J-J.Tyszler : Actualités des névroses de contrainte (suite)

Conférencier: 

EPhEP, Sémainaire Année Pro, le 30/01/2016

 

Séminaire 3

 

 

Et donc je vais reprendre le thème de l’Homme aux rats.

Il faut à tout prix lire ce petit livre – vous savez chaque fois, je vous donne un petit conseil de lecture – qui s’appelle Sortir du noir, écrit par un philosophe des arts plutôt, et de l’image en particulier, qui s’appelle Georges Didi-Huberman, aux éditions de Minuit. Là, je connais bien quelqu’un qui lui-même est artiste en photographie et qui suit depuis très longtemps à Paris son excellent séminaire qui est ouvert.

Alors si je vous parle de ce livre, c’est parce que c’est un commentaire – pour ceux qui l’ont vu – je ne sais pas si vous avez tous eu le courage d’aller voir ce film parce qu’il faut un certain courage, qui est donc le film de László Nemes, Le fils de Saul (moi je dis Saül), l’histoire des Sonderkommandos. Il écrit à ce cinéaste un superbe texte à la fois clinique et sur l’image, sur le traitement de l’image, c’est très très intéressant. Et puis à la fin sur la question du rituel – et c’est très beau – puisqu’à la fin dans le film vous vous rappelez que ce personnage, contre toute attente, veut simplement préserver un rituel, ce qu’on appelle un rituel. Pourquoi ? Si j’ai le temps tout à l’heure, je vous en dirai un mot sinon il faudra vous précipiter sur ce petit livre qui se lit très vite et qui se relit – il y a des livres on les lit puis on les relit tous les soirs. Attention, c’est plutôt à susciter de l’angoisse !

L’axe du séminaire est donc le passage qu’il faudrait élaborer entre la névrose obsessionnelle classique telle que Freud en parle, autour de l’Homme aux rats en particulier, avec sa matrice de haine refoulée et de dette coupable en retour et ce que j’ai appelé, faute de mieux, mais c’est une nomination transitoire parce qu’elle a des défauts « Les modernes névroses de contrainte », qui sont des contraintes par le corps et l’image précisément, prix de l’effort constant de rester au top et donc ce qui m’intéresse c’est que nous glissons peu à peu dans la clinique de ce que Freud appelle la loi du Père à des contraintes de l’immédiat, « des victoires ou défaites sur les performances de notre petit présent », et donc ce déplacement de l’axe de la névrose mériterait une nomination. Il faudrait trouver un nom qui convienne pour décrire cela parce que si vous dites simplement névrose obsessionnelle, on voit bien là qu’il y a quelque chose qui échoue à séparer les typologies en cause. Alors du coup, j’avais dit « Actualité des névroses de contrainte », mais c’est probablement transitoire comme façon de dire.

 

Il y a eu un très bon article dans Le Monde d’un professeur de pratique de la santé qui a intitulé son article Objets connectés, patients mis en laisse ? C’est un très bel article qui raconte effectivement – et c’est exactement le fil de mon propos – comment les objets, les objets connectés rendent compte d’un sujet enchaîné. C’est vraiment le nœud olympique. Ce n’est pas le nœud borroméen, c’est le nœud olympique. Et il dit ceci, c’est intéressant quand même pour ceux qui sont acteurs de santé, « des dispositifs électroniques, tensiomètres, piluliers électroniques, balance, capteur de glycémie en continu, nanoparticules ingérées, bracelet de montre, iPhone, etc. transmettent une multitude de données cliniques et biologiques mais aussi les distances parcourues à pied par la personne, ses calories dépensées, son temps de sommeil, son rythme cardiaque, etc. Ceux que la presse nomme désormais les docteurs 3.0, c’est-à-dire les géants du numérique que vous connaissez, Google, Amazon, Apple, Microsoft, se ruent avec l’industrie pharmaceutique vers la santé connectée, un marché estimé à près de 10 000 milliards de dollars. « Le plus vraisemblable qui se produit déjà sous nos yeux est la constitution de gigantesques Clouds de santé dont personne ne peut sérieusement nous garantir que le patient sera le seul à tirer profit ». Et donc voilà – il faut lire l’article – mais ça commence à se savoir qu’il y a un risque en médecine, un risque éthique réel parce qu’on ne sait pas ce que vont devenir vos données, les nôtres, connectées.

