tel critère. On voit bien qu’on est à l’opposé de la démarche heuristique et épistémologique de Freud qui, comme je vous le disais tout à l’heure, essaie de sortir de la question de la causalité. Kraepelin essaie de ne remettre que cela ! La maladie mentale pour Kraepelin est une maladie du cerveau. Le malade, c’est une configuration de symptômes. C’est le fonctionnement de la pensée qui l’intéresse, pas son contenu.

Autrement dit, un psychiatre kraepelinien y compris d’aujourd’hui, et tous les psychiatres qui se réclament du DSM sont kraepeliniens même sans le savoir, est quelqu’un qui, lorsqu’il a un délire devant lui, ne s’intéresse pas au contenu du délire. Il se moque complètement de savoir si le malade qu’il a face à lui délire sur sa mère, sur Napoléon, sur Oussama Ben Laden ou s’il se prend pour le Président de la République, il s’en moque ! : il a des hallucinations, elles sont acoustico-verbales ou auditives internes, elles sont cénesthésiques ou pas, la thématique de ces hallucinations cénesthésiques, il s’en moque, mais alors complètement ! Le déprimé, il veut savoir s’il a 9 ou 8 à l’échelle de Hamilton, mais s’il déprime parce qu’il a divorcé, s’il déprime parce qu’il s’ennuie complétement au boulot, ou s’il déprime parce que le sens de la vie lui paraît absolument vain depuis que Dieu est mort, parce qu’il a lu Nietzsche, il s’en moque complètement le psychiatre kraepelinien. Vous avez 14 à l’échelle de Hamilton, ça veut dire que vous avez 20 mg de Prozac® ; vous avez 8 à l’échelle de Hamilton, ça veut dire qu’on passe à l’algorithme n°3 et je vous mets sous Anafranil® 150 mg. Si vous avez 6, alors là je vous hospitalise. « Oui, mais c’est parce que j’ai lu Nietzsche », on s’en moque !

Ça vient de là, cela vient de ce qu’a fondé Kraepelin. Il écrit un Traité de psychiatrie en 1883, au moment donc de la grande affaire de l’hystérie. Mais lui, il va dire : « L’hystérique pourquoi elle fait cela, ou pas, je m’en moque, et ce n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant, de toute façon, on ne sait pas ce que l’autre pense… ». Je le caricature, il est loin d’être idiot parce que, que sait-on vraiment de ce que l’autre pense ? et encore aujourd’hui dans le cabinet ou face à nos patients.

 

Je vous parlerai bientôt d’une expérience fantastique qui s’appelle l’expérience de Rosenhan. Le grand postulat, quand on a face à nous un malade ou quelqu’un qui vient nous parler (même pas quelqu’un qui est malade), c’est qu’il nous dit la vérité, ou en tout cas la sienne ; mais qu’est-ce qu’on en sait ?, on n’en sait rien ; si cela se trouve, il nous ment ; d’ailleurs nos malades nous mentent, cela arrive très souvent ; oui, donc on ne sait pas. Qu’est-ce qu’on sait ? à un moment je me suis posé la question « celui-là, il est en train de me raconter un rêve tellement beau… », et là je me suis moi-même, et là, c’est le principe de l’analyse, vous commencez à vous interroger sur le fait que votre patient potentiellement pourrait vous mentir en vous racontant un rêve potentiellement beau. C’est là l’apport de la psychanalyse, qu’on s’en fout qu’il nous mente ou pas, de la question pourquoi il nous ment, pourquoi vous commencez à vous demander si votre patient vous ment, etc.

