Pascale Bélot-Fourcade : Anorexies, boulimies, quelles sont nos limites

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Ephep, le 28/05/2015

La multiplication de ces pathologies anorexies/boulimies est aujourd’hui remarquable : elles constituent et manifestent sous nos yeux les impasses de la constitution du désir dans la fabrique des corps dans notre modernité. Elles concernent essentiellement les jeunes filles.

 L’anorexie et la boulimie, manifestations connues depuis des siècles et actuellement très médiatisées en Europe ont vu leur sémiologie et leur phénoménologie se modifier ces dernières années : l’anorexie ne peut plus systématiquement être séparée de la boulimie encore que nous, analystes, nous avons intérêt  à préciser les bords de leur différenciation. On assiste plutôt à une diversification des formes cliniques allant de l’anorexie pure à la boulimie franche mais on observe souvent des alternances boulimie/anorexie avec la survenue de vomissements et de conduites associées : alcoolisme, toxicomanie, kleptomanie.  La boulimie est appelée «crise » et alterne avec des périodes de jeûnes drastiques

Ces pathologies qui surgissent de manière étroitement intriquée aux mutations du discours social ne rentrent pas dans le schéma classique des névroses et nous incitent vraiment à sortir des chemins balisés de nos certitudes nosographiques. Comment entendre ces jeunes filles qui ne sortent pas de l’adolescence, ne s’humanisent plus et semblent faire front à un monde qu’un « pousse-à » l’oralité rend un peu fou alors même que le corps social se trouve désorienté et incapable de vectoriser et donner sens à une pulsionnalité débridée mais aussi arasée ?

Manifestations du passage adolescent, elles tendent aujourd’hui non seulement à devenir un mode de passage très banalisé, pour ne pas dire ritualisé chez les jeunes filles et à toucher des filles de plus en plus jeunes et à s’étendre aux garçons : parité oblige ! 

Abordons  ces pathologies par le malaise du  psychanalyste.  C’est en effet dans la confrontation quotidienne avec le réel de la clinique que le savoir psychanalytique s’éprouve et s’invente.

Car il s’agit dans ces pathologies de ce qui peut embarrasser le plus le psychanalyste, sa destitution fondamentale qui passe par la révocation du phallus. En effet l’anorexique propose une solution repérée depuis longtemps et qui n’a pas été sans dérouter les époques , dans son refus de passer par une contrainte par corps (la sexualisation du corps à l’adolescence), par la médiation du corps, elle s’affranchit ou tente de s’affranchir dans une libération radicale de l’inscription de « l’origyne »tel que l’appelait Lacan dans  L’étourdit, de ce nouage qui signifie aussi la vie ; elle sort du monde, elle s’affranchit par là même de la contrainte phallique qui, l’objectalisant, la plongerait dans la trivialité du désir. Elle veut être un esprit, c'est-à-dire un sujet et non un corps. Cette entreprise de décorporéisation qui est une révocation de l’opération phallique l’amène littéralement à s’abstraire.  Certains ont formulé « récusation » du phallus, mais je pense qu’il s’agit d’une révocation du pacte de la parole, elle qui ne peut, en fait, plus parler. Une patiente qui me rapportait qu’elle avait traversé une période de mutisme de plusieurs années avait tout à fait saisi le rapport de la bouche vocale et orale et m’avait dit : « certaines sont anorexiques, moi je me suis tue, j’ai été muette », elle avait repéré le trouble radical de la parole  dans l’anorexie. Cette révocation  s’annonce en même temps que l’affirmation d’un savoir totalitaire  avec les conséquences que nous pouvons donc en attendre : destruction des coordonnées symboliques et imaginaires phalliques, négation de l’inconscient, annulation de toute libido et de sa dimension imaginaire, réduction du corps à sa forme réelle, appauvrissement du langage et dégradation du signifiant en signe, destitution de l’Autre ainsi qu’une véritable instrumentalisation de la relation.

