M. Berges-Bounes : Les difficultés d'apprentissage

Conférencier: 

EPhEP, MT 1 - ES 1 : Psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Intervention de Mme Marika Berges-Bounes (EPEP), le 13/10/2014

Philippe Sollers, dans Un vrai roman. Mémoires : « On est à la campagne, c’est l’été, j’ai cinq ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande une fois de plus de déchiffrer et d’articuler une ligne du livre pour enfants. Le b.a.-ba, quoi. L’annonage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles. La bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix ». Vous voyez comment le corps est pris tout de suite dans cet acte de lire. « Comment ça s’enchaine, voilà le problème. Et puis, ça se produit, c’est le déclic, ça s’ouvre, ça se déroule. Je passe comme si je traversais un fleuve à pieds secs. Me voici de l’autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l’air libre. J’entends ma mère dire ces mots magiques : « eh bien, tu sais lire ! » Là, je me lève, ou plutôt, je cours, je vole dans l’escalier. Je sors, je cours comme un fou. J’entre dans la forêt, n’arrêtant pas de me répéter : « je sais lire ! Je sais lire ! » Ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs. Je sais lire, autrement dit :« Sésame, ouvre-toi ». Et la caverne aux trésors s’ouvre. Je viens de m’emparer de l’arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. Le temps m’appartient, je suis Dieu lui-même. Naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé ».

Alors vous entendez bien évidemment la différence entre les deux positions face à la lecture et au savoir d’une manière plus générale.

Ma question est toujours : pourquoi nos consultants enfants, en panne avec la lecture, refusent d’être Dieu, finalement ? Pourquoi ils refusent ce moment de complétude absolue, que décrit Sollers, de « seconde vraie naissance », l’ouverture de « la caverne aux trésors », comme il dit ? Ce moment, où trois mois après l’entrée au CP – on y est presque là, les enfants qui viennent de rentrer au CP, soit vont commencer à lire, après la Toussaint, soit au contraire, vont se trouver dans des difficultés qui vont nécessiter qu’ils aillent consulter d’abord les orthophonistes, c’est là première intervention, les orthophonistes se débrouillent d’ailleurs la plupart du temps assez vite et bien de ces difficultés scolaires du CP, soit, si la question est plus compliquée, les enfants vont devoir aller dans des centres spécialisés où plusieurs aides vont leur être proposées en même temps. Donc trois mois après l’entrée au CP, les enfants réputés normaux, dans un grand plaisir, vont commencer à combiner les lettres, pour en faire des mots, puis des phrases, et à entrer dans la lecture. C’est le moment où vous voyez les gamins sortir avec un livre sous le bras tellement ils sont contents de montrer au monde entier que ça y est, l’arme absolue, ils la tiennent.

 

En effet, qu’est-ce qu’apprendre ? Apprendre désigne à l’origine deux positions : apprendre quelque chose, et apprendre de quelqu’un ou apprendre à quelqu’un. L’apprentissage idéal conjugue ces deux positions : apprendre de quelqu’un et apprendre à quelqu’un. Il est une rencontre active, complexe entre deux désirs : celui de savoir et celui de transmettre.

Alors, qu’est-ce qu’un enfant qui n’apprend pas, en revanche ? Qu’est-ce qui est en jeu dans l’inscription scolaire de l’enfant dans la transmission par un enseignant ? Une petite fille de six ans me disait : « je m’ai laissée apprendre à lire avec ma maîtresse, elle est très gentille ». Donc là, aucun problème, la maîtresse est gentille, la petite fille se laisse apprendre, et le CP se passe sans histoire ; le CP et la suite, évidemment. Transmission vers un patrimoine accessible à tous, et filiation au travers des lois de la parole et du langage. Apprendre, c’est s’inscrire dans une transmission, dans une histoire. C’est l’accepter et s’y inscrire.

L’enfant est, en effet, parlé avant sa naissance. Il baigne tout de suite dans le langage qui circule autour de lui et qu’il va devoir s’accaparer à son tour. Il ne s’agit pas d’un apprentissage, l’entrée dans le langage, ce n’est pas un apprentissage pour le petit enfant. C’est une dynamique d’intégration et d’appropriation des signifiants qui viennent de l’Autre, de l’entourage qui s’adresse à lui et qui parle autour de lui dans une langue qui a ses lois et ses codes. Très vite, dans cet univers sonore, le petit enfant va discriminer bruits et parole, et à l’intérieur de la parole, ce qui vient de la voix humaine. On dit même qu’il le discrimine avant de naître. Dans la parole, il va identifier, opérer des séquences tout en les reproduisant, le tout, comme le disait Sollers, indissociable de la motricité, de la posture, du regard, de la gestuelle du corps – c’est-à-dire que tout de suite, le corps de l’enfant est pris dans ces bruits, cette parole et ce langage qui l’environnent. Il va y répondre avec les moyens qui sont les siens. Vous avez déjà vu un bébé et très vite, le bébé va appeler le parent, la mère ou le père, les bébés qui ont à peine un mois et demi, ils font déjà des « heu euh », après ça, ils attrapent le hoquet car ça leur produit tellement de choses dans le corps. Très très vite, l’enfant va appeler, on pourrait dire : être un sujet désirant, se manifester comme un sujet désirant.

