Nicolas Dissez : Comment la clinique psychiatrique peut éclairer la relation d"emprise

Conférencier: 

EPhEP, MTh1-ES4, le 12/01/2017 

 

Logo ES Phénomènes d'emprise, suggestion et croyancesL’enjeu de ce cours est donc d'informer, de vous former, d’attirer vote attention sur les risques de cette dérive que serait l'emprise ; l'emprise sous-entendue sectaire, dans l'esprit de ce cours.

J’ai pensé que pour vous éclairer de façon vivante et de façon clinique sur cette question de l'emprise, je pourrai l'éclairer par la question du transfert, abordée par Freud, comme vous le savez, pour vous indiquer que ce qu’on appelle emprise, de façon moderne, et de façon inquiète — je sens les regards inquiets — ce que l'on appelle « emprise », ce n'est jamais qu'une forme exacerbée, une forme massive du transfert dans des circonstances particulières, dans des conjonctures cliniques spécifiques. Je pensais pouvoir vous donner quelques exemples cliniques en dehors de la cure, dans des circonstances particulières sans qu’il y ait une volonté, d'ailleurs, d’emprise dans ce contexte.

Je vais donc aborder trois ou quatre situations cliniques si j'en ai le temps,: celle de l’automatisme mental qui sera la première que nous évoquerons, c’st-à-dire le « grand automatisme mental ». On pourrait aussi parler d’une autre conjecture clinique particulière qui éclairerait cette question d'emprise, qui serait la folie à deux. Une troisième, un peu plus récente qui appartient moins à la psychiatrie classique mais tout aussi intéressante, qui est le « syndrome de Stockholm ». Une fois qu'on aura éclairé ces choses-là, c'est-à-dire une fois qu'on aura repéré en quoi nous pouvons indiquer que la question de l'emprise est après tout une des manifestations du transfert,  peut-être pas la meilleure, la mieux venue, mais une des formes du transfert, une forme exagérée, exacerbée du transfert, eh bien on verra comment l'analyse se débrouille de cela et comment elle résout ce paradoxe — ce qui peut apparaître dans un premier temps comme un paradoxe qui est que l'exercice de la psychanalyse met le transfert au cœur de sa pratique — et pourtant, — c'est ce que je voudrais vous indiquer en conclusion — c'est la pratique qui tente à prévenir le plus possible, à éviter la dérive vers ces formes exacerbées du transfert que sont les phénomènes d'emprise.

 

            Commençons par l’automatisme mental. Je ne vais pas tout vous dire sur l'automatisme mental, je vous en donne une lecture possible telle que nous ne l'avions peut-être pas faite jusque là, avec un fil de lecture qui serait celui du transfert, et du transfert dont vous savez qu'il prend des formes particulières dans les psychoses. Marcel Czermak a pu insister à nombreuses reprises, en particulier dans l'article que je vous conseille de lire,  sur le fait qu'il y a une particularité du transfert dans les psychoses : c'est que, dit-il,  «la psychose résiste mal au transfert ». Il y aurait là un point de difficulté de la prise en charge : « La psychose résiste mal au transfert »,  c'est un point de vue strictement opposé à celui de Freud, je vous le ferai remarquer, mais que vous trouverez déplié dans un article qui se trouve dans son deuxième ouvrage  Patronymies.

L’automatisme mental deux formes : le petit automatisme mental puis le grand automatisme mental. Et c'est une découverte qui date de 1920 à peu près, de Clérambault, découverte très importante pour son auteur, dont Lacan a été l'interne dans les années 30. Tout cela est contemporain, nous reparlerons aussi tout à l'heure de l'article de Lacan sur les sœurs Papin, 1933. Toutes les données sont de cette période-là : découverte de l'automatisme mental, tout à fait central pour Clérambault, peut-être sa grande découverte, puisqu'il y voyait le noyau pathogène d'un très grand nombre de psychoses, disons pour aller vite, des « psychoses hallucinatoires chroniques ». Le point de départ des psychoses hallucinatoires chroniques pour Clérambault est un noyau pathogène, plus précisément, le petit automatisme mental, c'est à dire des signes qui concernent essentiellement la pensée, qui sont au départ des signes discrets, souvent non-révélés par le patient qui en est l'objet, mais qui vont, selon Clérambault, petit-à-petit se déployer et venir envahir le sujet et se transformer en « grand automatisme mental ».