 

Aujourd’hui, je vais travailler avec vous, puis Pierre-Henri Castel qui est là me donnera aussi son avis, sur la lecture du Journal d’une analyse de l’Homme aux rats. Il y a quelque chose qui est d’ailleurs assez intrigant, c’est que quand on lit Freud, on se rend compte que plus que nous-mêmes aujourd’hui, je veux dire plus que les analystes aujourd’hui, Freud se tient à la lecture du sexuel. C’est massif. C’est-à-dire que Freud se tient strictement à ce qu’il énonce, à l’étiologie des symptômes par la sexualité et donc quand on lit les séances et la façon dont Freud travaille et raconte, on peut être surpris par une espèce de crudité parfois, par des narrations qui touchent au sexuel qui sont étonnantes. Moi je crois qu’en 20 ans d’Association lacanienne je n’ai jamais entendu raconter des choses avec autant de précisions. Il y a une forme d’inhibition maintenant, de pudeur ou de désintérêt qui est quand même tombée sur…,  alors sur quoi ? Sur la façon de prendre en compte cette sexualité  infantile puis de l’adulte et ses aspects de fétichisation. Ce que je vous rappelle souvent parce que c’est un peu ma question, c’est-à-dire la place canonique du fantasme, parce que pour Freud rien ne peut se comprendre s’il ne travaille pas la mise en place de la formule du fantasme. Scénario donc imaginaire guidant vers la jouissance, de toutes les formes de jouissance futures. Je  vais vous lire un court passage, puisque vous le travaillez vous-même, mais quand vous ouvrez, rien que la première séance de l’Homme aux rats, vous êtes étonné. Le patient dit :

 

« Ma vie sexuelle a commencé de très bonne heure. Je me souviens d’une scène de ma quatrième ou cinquième année […] qui a resurgi clairement dans ma mémoire quelques années plus tard. Nous avions une jeune gouvernante très jolie, Melle Robert– » [le nom me frappe] dit Freud. « Un soir, étendue sur le canapé, légèrement vêtue, elle lisait ; allongé à côté d’elle, je lui demande la permission de me glisser sous ses jupons. Elle y consent à condition que je n’en dise rien à personne. Elle n’avait presque rien sur elle ; je tâte ses parties génitales et son ventre qui me paraît "curieux". Depuis lors je n’ai cessé d’être tourmenté par une curiosité brûlante de regarder le corps des femmes » (p. 35 L’Homme aux rats, Journal d’une analyse, Puf, 2005),

 

Ensuite il parle d’une autre anecdote, une autre gouvernante, enfin… et alors là c’est rien, c’est gentil, le départ est presque poétique mais on va avoir des scènes très crues, des remarques tout à fait crues sur le corps, ce qui sort du corps. C’est très particulier.

C’est une lecture masculine évidemment, Freud a ce défaut qu’on ne peut pas lui reprocher, c’est crypté par le fantasme masculin. Il en fait des déductions pour le féminin mais ça reste quand même écrit souvent au masculin. Freud raconte la mise en place de ce qu’on pourrait appeler la fétichisation nécessaire pour fabriquer du fantasme,  comment on fétichise des petites choses du corps et cette fétichisation va faire partie du bâti du fantasme. Alors ça dans Freud, c’est très bien raconté, c’est très précis et d’ailleurs Lacan lui-même dira dans son séminaire La logique du fantasme, qu’il n’a pas grand-chose à raconter de plus sur ce versant. Ce que dit Freud au fond… je dis bien si on laisse de côté le débat de ce qu’il en est du côté féminin, ça ouvrirait toute une discussion que Lacan a essayé de produire, mais avec difficulté d’ailleurs. C’est un premier point.

Le second point qu’il faut dire tout de suite c’est que Freud note tout ce matériel avec ce qu’on pourrait appeler sa grille de lecture, c’est-à-dire que Freud ne rentre pas dans le matériel simplement comme un fait d’observation, c’est-à-dire qu’il a une grille de lecture préétablie qui le guide, il a des invariants, des axiomes qu’il va chercher à vérifier.