Alors cette installation dans le langage et la parole peut être malaisée pour certains enfants et ce sont ces enfants qui très vite vont aller rencontrer des orthophonistes. Des enfants qui ont du mal à parler, à évoquer les mots, à articuler, ce qu’on appelle les dysphasies. Donc, très vite, certains enfants vont être dans des difficultés avec ce langage, ce que l’on appelle : des retards de langage. L’enfant qui, à quatre ans, n’articule pas bien, a du mal à évoquer les mots. ça, c’est le deuxième forçage, c’est-à-dire le forçage qui est le fait de rentrer dans le langage et de s’accaparer ce langage qui environne l’enfant. Le premier forçage est le fait que l’enfant doit respirer à la naissance, disait Jean Bergès. Le troisième forçage, c’est donc l’entrée au CP, dont je vous parlais tout à l’heure. Au Cours Préparatoire, les enfants ont cinq ans et demi, six ans. L’entrée au CP consiste non plus à rentrer dans la langue de la famille mais dans la langue du social, avec ses lois, sa grammaire. On ne peut plus parler bébé et avec l’entrée au CP, arrive donc l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, c’est-à-dire, ce que l’on appelle « les apprentissages scolaires ». Pour accepter de rentrer dans ces apprentissages, qui, en effet, sont un forçage, et on va voir comment certains enfants résistent et résisteront toute leur vie, presque, il faut que l’enfant soit assuré de son identité, il faut que l’enfant accepte de penser, de réfléchir, d’anticiper, qu’il prenne plaisir à mobiliser sa pensée. En un mot, il faut qu’il soit d’accord pour occuper cette fameuse place de sujet désirant face aux apprentissages scolaires. Certains enfants, parce qu’ils n’arrivent pas à rentrer dans la lecture, parce que c’est avec la lecture que les ennuis commencent, si je puis dire, résistent car apprendre, pour eux, c’est aussi accepter l’inconnu.

 

Une question est posée à propos des trois forçages : Quel est le deuxième forçage ?

 

Marika Bergès-Bounes : je  reprends ce que disait Jean Bergès qui disait que l’enfant se trouve devant trois forçages à accepter :

-       Le premier forçage : quand l’enfant naît, il doit respirer. On n’a pas le choix : il faut respirer. C’est un forçage biologique.

-       Le deuxième forçage : c’est l’acceptation de ces lois de la parole, du langage de la famille, on va dire pour commencer, ce bain dans lequel l’enfant se retrouve à partir du moment où ses parents et tout le monde lui parle.

-       Le troisième forçage : c’est le forçage du CP, du Cours Préparatoire, c’est le forçage scolaire.

 

Apprendre, c’est aussi accepter l’imperfection et la mort. Apprendre, c’est accepter de tout savoir, même ce qui ne nous fait pas plaisir, et même ce qui va s’arrêter ; c’est-à-dire le fait que l’on est mortel. Et ça, je vous en reparlerai, mais beaucoup d’enfants en panne avec les apprentissages scolaires disent : « je ne veux pas apprendre à lire parce que je ne veux pas grandir ». Donc, vous entendez comment la mort est au bout du chemin. « Et je ne veux pas grandir parce que si je grandis, je vais mourir ». Donc, très vite, pour certains enfants, l’équation est en place : lire = grandir et grandir = mourir. On comprend qu’ils résistent évidemment, car ce n’est pas une partie de plaisir de savoir que tout le monde va mourir. Ce qui est drôle, c’est qu’ils le disent aussi clairement que ce que je vous dis là : « je ne veux pas lire parce que ça me ferait grandir, et que grandir égal mourir ».

Pour apprendre, il faut être curieux, il faut avoir envie de savoir. Ce désir de savoir, il est en lien avec ce que Freud appelait la libido sciendi qui veut dire plaisir d’apprendre. Cette curiosité est aussi en lien avec la question des origines, avec ce que Freud a appelé les théories sexuelles infantiles. Les enfants questionnent autour de trois quatre ans autour du sexuel, d’où viennent les bébés, comment je suis né, habituellement, ils ont un petit frère ou une petite sœur à ce moment-là, donc la question de la naissance arrive sur le tapis et c’est le moment où ils demandent comment on est fait, qu’est-ce qui se passe entre un homme et une femme. C’est aussi le moment où ils vont dans la chambre des parents régulièrement sous prétexte de cauchemars, de terreurs nocturnes, pour voir ce qui se passe dans le lit des parents. C’est aussi un grand classique. Ce désir de savoir en lien avec la question des origines ce sont les premiers embryons de pensée, les premiers embryons de symbolisation créés par les moments d’absence de la mère, autrement dit ce moment où la mère, tout occupée du bébé dans les premiers mois de la vie du bébé commence à penser à elle petit à petit, commence à avoir envie d’aller faire des courses, enfin elle s’absente de son enfant et c’est dans ces moments d’absence à son enfant de la mère que l’enfant va commencer à penser, pas évidemment dans les termes que je vous dis. …