Au départ, ce petit automatisme mental ce sont essentiellement des phénomènes de la pensée qui sont vécus comme parasitaires disons, mais qui restent discrets, parfois pas si parasitaires que ça, dont le patient peut ne pas parler du tout, que le gênent plus ou moins et qui ont la particularité de pouvoir rester à cet état quiescent pendant plusieurs années. Ces phénomènes peuvent être des phénomènes d’arrêt de la pensée — il y a tout un vocabulaire sur le petit automatisme mental, très Clérambaldien, parfois un peu hermétique — des phénomènes d'aprosexie dit Clérambault, c'est-à-dire des difficultés d'attention, de troubles de la concentration, des phénomènes d’émancipation de la pensée, par exemple, que Clérambault appelle « émancipation des abstraits », comme s'il y avait une pensée abstraite qui venait s'émanciper du flux de la pensée normale. Tout ensemble de phénomènes discrets qui sont tous liés au fait que la pensée du sujet lui devient petit-à-petit étrangère. Sa propre pensée prend un caractère qui est, on peut dire  « xénopathique »  —  mais c'est déjà dire un peu trop pour le petit automatisme mental — disons qu'il n'identifie plus comme « sienne ». Il y a des pensées qui le traversent dont il ne se reconnaît pas l'auteur. Donc cette pensée-là, s'autonomise — il a des formules, je le suspecte d'avoir pris comme Lacan ces formulations à ses patients —  par exemple il dit « Passage d’une pensée invisible », c’est un peu hermétique mais en tout cas, une pensée passe, qui appartient au sujet, mais dont il ne se reconnaît pas l'auteur. C’est le premier temps. Ce sont vraiment les phénomènes discrets, ceux du petit automatisme mental dont le sujet reparle a posteriori : on l'interroge sur « comment les choses ont débuté » et il en parle, mais immédiatement — ce sont des éléments que nous avons évoqués ensemble — immédiatement, ce ne sont pas des phénomènes dont le sujet va nécessairement parler de lui-même, dont il ne va pas se plaindre non plus d'ailleurs. Cette pensée qui devient étrangère au sujet, xénopathique, dont dit Clérambault, au départ qu’elle est «anidéique » et sans affect non plus, n'a pas de significations particulières pour le sujet, pas de sens ; il ne s'en plaint pas non plus.

Les choses vont devenir plus précises quand cette pensée, dit Clérambault, va se redoubler, elle va se dédoubler : le sujet va vivre sa pensée comme étant doublée : une qui était la sienne au départ, puis une autre qui vient redoubler cette première pensée, qui pour le coup à ce caractère-là d'anidéisme, de neutralité, et que le patient ne reconnaît pas comme sienne. Mais vous voyez ces deux pensées, comme conjointes, une dont il se reconnaît auteur, et une qui vient lui faire écho, qu'il perçoit étrangère. Dédoublement de la pensée qui va progressivement se transformer en ce qui s'appelle un « écho de la pensée », une forme pour le coup intermédiaire entre le petit automatisme mental et le grand automatisme mental qui fait que non seulement sa pensée est redoublée — ou du moins perçue comme telle par le sujet — mais qu'en plus, elle est répétée de l'extérieur.— là, vous voyez, nous ne sommes plus totalement dans la pensée — car sa pensée est répétée en écho : écho de la pensée répété sur un mode hallucinatoire ;  il y a donc intervention du registre de l'hallucination. Le sujet a une pensée, quelle qu'elle soit, par exemple : « Il faut que je leur parle du commentaire des actes » hop ! Aussitôt, à la pensée que j'ai eue, incidente, la voix va répéter cette pensée-là. Le sujet entend la voix sous forme hallucinatoire, de la pensée qu'il vient d'avoir. C’est là l’écart entre le petit automatisme mental et le grand automatisme mental. A partir du moment où intervient le registre hallucinatoire, et de la voix donc, intervient l'idée qu'il y a quelqu'un d'autre qui vient répéter ces pensées, qui est le responsable de tout ce phénomène. Introduction d’un autre donc, par le biais de la voix qui va venir, progressivement, occuper une place — c'est là que je fais intervenir le transfert — une place de plus en plus importante, dans la vie du sujet. Donc écho de la pensée : répétition hallucinatoire de la pensée du sujet par une voix attribuée à l'extérieur, le plus souvent. Quoique très souvent, les patients qui sont soumis à ce phénomène d’écho de la pensée, ne s'en plaignent pas non plus. C'est donc un intermédiaire entre le Petit Automatisme Mental et Grand Automatisme Mental, c’est  une forme de transition. Les patients restent avec ce phénomène, toutes leurs pensées sont répétées — sur un mode plus ou moins bruyant — de façon hallucinatoire mais sur un mode qui reste anidéïque, qui n'a pas forcément une tonalité persécutrice et avec laquelle les patients peuvent vivre leur vie tout à fait normalement, sans en parler à personne. Et quand un jour ils en parlent ou quand un jour, rétroactivement, on vient les interroger sur le fait qu'ils ont pu connaître ce phénomène, ils disent « Bah, c'est vrai, c'était comme ça. Tout ce que je pensais était répété par la voix, mais j'ai toujours pensé que c'était comme ça pour tout le monde ».

Vous voyez, ce n’es pas un phénomène est forcément perçu comme persécutif, ou intrusif, c'est donc pour cela que nous ne sommes pas tout à fait dans ce qui va se déployer dans le Grand Automatisme Mental, où cette voix, elle finit non seulement par répéter la pensée du sujet, mais commenter ses actes, comme une espèce de voix-off, j’imagine comme cela existe pour les voix : il y a une petite voix qui commente tout ce que fait le sujet : « là, il donne un cours à des étudiants très attentifs ». Une espèce d'accompagnement comme cela, permanent, qui progressivement va prendre une forme de plus en plus agressive, de plus en plus intrusive, de plus en plus persécutive. D’autant plus que la voix qui commente, finit aussi bien par commander le sujet, et par lui donner des ordres ou l’injurier ; il y a tout le déploiement hallucinatoire très envahissant pour le sujet, de la voix qui prend les commandes du sujet.