Dès à présent avec cette énumération, vous pouvez envisager la collusion comportementaliste à l’horizon. Ces pathologies ne relèvent pas bien sûr du symptôme et dans leur volonté d’annuler le manque et le désir elles rejoignent ces thérapies modernes comportementalistes qui robotisent l’âme et le corps dans des pratiques réadaptatives qui se fondent sur le déni de ces dimensions.

Bref : la multiplication de ces pathologies de ces « femmes sans ombre », comme les appellerait Hugo Von Hofmannsthal, frappe et dénonce les impasses actuelles dans la mise en place du désir et le façonnage des corps des jeunes femmes aujourd’hui.

Il faut pour entendre cela prendre les choses au début et répondre à cette question : pourquoi ces pathologies touchent-elles, essentiellement les femmes ?

 L’oralité nous attire toujours vers ce qui pourrait faire originaire, mais Lacan écrit « origyne » avec un Y en référence au gynécée, à  l’hystérie aussi bien sûr, à l’altérité. Ce mot valise  ouvre l’incestuel de l’origine, car il précise  que  ce n’est qu’en dépendance de cette « origyne » que la suite des objets  « a » pourra commencer. Il reprend dans L’étourdit  où il avance le tableau de la sexuation ce qu’il avançait en 1952 dans  Intervention sur le Transfert : « la femme, c’est l’objet impossible à détacher d’un primitif désir oral… où il faut pourtant qu’elle apprenne à reconnaître sa propre nature génitale … » ; il poursuivait : « pour accéder à cette reconnaissance de sa féminité, il lui faudra réaliser cette assomption de son corps ». Lacan renouvellera ces propositions et à propos de la question de la coupure intérieure à l’unité individuelle, il posera la fonction de l’oralité dans son rapport au phallus.

Origyne : l’anorexie est donc un « affe(a)mmement » dans ses deux écritures, l’aménorrhée d’ailleurs en témoigne parfois avant son déclenchement.

Mais s’impose donc pour nous, analystes lacaniens, la dérégulation originaire de la non inscriptibilité des rapports des sexes : « il n’y a pas de rapport sexuel », entendons par là de rapport sexuel inscriptible; en effet, la femme n’est pas métaphore d’elle-même comme l’homme qui trouve sa métaphore dans la virilité ; son assujettissement au signifiant n’inscrit pas son être sexué.

 Différemment de Freud qui  la poussait vers la mère, vers cette identification, Lacan fait de la femme la gardienne du désir, l’objet cause du désir. La féminité est plus liée à l’identification à l’objet du désir qui circule dans les échanges sociaux. Voilà ! Son corps est métaphore de sa jouissance à lui. L’instance phallique, la loi sexuelle, dans la discordance de l’être et de l’avoir, ne permet pas d’inscrire une bipolarité sexuelle et impose une contrainte par corps : pour l’homme négativation de l’organe;  la femme, elle, incarne le désir, son corps sera domicile.

 L’assujettissement, la subjectivation des femmes passe par une contrainte par corps ; leur charge consiste à incarner l’objet du désir, à représenter le phallus, à inscrire l’altérité même. Les rapports hommes/femmes sont soumis à des fonctions d’échange, impliquant une valeur d’échange qui conditionne leur valeur phallique. Pas toutes inscriptibles, pas tout à fait assujetissables,  abandonnées à des passions que les éducateurs au cours des siècles ont tenté d’arraisonner, leur féminité est aussi de l’ordre de la sublimation, tous en conviennent, et déborde le symptôme. Les névroses ne les contiennent pas toutes ; abandonnées donc nécessairement, de structure, d’autant que le trajet oedipien « sinueux et couteux » (Freud) est pavé de déceptions répétitives, de déceptions transférentielles renouvelées, donc abandonnées elles l’ont toujours été en quelque sorte, mais il s’agit à travers ces dérégulations des « origynes » modernes de s’interroger sur la modalité actuelle de cet abandon.

« Dérégulation des origynes » : c’est ainsi que j’avais pensé nommer ces pathologies en me soutenant de l’ouverture que propose Lacan avec cet « y ».