Alors quels sont les axiomes que Freud va immédiatement utiliser pour l’Homme aux rats ? De mémoire vous les savez, ce sont des énormités que tout le monde connaît, ce n’est pas secret. Qu’est-ce que vous diriez ? Les axiomes de base, là il y en a un qui va surgir tout de suite, c’est l’homosexualité latente. Et c’est étonnant dans ce cas-là parce que le patient, là, raconte son attirance précoce pour toute une série de femmes, il raconte cela avec beaucoup de détails.  dèsla première séance, Freud dit :

 

« Je reviens sur Mlle Robert et veux savoir son prénom ; mais il l’ignore. Ne s’étonne-t-il pas d’avoir oublié le prénom, qui, comme on le sait, est seul employé pour désigner une femme, et de n’avoir remarqué que son nom de famille ? Il ne s’en étonne pas mais d’après ses premières paroles et le compromis – [de se souvenir uniquement de Robert] – je l’identifie comme homosexuel (p. 39) ».

 

Quand on lit ça, on regarde s’il n’y a pas une faute de traduction mais non c’est bien comme ça que Freud raconte.

P.-H. Castel –  Il est venu après avoir discuté avec son ami Galatzer qui lui a parlé de Freud.

J.-J. Tyszler C’est ça, il est venu après avoir discuté avec un grand ami à lui qui lui a parlé de Freud. Donc Freud, en tout cas ce qui est passionnant quand même, c’est qu’on a à la fois la mise en place des scènes fantasmatiques premières, à l’évidence un courant érotique vers la femme. Mais Freud, qui se tient à sa théorie, à ses axiomes : « Oui, mais non ! », c’est intéressant aussi d’ailleurs, je vous le dis au passage, c’est que ça justifie le fait que nous parlions d’une clinique des homosexualités. A la limite chez l’Homme aux rats c’est une homosexualité défensive que Freud raconte. C’est-à-dire : trop proche de l’incestuel maternel, le patient va créer une autre zone dont il se défend.

Deuxième grand thème, qui est proche et qui est absolument indispensable à Freud, c’est la haine dissimulée contre le père. Ça pour Freud, c’est sine qua non, il s’en tient à la tragédie, aux grandes tragédies grecques et donc ça va venir assez vite, lorsque le patient va raconter qu’il n’a pas été très attentif au moment où son père est mort, 4e séance :

 

« Son père a eu une crise, il demanda au docteur quand on pourrait considérer le danger comme écarté. La réponse fut : « Après demain soir », et il ne lui vint pas à l’esprit que son père pourrait ne pas atteindre ce terme. C’est pourquoi il se mit au lit à 11 heures 1/2 […] lorsqu’il se leva à 1 heure, il rencontra un médecin ami […], qui lui annonça que son père était décédé (p. 65) ». 

 

Après il y a toute une série de pérégrinations sur la question du père où Freud voit, comme il le voit régulièrement, le thème nécessaire évidemment à sa construction qui est la haine, la haine secrète à l’endroit du père.

 

Alors au passage, mais ça on ne va pas le traiter aujourd’hui, ce qui est assez troublant c’est que cette conception de Freud concernant la névrose, c’est que – sans dire pourquoi – nous considérons que ça passe en bloc du côté de la psychose. C’est assez curieux. Sans qu’on s’en explique bien. Alors là on a eu des journées encore récentes à Ville- Evrard et il y avait un collègue que j’aime beaucoup qui rappelait ce que dit Freud à propos la paranoïa, vous savez : « Moi un homme, j’aime un homme » et Freud en déduit toutes les formules canoniques de la paranoïa. C’est rentré dans la doctrine sans aucun souci, hein ! C’est amusant cette translation du même thème qui, même aujourd’hui ne fait pas à l’intelligence difficulté. Comme s’il allait de soi que quelles que soient les formes variées de la paranoïa, elles étaient toutes redevables de ce mécanisme unique… qu’il y a effectivement chez Freud ubiquité. Nous vérifions nous-mêmes sans arrêt les mêmes axiomes, sans nous demander jusqu’où nous arrêtons le raisonnement ubiquitaire de Freud. C’est assez étonnant. Alors Lacan dit ça sans le dire à propos de la forclusion du nom du père, mais c’est plus dialectique. Bon je referme la parenthèse. Voyez ça touche à énormément de conceptions de la clinique.