            C’est là que nous pouvons rapprocher ces phénomènes de la question du transfert pour plusieurs raisons, c'est que cette forme majeure déployée du grand automatisme mental — d'autres psychiatres après Clérambault vont trouver que le grand automatisme mental est vraiment très compliqué à comprendre — il faudrait appeler cela « syndrome d'influence » , c'est la voix qui prend toute sa part d'influence sur le sujet. On a un patient sous influence, et l’influence est quand même un des registres du transfert. Mais dans sous une forme majeure où le sujet est commandé. Tous ses actes sont commandés. Dès qu'il a un choix à faire, la voix vient lui indiquer — ou même dès qu'une situation se pose dans sa vie sans qu'il ait perçu la possibilité d'un choix — la voix vient lui ordonner telle ou telle direction y compris parfois sur un mode absolument géographique, cela peut-être « Tourne à droite ! Ne prends pas cette rue-là ! » ; une voix qui commande, qui l'influence mais plus particulièrement face aux choix existentiels dans lesquels il est  impliqué ce qui va lui faire perdre tout libre arbitre.

            On peut lire ce « syndrome d’influence » sur le mode d'une forme majeure, inattendue, exacerbée, on peut même dire « pervertie » du transfert, puisque le transfert en particulier — on va dire, au début de la cure — n’est pas sans un registre d’influence. D’une certaine façon, dans une cure — je le dis prudemment — plutôt dans ses premiers temps, le transfert peut être un accompagnement pour le sujet. L’analyste, peut être un personnage, un peu présent qui vient accompagner le sujet dans sa vie au point que celui-ci peut se demander devant les choix qu’il a à faire, « qu’est-ce que l’autre en dirait ?». Mais vous voyez, c’est une supposition qui reste à l’état de question. Là, dans l’automatisme mental ce n’est pas sur le mode du doute, c’est sur le mode de l’affirmation, du commandement, de l’injonction : « Tu prends à droite ! ».

Vous voyez l’envahissement progressif par le registre de la voix — on devra revenir là-dessus — mais dans le grand automatisme mental en particulier, l’autre objet qui est particulièrement présent, c’est celui du regard qui fait que le sujet, non seulement est commenté et commandé en permanence mais il est aussi surveillé. Il est sous la surveillance, une surveillance qui peut prendre la figure — si j’ose dire — d’une caméra, la forme d’une caméra, d’un œil qui prive le sujet de toute intimité, c’est un élément tout à fait essentiel.

Dans un article qui est difficile à trouver mais dont je pourrai vous donner les références, Charles Melman souligne qu’il n’est pas rare que le personnage à qui sont attribués ces commentaires, ces commandements, cette surveillance, ce soit le voisin de palier par exemple, que ce soit le voisin d’à côté, ou d’au-dessus, du mur mitoyen selon l’expression de l’auteur. J’ai une patiente qui me disait « Vous vous rendez compte, je suis obligée de prendre ma douche en maillot de bain, parce que même sous ma douche, je suis surveillée. », vous voyez la perte de toute intimité du sujet, elle est vraiment caractéristique du grand automatisme mental, et elle est vécue comme une intrusion insupportable pour le sujet qui n’a plus aucun lieu de recel, qui n’a plus aucune intimité physique — avec l’exemple que je viens de vous donner —  mais aussi bien d’intimité psychique puisque c’est un élément essentiel de cet automatisme mental : le sujet devient transparent à l’autre, toutes ses pensées sont devinées. Vous voyez par quel mécanisme, puisque ses pensées sont d’abord répétées, et comme elles sont répétées par voie hallucinatoire, elles sont entendues par tout le monde. Chaque pensée que le sujet a, la voix la répète et la répète sur un tel mode sonorisé que la première idée du sujet, c’est que tout le monde l’a entendue comme lui. Autrement dit, toute son intimité est divulguée. L’autre, le voisin par exemple, l’autre sait tout de lui. Le patient, dans cette situation, a perdu tout lieu de recel, tout jardin secret. Ce savoir sur le grand automatisme mental, qui fait irruption dans la clinique de façon aboutie et déployée, peut être lue aussi sous le mode d’une forme exacerbée du transfert, puisque vous connaissez la définition du transfert que donne Lacan après Freud, c’est celle de la supposition d’un savoir chez l’autre, à cette nuance près que le savoir n’est pas supposé, c’est une certitude. Notre patient, pris dans le syndrome d’automatisme mental a la certitude que l’autre sait tout de lui et qu’il n’a plus aucune intimité. Lacan dit : supposition du savoir chez l’autre, ce qui n’est quand même pas très éloigné de la supposition que l’analysant peut faire de ce que l’analyste sait de son psychisme à lui, mais sous une forme qui prend une modalité tout à fait amplifiée.