L’anorexie se déclenche au moment où s’avère nécessaire la mise en place d’une identification sexuée alors même que ne peut s’assurer et s’assumer le conflit, la séparation, l’inscription d’une altérité. Ce déclenchement semble également renouveler un « dire que non » qui avait soutenu un narcissisme fragilisé, une impossible entame de l’objet.

 Il s’agit pour l’anorexique non de changer de sexe ni de prendre une voie hystérique d’identification masculine pour atteindre la féminité, mais de changer d’ordre, de changer le mode du commandement pour faire advenir dans un lieu Autre où règne l’être et non le semblant, un monde sans partage et sans perte où la chair n’est pas monnayée. L’anorexique va donc être entrainée dans un projet, une épopée Don Quichottesque qu’elle peut imposer comme style de vie (toutes ne sont pas hospitalisées !) qui va passer par se faire un corps sans la chair, être en forme sans les formes. Son triomphe sur la chair soulagée du poids des choses terrestres, et sur ce qu’il en serait d’une passivité de l’objet, consiste à réaliser une sorte de liberté radieuse sans incarnation. Ainsi se comprend l’énigme de son hyperactivité, de sa sthénicité, de son infatigabilité malgré des régimes très « light», qui n’avait jamais trouvé d’explication plus cohérente que le génie de la maladie.

Ce défi des « femmes sans ombre » consiste en un double impératif vital pour elles :

-laisser à l’Autre l’objet dans sa nature charnelle en s’évacuant comme objet, en désinscrivant l’orifice et en dérégulant le jeu de la pulsion,

-un impératif de ré-engendrement : faire advenir seule, en corps et en esprit conjoints, l’Etre d’elle-même.

Dans sa passion du rien, l’anorexique frappe l’objet unique de sa haine et de son amour : la mère, le corps de la mère, elle-même dans un même mouvement de négativité qui la propulse vers un grand Autre infini et unifié ; niant son assujettissement au don primordial, son engendrement charnel, le banquet de l’union devient pour elle celui de la mort : « ils ne m’auront pas ! » criait Valérie Valère ; elle tente tout aussi radicalement de priver l’Autre de l’objet qu’elle était pour lui, de ses affiliations : « mes parents, eh bien ils ne profiteront pas de moi », en l’occurrence de la valorisation qu’ils pouvaient ressentir de sa réussite scolaire ; dans la négation de tout assujettissement et dans l’illusion et le leurre par rapport aux lois du langage, elle s’emploie dans un mouvement presque Prométhéen à se ré-engendrer, se tenir responsable unique de son identité, cherchant à être non l’objet positivé mais le sujet positivé de sa disparition objectale, inscrivant une nouvelle articulation du sujet et de la mort. Le travail de l’esprit, son activité scolaire qui va aussi dans le sens de se faire hors des trivialités, permet aussi d’échapper à la dette : elle se fait toute seule.

Absorbée dans l’obsession d’être sans besoin, d’annuler le trouage du charnel et les signes de son inscription sexuelle, elle met en place un temps fictif pointé idéalement sur sa disparition corporelle et qui doit retrouver le moment inaugural d’avant la séparation, d’avant toute perte, sans bien sûr, plus de scansion féminine ; elle rêve d’un corps où il n’y aurait rien dedans, juste une âme et une enveloppe aérienne autour, sans formes féminines qui dépasseraient. Dans les deux registres de la bouche et du regard, elle va tenter l’ « affemmement » c'est-à-dire tenir ce regard devenu dévorant qui a désigné la dimension charnelle, la bouche désirante et parlante. La machine s’emballe parfois, imposant de réduire le corps, de le vider en haut et en bas, même trou. Y participe la dé-spécification de la nourriture ravalée aux déchets qu’elle jette parfois à la poubelle ou qu’elle réduit aux calculs caloriques dans une comptabilité qui lui enlève toute valeur d’échange. La nourriture est sublimée parfois (ça touche plutôt celles qui en ont fait un style de vie) dans l’excellence d’une cuisine raffinée qu’elles ne peuvent pas avaler ! Cette spiritualisation témoigne encore d’une non subjectivation de l’objet oral qui inscrit dans le « manger » une certaine vulgarité de se maintenir dans la vie.