 

Il y a le Freud détective de la sexualité de l’inconscient – moi c’est celui que j’adore, le Freud Sherlock Holmes – Qui ? Quoi ? Où ? Donc ? Pourquoi ? A quel moment ? C’est ce côté détective. Et il y a le Freud qu’on peut adorer aussi mais qui va poser une autre difficulté, qui est le Freud qui impose sa théorie – l’Œdipe en la circonstance – et ses conséquences souvent, je dirais quasiment ubiquitaires, c’est-à-dire quel que soit le cas, globalement quel que soit le cas à peu près, Freud va dire pareil. La grille reste assez simple, c’est la même. Il n’est pas très embarrassé par ce côté ubiquitaire...

 

Et donc Lacan se donnera du mal plus tard par rapport à l'Œdipe en particulier pour décaler cette matrice, ça ne va pas de soi… Encore aujourd'hui d'ailleurs, chez les psychanalystes de l’enfant les collègues ne savent pas trop sur quel pied danser, si on ne dit pas Œdipe alors on dit quoi ?

Ce n’est pas simple. Malgré l’effort de Lacan d’élaborer la métaphore du Nom du Père. Mais ça reste une difficulté de la théorie. Je me suis posé la question pour vous en préparant le séminaire : mais enfin, si on avait à le dire autrement avec Lacan ! J’essaye de dire autrement que ce que Freud dit sur l’Homme aux rats et la névrose obsessionnelle. Qu’est-ce que je vais pouvoir dire qui soit un tout petit peu différent ?

 

Et donc je vous livre cette formule qui vaut comme formule de travail. Je dirais qu’avec Lacan, concernant la névrose obsessionnelle, on aurait peut-être la possibilité de distinguer ce qu’il appelle l’objet par rapport au symbole. Je vais m’en expliquer. L’objet d’un côté. Ce qu’il a appelé l’objet. Et le symbole phallique de l’autre. Ce qui est difficile dans la névrose obsessionnelle, quand vous suivez un névrosé obsessionnel, c’est de faire surgir dans la cure ce qu’on peut appeler la double valence du phallus, à la fois signifiant par excellence du désir de l’Autre, et objet parmi les autres objets dits partiels. Et pour le dire de manière ultra lacanienne pour ceux qui en ont l’usage, les autres peuvent le noter comme ça, c’est la distinction que Lacan écrit entre le «  – phi » et le « grand phi » c’est-à-dire le phallus symbolique et le phallus en tant que représentant au sein de la série des objets. Pourquoi c’est difficile dans la névrose obsessionnelle de faire valoir cette valence ? C’est à cause justement des capacités d’isolement de l’obsessionnel et de clivage. Et donc en gros vous aurez soit la petite patiente dont je vous ai parlé à l’occasion, qui va vous maintenir dans la dénonciation quasi philosophique du phallus symbolique c’est-à-dire presque la dénonciation du Créateur en permanence avec une rationalité souvent de très haut niveau de parole. Mais vous ne saurez rien de fantasmatique derrière. Peu de rêves, pas de crudités, rien. À l’inverse, comme vous le savez, vous avez le névrosé obsessionnel qui va se présenter à vous immédiatement avec ses sommes de perversités habituelles à la névrose et qui à chaque séance va vous raconter ses petites perversités. Et lui vous ne  pourrez pas le faire passer du côté du phallus symbolique. Il tiendra à vous raconter par le menu sa « petite vie », je ne dis pas perverse, mais faite de petites perversités.

Je dirais donc, si on le travaille de manière technique lacanienne, ce serait ça à mon avis la difficulté. C’est comment l’analyste fait surgir la double valence entre objet et symbole.