Retenez que dans le grand automatisme mental, il s’agit une situation que l’on ne peut qualifier me semble-t’il autrement que sur le mode de l’emprise : le sujet est sous l’emprise d’un autre, parfois de plusieurs. Souvent le voisin mitoyen, eh bien il est sous son emprise par ces deux étranges objets que sont la voix et le regard. Il y perd toute intimité et il y perd aussi tout libre arbitre. Il arrive que ce soit sous une forme qui n’est pas aussi persécutive, et intrusive que cela. La voix qui vient en appui du sujet comme un conseil — comme un quoi ? Comme un coach — sur un mode vécu par certains patients d’une façon tout à fait tranquille, agréable soutenante en tous cas, comme un appui protecteur et pas aussi intrusif que ça, même s’il est de temps en temps vécu avec un peu de surprise.

Première circonstance, qui illustre — nous aurions pu en prendre d’autres, il y en a beaucoup d’autres dans l’article de Marcel Czermak qui illustre cette modalité — « la psychose résiste mal au transfert » et donc poussée à son maximum, cette dimension du transfert conduit à une situation qui fait perdre toute subjectivité au sujet, qui lui fait perdre tout libre arbitre.

Question : Oui bonsoir, je n’ai pas bien compris, est-ce que nous pouvons parler de transfert y compris quand les propos, les injonctions sont attribués à une entité abstraite : Dieu, le démon ; ou bien est-ce uniquement lorsque ces propos sont rapportés à une personne existant réellement ?

Dr Dissez : Votre question est juste. L’amour divin, cela existe, l’amour de Dieu. Freud, après avoir défini le transfert dit était bien incapable de donner une définition distincte de l’amour et du transfert ; il a mis les deux en équivalence. Donc moi je dirai qu’à partir du moment où c’est une entité à qui sont attribués les phénomènes, même une entité abstraite : le démon, ou Dieu, ou de la même manière àun personnage bien précis commz le voisin de palier, à partir de ce moment-là, cela me semble possible de parler de « transfert ». Ce n’est pas possible, dans les phénomènes du petit automatisme mental car ils ne ont attribués à personne, ils sont neutres : il n’y a pas d’adresse. A partir du moment où il y a un autre, qui vient centrer toute la vie du sujet, parce qu’il faut vous rendre compte que quand s’est installé l’automatisme mental, toutes les pensées, toutes les préoccupations, toutes les inquiétudes du sujet viennent se centrer sur ce personnage qui devient l’autre, qui peut être multiple, sur ces personnages qui prennent les commandes et de sa pensée, et de sa vie. C’est cela que j’appelle le transfert, de façon un peu poussée, mais dans sa forme majeure — disons, caractéristique des psychoses —qui peut nous éclairer sur les modalités plus habituelles du transfert, et qui peut éclairer d’autres modalités exacerbées, amplifiées, du transfert dans d’autres conjonctures cliniques.

 

Une des autres modalités par laquelle nous pouvons éclairer cette question de l’emprise, une des autres conjonctures cliniques et donc qui ne concerne-là plus seulement un patient psychotique mais disons deux patients — c’est cela, la particularité — cette autre conjoncture clinique, c’est celle du « délire à deux ». Je ne sais pas si vous avez entendu parler de cette drôle de situation dont Lacan a pu parler à propos les sœurs Papin, puisque les sœurs Papin sont un cas de folie à deux — on dit indifféremment « délire à deux » ou « folie à deux », mais dans le cas des sœurs Papin il faudrait plutôt dire « folie à deux » — qui met en scène une situation très singulière, très surprenante, comme toujours pour la clinique quand elle nous enseigne. Elle met en scène deux patients souvent liés, soit par des liens maritaux, soit par des liens familiaux : deux sœurs, une mère et sa fille, une femme et son mari, ou parfois pas — mais nous allons voir alors à quelles conditions — et dans lequel l’un des patients est authentiquement délirant, en général paranoïaque, l’un des patients affiche une conviction paranoïaque, le plus souvent par exemple persécutive, et la personne qui est en contact avec lui — en contact rapproché, qui partage un appartement avec lui, si ce sont deux sœurs comme les sœurs Papin — va être progressivement embarqué dans cette conviction délirante, et petit à petit va reprendre le discours délirant tout en étant elle-même prise dans cette conviction délirante. Elle va reprendre mot à mot chaque terme du délire et allant jusqu’à perdre tous ses repères symboliques initiaux, le plus souvent névrotiques, sauf dans les rares cas que les aliénistes ont appelé « folie simultanée » où il y a deux patients délirants qui partagent le même délire. Mais le plus souvent c’est un patient paranoïaque disons et un patient qui ne l’est pas mais qui vient se « mouler » dans le même délire que l’autre, et prendre une position strictement équivalente à son partenaire paranoïaque ; au point, d’en perdre toutes les repères symboliques qui étaient les siens, de façon antérieure, au point qu’il soit très difficile de dire dans la période du délire à deux, dans sa phase aigüe, lequel des deux est paranoïaque et lequel ne l’est pas et quels étaient les éléments de structure antérieurs. Clérambault s’est beaucoup intéressée à ces cas de délire à deux, mais pas seulement, Lasègue et Falret aussi , dans un article très célèbre — vous voyez, ils se sont mis à deux pour parler du délire à deux …

Question: Il me semble que Lacan a parlé de l’axe imaginaire du schéma, l’œil qui surveille est-il en lien avec cette relation entre le Moi et l’autre, et faites-vous un lien avec la paranoïa physiologique ?