On s’est beaucoup interrogé sur cette arithmomanie du  calcul calorique. Plusieurs éléments sont à prendre en considération : la nécessité de garder un étalonnage personnel de la valeur alors que le système de valeur imaginaire est révoqué, celui qui dit « je vaux ça.., je compte pour.. » suivant l’étalonnage phallique ; la désacralisation  du ravalement du signifiant en signe que permet et promeut la science, la nutrition avec son unité calorique (qu’en était-il avant la calorie? l’observation de Lasègue ne mentionne que de «  petite quantité », ou bien parfois l’anorexique ne mangera que des pommes et, faisant valoir l’unité pomme, ne voudra pas diversifier). Ce symptôme disparait tardivement et suppose que la patiente ait remis en place une nouvelle économie subjective.

Quand aux zones érogènes,  pas naturelles comme le soulignait Lacan, bordées de notre imaginaire phallique qui les désigne et les sépare, coupables du plaisir, il s’agit pour elle en suivant la dénaturation des nourritures terrestres de proprement les déréguler, les boucher. Ces jeunes filles ne manquent pas d’imagination actuellement dans l’invention d’une certaine érotique, à transformer la non satisfaction en satisfaction, à déplacer ces zones, à les rendre de purs trous, à les réduire à un seul : consommations multiples, passages toxicomaniaques, égratignures, scarifications, etc…

Les ruptures du jeûne, les moments boulimiques plus ou moins longs, apparaissent sous forme de « crises boulimiques » en cachette (le DCM4 les comptabilise car dans une société marchande et scientifique on compte !), d’alternances avec des moments toxicomaniaques ; l’alcool dans sa liquidité marche bien !

Car évidemment ces crises de boulimies ne sont pas directement assimilables à ce que j’appellerai les boulimies vraies ; ces boulimies sont moins passionnantes ! Elles ne sont pas toujours reçues dans le même compartimentage de la médecine et relèvent aussi de l’hyperphagie qui n’est pas considérée comme vraiment pathologique. La dépréciation, la dévalorisation massive est toujours là, lourde. On les retrouve également dans les pathologies médicales de l’émigration :il est particulièrement instructif  de parler avec les médecins du 93, autrement appelé 9/3, qui traitent le diabète et les troubles cardio-vasculaires d’une certaine obésité de certaines populations émigrées ; ces boulimies vraies transforment ces femmes très jeunes, jeunes ou moins jeunes, en un puits sans fond et font de leur corps l’otage d’un vide incomblable d’un Autre inconsistant ; elles traduisent plus l’impasse d’une non-subjectivation, d’un dol, d’un Autre symboliquement amoché, d’un Autre qui n’a pas fait le poids, dans la faillite de l’impossibilité de faire valoir le don phallique.

 

Ces ruptures, sont souvent l’effet de la « désespérance », de l’inanité du projet qui n’est plus soutenu par une aspiration transcendante. Nos mystiques sans Dieu qui clament comme les précédentes leur encombrement du corps se trouvent entrainées dans un « pousse à jouir »  consumériste, dans une consommation de l’objet réel dénudé, privé de sa dimension d’échange. Elles sont consommées, je pourrai dire aussi consumées,  alors que la voracité réfrénée éclate, dépréciant et liquidant le symbole.

Revenons à ces accès boulimiques qui réduisent les zones érogènes à un pur trou : elles réalisent aussi le triomphe de réduire la pulsion à un mouvement réel d’intro/extro  dans une instrumentalisation d’un tube digestif. Le vomissement quasi-réflexe remplacé chez une de mes patientes par trois à quatre heures d’activité sportive consécutives s’apparente plutôt à  un orgasme physiologique. Ces moments rencontrent parfois la honte, marquant le dévoilement de l’intimité d’un sujet trahi par une souillure à laquelle il était identifié.