Kraepelin dit : « On ne sait pas » - il y a une boîte noire. Il ne le dit pas ainsi, mais les grands philosophes de l’esprit aujourd’hui pensent encore l’intériorité cérébrale comme une boîte noire -. Le contenu ne l’intéresse pas. On va donc organiser un système très algorithmique où il distingue : des maladies curables, des maladies incurables, des maladies systématisées, des formes psychotiques, des formes non-psychotiques, des formes neurasthéniques, des maladies chroniques… Et ce Traité-là, il le perfectionne tout au long de sa vie pendant quarante ans, il en fait, de son vivant, huit éditions. Le grand biais de la classification kraepelinienne est justement là, dans ces huit éditions où l’on croit qu’il affine son regard, qu’il est de plus en plus précis…, comme on peut être de plus en plus précis en biologie moléculaire parce que d’abord on découvre l’ADN, puis on découvre les nucléotides de l’ADN, puis on découvre l’ARN, puis on va encore de plus en plus loin grâce à un microscope. Ce n’est pas ce que fait Kraepelin. Progressivement son système se dévoie vers un système qui ne se fonde que sur des critères évolutifs. Il a passé quarante ans avec des malades. Il voit ceux qui ont évolué, comment ils ont évolué et ceux qui n’évoluent jamais. Et progressivement le système kraepelinien évolue vers un système qui condamne : « J’ai vu il y a quarante ans tel malade souffrant de tel symptôme, que j’ai classé à telle maladie de mon algorithme - il ne l’appelait pas comme cela -, je constate que ces malades statistiquement sont devenus cela. Donc je fais un diagnostic rétrospectif faisant de cette malade une démence sénile, à 19 ans. ».

Il fait cela, et c’est le grand problème de sa démarche : qu’elle se veut prospective, évolutive alors qu’elle n’a aucun critère sauf celui de l’observation pour pouvoir en décider. Quand on a la prétention de déterminer ce qui va advenir, il vaut mieux avoir de bonnes raisons. Les seules raisons qu’avait Kraepelin, c’est ce qu’il a observé, c’est trop court. Comme si vous disiez que vous êtes un paysan, vous avez une basse-cour, vous avez des poulets, vous avez vu plein de poulets passer devant vous ; et puis, le devenir de la poule, c’est d’être tuée, d’être mangée. C’est le devenir qui vous intéresse ; ce n’est peut-être pas le « devenir poule » absolu, mais c’est lui qui vous intéresse. Kraepelin a fait à peu près la même chose. Cette révolution kraepelinienne a été vaincue par Freud, elle est restée lettre morte depuis…, globalement, la mort de Kraepelin en 1926. Il meurt dans l’anonymat total, personne ne pense à lui.

Et un homme va le sortir de son trou, dont je vais beaucoup vous parler. Il s’appelle Robert Spitzer, psychiatre américain, psychanalyste de formation, ayant fait son analyse didactique avec Loewenstein. Loewenstein n’étant pas n’importe qui puisque c’est quand même le premier analyste de Jacques Lacan. Donc il était vraiment, fondamentalement analyste comme beaucoup d’Américains dans les années 1950-1960.

 

 

V.                La psychiatrie contemporaine, dans la continuité de Kraeplin


Dans les années 1950-1960, la psychiatrie américaine est analytique, différemment de la psychiatrie française, on en est d’accord, mais elle est vraiment analytique. En 1970, les psychiatres sont confrontés à un gros problème : ils voient arriver des gens qui ont fait le Vietnam et ont des troubles qu’ils ne comprennent pas, qu’ils n’expliquent pas, qu’ils mettent d’abord sur le compte de l’hystérie. On a, après tout, une plasticité de symptômes extrêmement grande, on n’arrive pas à savoir exactement ce qu’il en est. On a des personnes qui auparavant pouvaient relever de structures obsessionnelles, ou certains qui étaient psychotiques, etc. Et certains ont des cauchemars. Il faut s’imaginer qu’à l’époque, la seule chose que l’on connaît de la névrose post-traumatique est ce que l’on appelait le « syndrome du boulet du canon » pendant la première Guerre mondiale. Donc peu de choses.