Dr Dissez : Pour cette question du délire à deux, si j’entends bien la question qui est posée : oui. Si vous voyez à quoi notre collègue de province fait allusion, c’est à l’écriture du schéma de la parole qu’on appelle aussi « schéma L », — je n’ai jamais compris pourquoi d’ailleurs, peut-être c’est schéma de Lacan ? Il a plutôt l’air d’un Z — dans lequel il y a un axe, a – a’  qui concernerait donc cette question du délire à deux. Alors ça n’a jamais été fait, mais si l’on veut écrire le délire à deux à partir de ce schéma, oui. D’abord on placerait les deux protagonistes : a et a’ sur cet axe, mais peut-être qu’il faudrait dire à ce moment-là que, d’une certaine façon, la structure en jeu se collapserait sur cet axe, c’est-à-dire qu’il n’y aura qu’un axe, et même le a et le a’ viendraient se confondre puisque Lacan dit «  le délire à deux, ce sont deux personnes dans un même délire ». C’est presque à entendre comme deux personnes dans un même habit, leur position est exactement superposée ; c’est ce qui est dit dans les observations psychiatriques des experts qui ont reçu les sœurs Papin après leur crime. Vous savez qu’il y a des préoccupations policières spécifiques, quand ils viennent interroger Christine et Léa Papin, la préoccupation des policiers n’est pas tellement de savoir si elles sont coupables ou pas, car d’abord elles l’avouent tout de suite, elles le disent. La question des policiers est plutôt de savoir : qui des deux sœurs a porté quel coup mortel sur les deux maitresses de maison. Eh bien, ils n’y arrivent pas ! Chacune revendique non seulement la même culpabilité, mais les mêmes coups portés, exactement aux mêmes endroits. Un des experts qui a lu les dépositions des sœurs Papin, dit : «  A lire les dépositions, on croit lire double ». Autrement dit quand on lit la déposition de Christine Papin — vous savez que dans les cas-là, les policier interrogent les gens séparément, d’abord l’un, puis l’autre — en tout cas dans un premier temps ils ont déjà interrogé l’une et puis l’autre, mais les deux feuilles de déposition sont les deux mêmes : les mêmes mots, au même moment, aux mêmes questions, les mêmes virgules, les mêmes tournures de phrases. C’est ça le délire à deux : un discours qui vient conjoindre — plus que conjoindre — rassembler deux patients en une seule place, fusionner les deux places. Vous voyez que là, il y a un patient qui est sous l’influence de l’autre de façon absolument majeure, sous l’influence mais on pourrait dire également sous le transfert, à la faveur, donc, de la conviction initiale paranoïaque, mais à la faveur aussi de circonstances particulières. Ces délires à deux ne se déclenchent pas sans une certaine conjoncture. C’est une conjoncture unique, assez rare, que l’on peut rencontrer et qui nécessite un type de confinement particulier des deux patients qui, je vous l’ai dit, en général occupent le même appartement, ont des relations quasiment exclusives. C’est-à-dire très souvent la paranoïa d’un des partenaires oblige l’autre à ne plus avoir de relations qu’avec lui et puis très souvent ce sont des délires persécutifs, venant désigner l’extérieur de la maison comme étant persécuteur, comme étant source de danger. Une pièce de Ionesco, que vous pouvez lire, qui s’appelle« Délire à deux  où manifestement Ionesco a lu Lasègue et Falret, mais c’est le théâtre de l’absurde, cela déborde un peu. C’est un couple qui est réuni dans un appartement et qui vit toute possibilité d’intervention de l’extérieur comme une persécution, comme un risque de mort. Donc vous voyez, il y a cette espèce de confinement, de relations exclusives, à partir de laquelle un sujet soumis à un discours paranoïaque très régulier, à une conviction paranoïaque, en vient à adopter la place de l’autre : pas seulement son propos, pas seulement sa conviction, mais toute sa place. Il en vient à être sous l’influence totale de l’autre. Devant cette situation-là les aliénistes qui ont découvert cette entité — avec surprise, on l’imagine — ont un seul traitement, ils n’ont pas les neuroleptiques un peu envahissants que nous avons aujourd’hui. Le traitement essentiel de la folie à deux, pour les aliénistes, c’est de séparer un couple, lorsqu’il y a une relation trop fusionnelle, une relation « amoureuse » pourrait-on dire. Je ne sais plus laquelle des deux sœurs Papin dit de l’autre : « je pense que dans une vie antérieure, j’ai du être le mari de ma sœur ». Dans cette relation-là plus qu’intime, dans cette confusion des places, la réaction des aliénistes est de séparer, très strictement, les deux protagonistes et de vérifier, à ce moment-là, que dans la plupart des cas, un des patients reste délirant, il garde sa conviction délirante — là, en l’occurrence Christine Papin — alors que l’autre, petit à petit, va retrouver les repères symboliques qui lui étaient propres et ressortir un peu comme d’un mauvais rêve, de cette situation. Une lecture quand même possible de cette situation étrange, surprenante du délire à deux, amène s’interroger sur le vœu intime du sujet qui s’est laissé aspirer par la conviction paranoïaque : qu’est-ce que c’est que cette personne qui s’est soumise, qui s’est mise sous l’influence, absolument, d’un autre, au point de disparaitre subjectivement ? On peut quand même, même si cela est discutable, même si vous voyez que cela nécessite certaines circonstances particulières comme le confinement, la relation exclusive, le retrait du monde, le maintien dans un lieu clos, nous pouvons quand même interroger le vœu de servitude qui est derrière cette soumission à l’autre et à sa conviction délirante. En tout cas, cela permettrait de révéler une des faces, un des aléas, des risques du transfert, de tout transfert, mais en particulier celui que Freud a isolé dans le cadre de la cure analytique, c’est-à-dire que — vous savez qu’après avoir identifié cette question du transfert, après avoir indiqué sa question centrale, pour le travail psychanalytique, Freud garde sur le transfert une position qui est très nuancée — d’après lui ce transfert, c’est en même temps le moteur principal de la cure mais également la résistance principale. Vous voyez un point de vue qui est tout à fait essentiel. S’il n’y a pas de transfert, il n’y a pas de travail analytique mais ce transfert constitue aussi — sur le mode de cette servitude que j’ai essayé de vous indiquer dans cette forme maximale que constitue le délire à deux —  sous cette phase de servitude, il constitue aussi une résistance puisque le but de la cure, ce n’est pas cette disparition subjective, c’est plutôt de la faire émerger.