A une patiente, et c’est cela qui est intéressant, qui voulait arrêter ces accès, j’avais dit sur sa plainte: « eh bien arrêtez ! » en lui proposant pour l’aider un signifiant négatif : un pansement digestif au Maalox ; elle me confiait que depuis cet arrêt une certaine nausée, une envie de vomir revenait, témoignant par là que ses accès boulimiques n’avaient pas desserré l’anorexie ; c’était « l’origyne » qui lui donnait à nouveau la nausée.

Ces accès scandés de vomissements participent aussi d’une véritable instrumentalisation du corps, de se faire un corps. Cette instrumentalisation n’est pas inconnue de ceux qui se livrent à la fabrique des corps sportifs. Elle permet de tenir un modelage du corps, une instrumentalisation de l’apparence (et ça, c’est mode !) allant parfois jusqu’à réaliser une résorption de la forme féminine dans l’érection unique d’un corps indifférencié et androgyne, seul organe résiduel enfin, miroir véritable et brut du signifiant phallique !

L’  « affe(a)mmement » de la bouche et des formes qui est proprement l’exclusion de la dimension et de l’épaisseur du fantasme, le refus de l’inconscient conduit l’anorexique à se percevoir comme une surface. Dans cette sorte d’aplatissement de son être, elle vise à éliminer le regard du miroir, à écraser l’ « en-forme » du plaisir dans son silence ; pas de lieu, pas  de séjour, une errance d’être dans le désert anorexique d’une négation de « l’origyne». Une  jeune femme me disait dans la réduction binaire d’elle-même à un plein/vide : « j’ai un trop plein de vide », elle est un trop plein de vide, encombrée d’un corps vidé, dans le désêtre d’un reniement qui cherche à méconnaître radicalement le désir. Est-ce cela la nuit des mystiques ? La topologie d’un tube à un trou pourrait seule en rendre compte.

Même logique binaire d’exclusion totalitaire chez une autre jeune femme : « c’est la vie ou le travail » me disait-elle. Je lui avais pourtant dit : « vous n’êtes pas pour la mixité ! » ;  astucieuse, elle avait souri mais n’avait rien changé à son entreprise qui dans un travail scolaire lui imposait d’être première, la Une, et lui évitait d’être désirante et désirée.

Dans ce travail insensé et fallacieux qui consiste à chercher l’être dans l’absence du signifiant, l’anorexique tente à disparaître des mots, de dessous les mots, à se défaire de tout ce qui pourrait la signifier. Tous ceux qui écoutent ces patientes ont remarqué la paupérisation progressive de leurs discours désincarnés, dévitalisés, sans mots, dont il ne reste plus parfois qu’une carcasse rigide. Ce langage qui n’a plus de corps se rapproche d’une signalétique qui rencontre là à plein le discours de la science qui nécessairement dégrade le signifiant en signe. Cette rencontre peut inaugurer de longues et belles carrières médico-anorexiques.

Entrainée dans une jouissance Autre, s’abouchant de façon addictive à l’Autre infini qui commande le sacrifice absolu, elle est entrainée dans une jouissance qui peut aller jusqu’à la mort dans une sorte de « cotardisation »,de mélancolie, qui embarrasse bien les réanimateurs. 

Ceci dans une logique « jusqu’au-boutiste » parfois, inversant la logique du vivant, elles tentent d’exister, de faire exister « La Femme » au bord létal du rapport au monde. A partir de ces deux impératifs, si nous en prenons la mesure nous pouvons comprendre les grandes difficultés rencontrées dans le traitement de ces patientes tout autant pour les médecins que pour les analystes.

 Nous savons que l’anorexie a toujours été (mais aujourd’hui plus fréquemment), une pathologie mortelle. Si l’on doit en passer par les chiffres, 10% des jeunes filles sont anorexiques et anorexiques-boulimiques et 1% en meurt. Les anesthésistes craignent en réanimation les anorexiques comme les mélancoliques qu’ils « n’arrivent pas à rattraper » de façon inexplicable. A cette occasion rappelons-nous que Freud avait rapproché l’anorexie de la mélancolie  et qu’il serait juste de saluer le travail des médecins, des psychiatres qui accueillent ces affranchis intraitables et parfois évitent le pire attendant « le déclic ». Peut-être en tant qu’analystes  pouvons nous regretter que la société ne permette plus à quiconque d’aller au bout de sa course, de mesurer le risque de son symptôme facilitant ce que l’on peut appeler ces carrières médico-anorexiques (c’est un nouvel ordre !).