 

Le passage au CP est un moment difficile pour les enfants. Si certains d’entre vous ont des enfants de six ans, ils le savent : plus de doudou, plus de tototte, alors que jusqu’au CP, les enfants partent le matin avec leur petit doudou, leur tototte dans un sac pour le moment de la sieste. Plus de mère ou de père qui vient accompagner l’enfant dans la classe : terminé, on lâche son bambin devant la porte et il se débrouille. On ne va plus le chercher dans la classe, c’est-à-dire qu’il n’y a plus le « temps des mamans », comme disent les maîtresses où on peut dire « alors, comment ça c’est passé ? ». Pas du tout, la maîtresse expédie la classe à la porte et chacun récupère son ouaille.

Donc : renoncement, séparation obligatoire, plus de jeux imaginaires aussi, « ça ne rigole plus », comme disent les parents, on est là pour lire et à écrire, plus de dessins, plus de pâte à modeler, enfin bref, pour certains enfants, ce passage au CP a les allures d’un vrai traumatisme. Et pour peu que la maîtresse soit du genre un peu rigide et pas très câline, évidemment, les enfants supportent extrêmement mal ce passage au CP d’où des positions régressives, de retrait, d’évitement, quelques fois de phobie, carrément, en tout cas des stratégies de résistance le tout dans une grande angoisse et d’impuissance également qui débordent largement sur l’entourage familial parce que les parents comprennent très vite que quelque chose ne va pas, que l’enfant n’accepte pas ce que la maîtresse lui donne en pâture, et les parents sont au moins aussi inquiets et débordés que les enfants.

Ce qui est appelé dyslexie, donc le fait d’avoir des difficultés à lire, dysorthographie constituent rarement un trouble isolé mais représentent plutôt l’effet sur l’enfant de son refus de la séparation d’avec la maison et d’avec la mère. En même temps, le corollaire bien évidemment c’est qu’il ne peut pas investir l’enseignant. C’est-à-dire que la maîtresse pour lui ne peut pas représenter une personne intéressante puisque sa tête reste à la maison avec la mère. Donc, la maîtresse est complètement barrée.

Ces enfants, en panne scolaire – on verra un peu plus tard que ce sont essentiellement des garçons - disent à quel point, les filles se débrouillent  beaucoup mieux – disent à quel point ils sont peu engagés dans cette opération d’apprendre. Et d’ailleurs, quand on leur dit : « pourquoi tu es là ? », alors là, c’est toujours la même réponse : « je ne sais pas, c’est ma mère qui sait ». Ils ne savent pas pourquoi on les amène voir une orthophoniste, un psychologue à l’hôpital. C’est absolument comme si la question ne s’adressait pas à eux. C’est la mère qui sait, c’est comme si le savoir était laissé à l’autre, ça ne les intéresse pas. Le savoir est donc du côté de la mère et eux, par conséquent, ils en font l’économie.

Lacan avait appelé cette chose, pas à propos des difficultés scolaires, la passion de l’ignorance : surtout ne pas savoir, et mettre toute son énergie à surtout ne rien savoir. Ne rien savoir de quoi ? Eh bien de la vie et de la mort, évidemment. Cette passion de l’ignorance dont il est bien difficile de faire sortir certains enfants, c’est pour cela qu’il est très important de les voir très tôt dès le CP et de ne pas attendre qu’ils aient douze ans ou quatorze ans parce que là ils sont installés dans la passion de l’ignorance, et ils y sont installés à vie. Heureusement, les maîtresses y sont très sensibles, donc elles repèrent les enfants qui vont être en panne et c’est important parce qu’à ce moment-là, on peut faire bouger les équilibres familiaux, les équilibres scolaires, et la position de l’enfant, sinon, après, c’est impossible ou très difficile.

Donc, non demande, non désir pour ces enfants.

Je vous ai dit tout à l’heure que la plupart du temps, ce sont les orthophonistes qui sont consultées en premier lieu. Quand elles arrivent à débrouiller l’affaire, c’est bien, et habituellement, c’est ce qui se passe. Mais certains enfants sont dans une telle position de résistance qu’il faut avoir recours à ce qu’on appelle : les Centres Hospitaliers de Référence du Langage Ecrit et Oral où là, des équipes de psychologues, d’orthophonistes, de thérapeutes, s’occupent de ces enfants dans des aides conjuguées et parallèles parce qu’en effet, l’orthophonie ne suffit pas à mobiliser ces enfants…..