Question: Vous parliez du vœu de servitude de la personne embarquée, est-ce que nous avons décelé chez la personne malade au départ, une forme d’intentionnalité, de volonté d’asservir l’autre ?

Dr Dissez : C’est une bonne question. Je n’irai pas trop vite dans ce sens-là, peut-être par souci de ne pas trop symétriser les choses ce qui est toujours une tentation avec laquelle il faut être prudent. La clinique impose finalement assez peu ce type de symétrie des places. J’aurai plutôt tendance à dire que chez la personne qui n’est pas délirante à proprement parler, qu’il y a quelque part ce vœu de servitude-là, et que le patient paranoïaque concerné, lui est paranoïaque et comme tout paranoïaque, il a sa conviction, et peut-être ce vœu de convaincre l’autre, qui est présent dans toute paranoïa. Donc oui et non, de façon moins spécifique vous voyez, je n’irai pas trop vite ou du moins sur un mode plus généralisé, si l’on veut. Il y a un souci de conviction comme celle dans la paranoïa qui est toujours présent. Dire que « c’est asservir l’autre », ça dépend, même si ce n’est pas à exclure. Ça vaut la peine de se poser la question.

 

Question: Bonsoir, dans  Psychologie des foules et analyse du Moi, Freud fait valoir les phénomènes identificatoires dans la foule, notamment l’identification à un trait chez le leader, est-ce que dans le délire à deux, même s’il n’y a pas de phénomène de foule nous pouvons repérer un phénomène d’identification à un trait du paranoïaque, ?

Dr Dissez : Vous voyez, je saisis la justesse de votre question pour vous indiquer combien on parle-là d’entités qui ont l’air un peu vieillottes ou un peu anciennes, comme des curiosités psychiatriques et puis effectivement, elles ont tout à voir avec la question de l’emprise, avec les phénomènes de foule que cela implique. Dans le délire à deux il y a des formes de délires à plusieurs aussi, il y a des psychiatres qui ont décrit ça à l’époque sous la forme de « délire en cage d’escaliers ». Alors-là vous voyez, c’est non seulement la personne qui partage l’appartement du paranoïaque qui est pris dans sa conviction délirante, mais petit à petit les voisins, puis toute la cage d’escalier, et on a tout un immeuble qui délire en même temps. C’est vrai qu’il peut y avoir des phénomènes de foule qui ressemblent à ce que Freud décrit mais sous une forme encore exacerbée par rapport à la constitution de la foule et plus durable. Puisque vous savez que ce que dit Freud dans la « Psychologie des foules », c’est que quand la foule se sépare, chacun retrouve un peu la subjectivité qu’est la sienne mais dans le moment de la foule il y a une uniformisation des places. Il y a donc quelque chose qui s’approche de cela, mais qui est vraisemblablement beaucoup plus abouti, beaucoup plus exacerbé dans le délire à deux. Est-ce que c’est une identification à un trait ?  C’est ce à quoi je ne saurai pas répondre dans l’immédiat. Peut-être qu’il faudrait le rechercher, je n’irais pas trop vite à l’affirmer, ce n’est pas impossible du tout … En tout cas ça en est très proche, cette place d’Idéal du Moi, à laquelle est mis l’autre. Elle prend une forme majeure vraisemblablement du fait du confinement, du fait de la conviction paranoïaque, — quoiqu’il n’est jamais tout à fait hors de question que le leader soit paranoïaque —  et c’est le cas aussi pour les histoires d’emprise. Ça  justifierait de l’examiner cliniquement, cela vaudrait le coup de le travailler. Après nous pourrions peut-être le travailler avec une autre situation. J’aurais quand même tendance à penser qu’il y a quelque chose qui prend une ampleur qui n’est pas seulement le trait, quoiqu’il ne soit pas toujours facile à identifier, le trait en question dans le phénomène de délire collectif, disent les aliénistes. Retenez quand même cette affaire de la conviction, du confinement et de la servitude dans laquelle cela met l’autre.