La grande difficulté pour les analystes est l’impasse fréquente de la mise en place du transfert  du fait de la destitution de l’Autre ( à qui il n’est supposé aucun savoir) qui permettrait cette re-colonisation métaphoro-métonymique d’un espace subjectif, seule voie d’un traitement possible. Combien de fois  les analystes assistent au dépérissement des jeunes filles alors même que les entretiens ou les séances semblaient marquer quelques progrès. C’est pourquoi il me semble que l’analyste, dans son intervention, doit plus relever l’acte de parole de l’anorexique dans sa liberté, dans son défi, que de jouer de l’interprétation qui prendrait nécessairement valeur d’un face à face et tomberait sous le coup de la révocation.

 

L’anorexie s’étend aujourd’hui selon une géographie des pays les plus industrialisés et aux franges les plus occidentales de certains autres pays. Son histoire – et il y a une histoire de l’anorexie – peut se résumer en une sécularisation de l’anorexie dans l’émergence d’une maladie alors même que la société industrielle se développe : de religieuse et hystérique, elle devient aujourd’hui perverso-comportementaliste. Le basculement propre à notre modernité dans un imaginaire homosexuel, symétrique et égalitaire contribue, il me semble, au développement de l’anorexie, de sa forme actuelle  individualiste, comportementaliste, et plus addictive appelée à se radicaliser dans le totalitarisme a-subjectivant de la science.

 Lectrice du Quotidien du Médecin, il y a à peu près un an, je lisais en 2° page le titre suivant : « Les femmes n’ont plus besoin de règles » ; car les gynécologues pris dans un souci de transparence se demandaient si sous pilule il fallait encore maintenir leurs règles, cette caractéristique du fonctionnement hypophyso-thalamique propre aux  mammifères. Qui ira aujourd’hui dire qu’il leur faut des règles  alors qu’on les stérilise le jour même de leur apparition, avant même que cela ait pris sens pour elles. La société n’a plus besoin des règles des femmes et bientôt n’aura plus besoin de leur matrice. C’est un savoir scientifique, récent, immédiatement médiatisé qui a fait valeur sociale avant que ces pauvres comités d’éthique dépassés aient eu le temps de s’en émouvoir. La société par ailleurs, il me semble, est en passe de changer radicalement son étalonnage : le cours du dollar et du pétrole semble prendre le pas sur un étalonnage phallique qui distribue places et valeurs.

Cette dévalorisation de la place des femmes qui jointaient nature et culture est une dé-phallicisation qui accompagne ou plutôt génère ces pathologies. La parité d’ailleurs, fruit d’une démocratie scientifique qui écrit qu’un sexe égale un sexe, nie en acte l’altérité (cela s’appelle du racisme !), cette parité les inscrit hommes et femmes équivalents mais spoliés de leur valence phallique.

Finissons rapidement sur l’oralité qui n’est plus que nutritionniste et qui écrase tout ce qu’il en est des rituels dans un codage pseudo-scientifique. Amusons nous des trouvailles épidémiologiques des américains prêts à nous vendre à nouveau de la famille, car à 23% les comportements alimentaires de privation sont améliorés par un repas pris en famille et en commun. Amusons-nous et pensons que c’est foutu, au même titre,  le gouvernement espagnol a légiféré sur le poids et la masse corporelle des mannequins.

D’éducables selon leur sexe, dans la volonté de les domestiquer, les femmes deviendraient-elles encodables sous l’égide de la science dans une parité totalitaire ? Elles ne semblent pas  pourtant être ainsi devenues des hommes comme les autres et leur vomissement de « l’origyne » témoigne peut-être qu’elles seraient possiblement devenues intraitables.