Ces psychiatres pensent qu’ils ont affaire, et cela ne les dérange pas, eux : il n’y a pas de péjoration dans le fait qu’ils disent que c’est de l’hystérie. Sauf que les assurances américaines ne prennent pas en charge l’hystérie. Donc – c’est bête ce que je vais vous dire mais cela compte –, ces vétérans du Vietnam ne sont pas remboursés des soins dont ils ont besoin. Énorme scandale, ils s’organisent en lobby. C’est le premier lobby de malades mentaux, le lobby des vétérans du Vietnam, pour faire reconnaître leur maladie comme une véritable maladie dont ils ne sont pas responsables, et pour laquelle ils méritent d’être soignés et d’avoir des soins qui sont remboursés, pris en charge par des assurances, des pensions. Les Assurances ont dit : « Sur le principe, on veut bien, nous, mais alors dites-nous ce que c’est cette maladie ! Moi je veux bien rembourser toutes les maladies que vous voulez. À partir du moment où vous me dites qu’on est diabétique à partir d’une glycémie à 1,4 mg/litre, moi je rembourse le diabète quand quelqu’un a une glycémie supérieure à 1,4 mg/litre, je rembourse tous les traitements du diabète. Je rembourse tous les médicaments de l’hypertension artérielle de quelqu’un, à partir du moment où vous me dites que l’hypertension artérielle, c’est 15/9 mmHg ».  Alors là, cette personne, quand est-ce qu’elle est malade ? Parce que vous avez des gens qui ont des traumas du Vietnam, mais qui ne sont pas vraiment malades, qui sont insérés, qui travaillent, qui ont refait leur vie, qui ont trois cauchemars par an, tandis que certains en ont trois par nuit. « On est malade quand ? », voilà ce que disent les Assurances.

Les psychiatres sont ennués, ils ne savent pas. Ils disent : « On ne guérira pas tout le monde, mais remboursez tout le monde ! D’abord, cela nous arrange parce que nos honoraires seront pris en charge, et de toutes façons on n’a pas de garantie à vous donner ». Les Assurances américaines en particulier ne veulent pas en entendre parler. Les psychiatres sont mis devant le fait accompli. Ils n’ont pas le choix. Ils vont essayer de définir le P.-T. S. D., ce qui va devenir le syndrome de stress post-traumatique Post-Traumatic Stress Disorder, à partir de critères objectivables. On n’a pas de scanner cérébral (ils ont essayé), on n’a pas de prise de sang (ils ont essayé de doser les taux de cortisol qui est l’hormone du stress, ils ont essayé de doser les taux d’adrénaline qui est aussi une hormone de stress, la nuit, le jour, à telle période de la nuit), ils ont tout essayé. Pour essayer de voir... ils n’ont pas trouvé.

Alors Robert Spitzer a redécouvert Kraepelin et un tableau nosologique très précis de critères permettant de dire qu’on est malade à partir du moment où on a un certain nombres de critères qui se regroupent. Et ce faisant, il invente une nouvelle modalité de lecture de la maladie mentale qui est le DSM que vous connaissez. On en est à sa cinquième mouture, la première, c’est 1973. C’est une psychiatrie essentiellement kraepelinienne qui considère qu’il y a des troubles psychiques.

Là, je vous parle du DSM 5, parce que jusqu’au DSM 3, il y avait une distinction relativement claire entre maladies et non-maladies. Le DSM 4, puis le DSM 5… aveu de toute puissance il faut bien le dire. Quand on a une position prépondérante, le principe du pouvoir, c’est qu’on l’exerce jusqu’au bout, c’est valable aussi pour le DSM. Ces psychiatres se sont emparés de la question des troubles mentaux qui sont non pathologiques, qui ne relèvent pas de la maladie, mais qui relèvent de la structure psychique de tous les jours. Ce qu’un de mes collègues appelle les personnes « névrotico-normales », j’aime assez ce mot.