           

            Troisième conjoncture clinique pas si éloignée, très surprenante aussi, découverte plus récente, de 1973 : « Le syndrome de Stockholm ». Tout le monde a un peu entendu parler du Syndrome de Stockholm. Vous savez ces circonstances particulières dans lesquelles, lors d’une prise d’otage, — donc il y a des ravisseurs et des otages — confinés dans un espace fermé, cela peut être un appartement, la carlingue d’un avion, ou d’autres circonstances et dans lequel, à l’extérieur se profile les forces de l’ordre, mais sur un mode où ils sont aussi source de danger d’une intervention extérieure potentiellement dangereuse. Les otages viennent reprendre, adopter, les revendications des ravisseurs. Ils viennent défendre les ravisseurs, viennent partager leurs demandes, leurs causes — quand il y en a une — au point de passer à une position où ils viennent mettre leur vie en danger pour protéger leurs ravisseurs, pour les protéger contre les forces de l’ordre en particulier, qui sont à l’extérieur, le GIGN et toutes les forces policières qui sont dédiées à ces situations.

Le nom du Syndrome de Stockholm vient d’une situation princeps qui s’est donc déroulée à Stockholm, je crois que c’était le 23 août 1973, dans une banque, avec deux ravisseurs, deux gangsters qui viennent faire un hold-up et qui, pour cela, gardent en otage pendant 5 jours, 4 personnes avec un siège des forces de police. Et à la fin des 5 jours, les otages refusent de sortir — pas seulement parce qu’ils avaient peur pour leur vie — mais pour protéger les ravisseurs, pour indiquer qu’ils avaient toutes les raisons d’avoir décidé de ce hold-up et sortent, en refusant que les ravisseurs sortent avant eux, de crainte qu’ils ne se fassent tuer et ils mettent donc leur propre corps en protection de leurs ravisseurs pour sortir. Ils refusent par la suite, de témoigner contre eux lors du procès et même — c’est peut-être ce qui avait marqué le plus les esprits à l’époque — l’une des otages — alors que les deux ravisseurs sont incarcérés — divorce, pour venir épouser l’un des deux ravisseurs, en prison. Vous voyez des phénomènes amoureux, surprenants, — c’est toujours quand la clinique nous surprend qu’elle est le plus riche d’enseignements — inédits, à la faveur d’une conjoncture particulière mais répétitive.

Maintenant, les forces de police connaissent cela parfaitement, et beaucoup, beaucoup des méthodes de police visent à éviter la survenue d’un syndrome de Stockholm chez les otages. Les preneurs d’otages eux-mêmes connaissant parfaitement cela, cherchent plutôt à l’éviter. Il y a des tas de situations de prises d’otages en particulier où il y a des mesures rigoureuses prises par les ravisseurs pour éviter que ne se développe un syndrome de Stockholm. Donc une situation particulière, un confinement, des relations qui deviennent des échanges devenant exclusifs entre les otages et les ravisseurs — ils ne peuvent plus parler avec personne d’autre — dans laquelle se développe cette confusion des places, dans laquelle la cause est adoptée par des gens qui, a priori, ont tous des structures psychiques différentes, sont étrangers — puisqu’ils sont là par hasard — à cette cause, mais viennent l’adopter, viennent défendre le ravisseur.

 

Question: Mais dans ce cas-là, la séparation n’a pas eu un effet ?

Dr Dissez : Pas toujours, vous voyez l’histoire du mariage c’est plusieurs mois après donc pas toujours, pas de façon systématique. D’ailleurs, de façon moins systématique que comme je vous l’ai dit dans le délire à deux aussi, c’est quand même variable, souvent oui. Mais dans ce cas-là non. C’est plusieurs années après que peuvent avoir lieu les procès, avec cette question du témoignage demandé par les autorités qui est refusé par les otages, parce qu’il serait témoignage à charge. Cela a été très étudié, je vous en fais grâce puisque ce sont des études plus policières que cliniques, mais sur les circonstances — quoiqu’on puisse les lire cliniquement bien-sûr —, ce qui favorise la survenue d’un syndrome de Stockholm est ce qui permet de l’éviter. Une des circonstances qui permet de l’éviter, c’est quand un des otages est violenté ou tué par l’un des ravisseurs, à ce moment-là cela limite quand même la survenue du syndrome de Stockholm mais ce n’est pas préconisé. Ce qui favorise, c’est avant tout ce lien exclusif, les échanges qui ne se font seulement qu’entre otages et ravisseurs, à ce moment-là on a tout le risque d’une survenue du syndrome de Stockholm. C’est pour ça que les forces de police cherchent à tout prix — vous avez vu cela dans des histoires récentes —  à nouer un contact, à ce qu’il y ait un téléphone et à organiser un dialogue, le plus régulier possible entre les forces de l’ordre, et les preneurs d’otage. Cela fait partie de ce qui est préconisé pour éviter ce type de circonstances.