L’idée est la suivante : pour pouvoir dire que vous êtes déprimé, il faut que vous cochiez cinq cases sur neuf pendant au moins quinze jours d’affilée. Et à partir du moment où vous cochez ces cinq cases : ralentissement cérébral, anhédonie (baisse du plaisir, vous n’avez plus de plaisir à faire les choses), aboulie (vous n’avez plus envie de faire les choses), ce sont les termes du DSM, vision péjorative de vous-même (en gros vous vous sentez crétin, ce qui peut arriver à peu près à n’importe lequel d’entre nous je crois et tout le monde n’est pas déprimé), mais si vous réunissez cinq critères sur ces neuf-là vous êtes déprimé. Dès lors que vous êtes déprimé, vous avez droit à une prise en charge assurantielle. Ce n’est que cela le DSM : c’est la capacité à discriminer les personnes qui ont droit à une prise en charge assurantielle (à être remboursées des soins qui doivent leur être prodigués) et celles qui ne doivent pas l’être. La grande révolution de la psychiatrie dans les années 1980, c’est quand même un truc de fraude à l’assurance ! Mais ça change totalement le regard que vous portez sur vos malades. Et effectivement, moi qui ai travaillé pendant un an dans le service hospitalo-universitaire de Sainte-Anne, Unité Anxiété et dépression, cela m’a dégoûté à tout jamais de la pratique, je dis bien de la pratique. La théorie, c’est encore autre chose, c’est discutable, c’est au moins discutable il ne fait pas les « jeter ». Mais la pratique... : vous passez des échelles toute la journée, et vous cochez 

-          Dans les quinze derniers jours, vous est-il arrivé de vous sentir triste ? 

-          Oui.

-          Combien de fois ? Cinq fois ? Sept fois ?

-          Dans les quinze derniers jours avez-vous eu du mal à dormir ? 

-          Oui.

-          Combien de fois ?

C’est cela, quand même ! C’est cela la psychiatrie de notre monde. La grande psychiatrie aujourd’hui, celle qui a le vent en poupe, il faut bien le dire, ce n’est pas le modèle psychopathologique qui vous sera globalement enseigné ici, c’est vrai, mais il n’en reste pas moins que c’est celui qui est dehors. Il est là. Actuellement il y a douze mille psychiatres en France, il y en a six mille à Paris, je vous dis cela parce que certains d’entre vous sont peut-être médecins-psychiatres, d’autres peut-être pas, je ne sais pas, mais vous serez amenés à parler à des psychiatres, à des psychologues, etc. Sur la partie que je connais le mieux, évidemment les psychiatres, on est douze mille en France, six mille en région parisienne.

Dans les années 1980, 90 % ont fait une psychanalyse personnelle, et à défaut d’être psychanalyste avaient au moins cette lecture-là. Aujourd’hui, sur les six mille psychiatres installés à Paris, vous avez une barrière d’âge très claire. Il y a les plus de cinquante ans et les moins de cinquante ans, à peu près trois mille chacun. Sur les plus de cinquante ans (il y en a trois mille), vous avez cette statistique-là : 90 % ont fait une analyse personnelle. Sur les moins de cinquante ans, on est à 20 %. Et sur les moins de trente ans, les internes actuels… il y a eu un sondage anonyme qui a été fait sur trois années consécutives – il ne s’agissait pas de juger, la question n’est pas là – mais sur trois années consécutives un sondage anonyme a été fait en fin d’internat (pas en début d’internat où vous découvrez, vous pouvez prendre le temps de choisir, mais en fin d’internat) : qui a commencé au moins une analyse personnelle ? On est à moins de 5 %. Autrement dit, pour celles et ceux qui ne sont pas psychiatres ici et qui se destinent à l’analyse, il n’y a plus que vous. Les psychiatres ont perdu. C’est ainsi. Il n’y en aura plus.

Je ne sais pas si certains d’entre vous se destinent à cela. Ce n’est pas du tout ce que je voulais faire aujourd’hui mais ce n’est pas grave, je ne sais pas si certains se destinent à cela mais sachez qu’il n’y a plus que vous. Je voulais juste vous dire cela alors si vous vous y destinez, accrochez-vous parce que ça le mérite quand même, ça tient debout.

 

Retranscription DEBELUT Sandrine, relecture PIRES-LE FRECHE Hélène, A. Videau, Dir. Conseil




[1]               Associate Professor in Medical Anthropology and Historical Epistemology, Department of Human Sciences, ENS Lyon.

[2]              Psychiatre et anthropologue, médecin chef d’établissement et chef du service de psychiatrie de l'adolescent du CHS La Verrière, Directeur d’études à l’EHESS, rédacteur en chef de L'Évolution psychiatrique.           

[3]              The Structure of Scientific Revolutions, 1962, trad. française L. Meyer, Flammarion, coll. Champs, 2008 (1972).

[4]              - Jackie Pigeaud, La Maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981.