 

Question: Est-ce que le syndrome de Stockholm peut s’appliquer par extension à un groupe de personnes, ou à un pays assiégé, occupé ou soumis par un assaillant, un dictateur etc. ?

Dr Dissez : Vous voyez que cela nous éclaire : on a une forme très particulière — je veux bien que cela devienne de plus en plus fréquent — mais ce sont quand même des circonstances exceptionnelles — nous allons nous les souhaiter le moins possible — une conjoncture très spécifique qui vient se déployer, une clinique tout à fait inconnue avant les années 70, mais qui nous éclaire, du coup, sur d’autres situations et nous interroge, vient poser des questions légitimes comme celle que pose notre collègue, sur d’autres situations proches. Qu’est-ce que ces situations ont en commun ? Elles ont, me semble-t-il, en commun, cette question d’une exacerbation d’un transfert y compris sous les formes amoureuses que cela peut prendre dans l’exemple que je vous ai donné, qui permettent de lire différentes situations cliniques — toutes moins souhaitables les unes que les autres — mais qu’on peut toutes lire à la faveur de ce fil qui est celui du transfert, de la conviction adoptée par l’un des deux protagonistes. C’est plus que de la suggestion. C’est pour ça que le terme « d’emprise » est utilisé et il peut légitimement interroger sur les pratiques psychothérapiques et sur le risque de leurs dérives dans le sens d’une emprise sectaire. J’essaye de répondre plus précisément : à l’échelle d’un pays, je n’assimilerais pas les choses — pour répondre à notre collègue — à l’échelle d’un pays à un syndrome de Stockholm, mais à une situation qui peut être éclairée par cette forme clinique-là. Ce sont toujours les formes cliniques les plus caricaturales qui nous éclairent sur des situations plus ordinaires, et qui nous éclairent de façon utile. 

 

                        J’en reviens à la question de la pratique psychanalytique, pour vous signaler — du coup cela va nous faire une quatrième conjoncture clinique — que la pratique psychanalytique naît donc nait de la rencontre de Freud avec les hystériques, c’est entendu, mais elle nait aussi, de l’abandon par Freud de la pratique de l’hypnose. L’hypnose aussi, est une situation d’influence maximum de l’hypnotiseur sur l’hypnotisé, qui a la particularité de provoquer une suspension de la conscience mal élucidée encore aujourd’hui — tout le monde n’est pas d’accord sur les modalités — et qui est très souvent induite à partir de ces deux objets étranges que sont la voix et le regard. L’hypnotiseur dit « vous n’entendez plus que ma voix. Regardez-moi dans les yeux », il vient mettre au premier plan ces deux registres-là de l’objet pour susciter une influence maximum. On peut appeler cela emprise, ou suggestion — ça, c’est le terme rattaché à celui de l’hypnose — à la faveur d’une suspension de la conscience une influence quasi-complète. On ne peut pas faire faire n’importe quoi à quelqu’un d’hypnotisé, vous savez, ce sont des débats du XIXème siècle, quand on découvre l’hypnose et qu’en même temps, les aliénistes interviennent dans le champ du juridique pour indiquer que certains meurtres commis dans un état de démence — dans un registre qui était l’ordre de la psychose — n’ont pas à tomber sous le coup de la loi. Alors il y a des gens qui vont dire « Oh bah oui, il suffit de dire qu’on était hypnotisé lorsqu’on a commis un meurtre » et on ne tomberait plus sous le coup de la loi. Article 64 — tout un débat, à l’époque — pour indiquer « est-ce possible, sous hypnose, de faire commettre un meurtre à quelqu’un ? » ; le résultat du travail est qu’il y a des limites à l’influence hypnotique et ça, ce n’est pas possible. Il y a quelque chose du sujet qui empêche de commettre un meurtre. Donc ça rend bien service aux aliénistes : on ne peut plus dire que tout à chacun qui commet un meurtre était sous hypnose.

L’abandon par Freud de l’hypnose, de cette forme de suggestion maximale à la faveur et l’usage de ces deux objets singuliers — même si ce n’est pas la seule façon d’induire l’hypnose c’est quand même très présent dans l’induction hypnotique — la voix et le regard, cet abandon va conduire Freud à la mise en place du cadre analytique et à la praxis analytique. Il va renoncer — je vous ferai remarquer également à une dimension psychothérapique, pour s’orienter vers une pratique analytique — qui vient en même temps révéler l’incidence du transfert — la forme la plus habituelle du transfert dans la cure — mais renoncer à l’emprise maximum que constitue l’hypnose. Et il va y renoncer, en essayant le plus possible d’éviter le recours à la question du regard, et à la question de la voix. Le dispositif du divan soustrait le regard de l’analyste à celui de l’analysant et le silence de l’analyste — qui était quand même une dimension essentielle de la pratique analytique — vient soustraire la voix, autant qu’il est possible, du dispositif. Il vient essayer de repérer l’incidence essentielle du transfert — il n’y a pas de cure s’il n’y a pas de transfert — mais d’en éviter, autant qu’il en est possible, les dérives de suggestion et d’emprise par le biais de l’usage, de cette question des deux objets, dits « a » par Lacan, de la voix et du regard.

 

Nicolas DISSEZ