 

Alors vous allez me dire : c’est propre à l’obsession ? Par certains côtés oui. Ceci au moins, déjà  pour une raison de principe dans l’hystérie. Lacan le  dira : l’hystérie n’est pas que névrose, elle est déjà discours. Et d’ailleurs même chez un névrosé obsessionnel, c’est par l’hystérisation du discours que les choses se prêtent au transfert. Car s’il était uniquement dans le clivage et l’isolement on ne pourrait rien faire. Dans l’hystérie la plainte fait discours et les places logiques co-varient ensemble. Il y a une covariance des places. Donc on peut en suivre la dialectique. Chez l’obsessionnel vous pouvez rester dix ans sans pouvoir vaincre le clivage. Ce qui fait la curiosité qu’on ne commente pas, je ne sais pas pourquoi on ne le commente pas, mais Freud faisait des cures de quelques mois. Et maintenant, comme vous le savez dans la psychanalyse actuelle, c’est des cures de 10 ans, 15 ans, 20 ans et personne ne s’étonne ni ne commente de ce que signifie cet allongement ni ses répercussions. Il y aurait quand même un mot à dire. La plus longue qu’on ait chez Freud, je crois que c’est l’Homme aux Loups et elle n’est pas très longue. Et les autres c’est quelques mois. Il est vrai qu’il voyait ses patients tous les jours, quasiment.

 

Donc la question qu’on aura à traiter en mars à mon sens, entre autres, concernant la position de Freud quant à la technique, c’est qu’il garde les yeux ouverts, c’est rare, c’est une chance, sur la sexualité. On en a parlé l’autre samedi, il y a d’autres gens dans l’histoire de la psychanalyse qui avaient les yeux ouverts sur la sexualité, Mélanie Klein ou d’autres. Freud n’est évidemment pas le seul qui a eu ce talent, mais c’est notable, ce qui fait que même un lycéen quand il achète les « Cinq psychanalyses » il est étonné de la fraîcheur. C’est incroyable comme ça lui parle parce que ça raconte ce qu’un jeune vit et ce dont il se rappelle. Ce qui est essentiel.

Et puis le traitement que nous faisons aujourd’hui les uns les autres des axiomes. Voilà ! Où en sommes-nous ? Et si vous souhaitez décaler les axiomes freudiens, oui, mais alors sur quel pied danser ?  Donc je vous ai proposé une petite piste qui est chez Lacan : l’intérêt qu’il y a à accorder à ce que j’appelle moi la double valence du phallus qui est quand même une précision lacanienne clinique qui n’est pas rien. Le traitement du phallus côté objectal et son traitement côté symbolique. On en revient toujours à ces distinctions « Imaginaire, Réel, Symbolique » mais qui sont à l’œuvre dans la technicité de Lacan et ça me parait très heuristique dans le travail avec la névrose obsessionnelle. Faire surgir une bande. Pas une bande bi-face mais une bande qui se connecte, ce qui met du temps souvent, qui ne va pas de soi.

 

Il y a une question clinique dont j’avais parlé la dernière fois qui est passionnante, que Melman reprend longuement dans son double séminaire qui est la question du message direct, les ordres et les contrordres, qui est une curiosité de la logique obsessionnelle. Parce que l’on dit toujours que le névrosé reçoit son message de manière inversée, c’est la formule canonique de Lacan pour le distinguer de la psychose. En même temps, oui et non, justement. C’est-à-dire qu’on a dans l’histoire clinique de l’Homme aux rats, et ça va être pareil pour l’Homme aux Loups d’ailleurs, vous allez avoir des messages qui arrivent avec une férocité directe incroyable. Où il n’y pas d’écart avec la réception de ce message, sauf le contrordre. Mais c’est sans arrêt : je reçois, je réponds. C’est un peu du tennis par obligation. Et donc il y a là un point qui est très intéressant cliniquement, qu’on avait travaillé un peu dans la clinique de l’enfant, qui est la différence, qui n’est pas simple, entre la mise en place de l’automatisme, ce qui va faire automatisme que Clérambault appellera mental, et la pensée compulsive obsessionnelle. C’est un point qui est très délicat, la distinction heuristique entre ces deux zones, et qui est plus compliqué à distinguer chez l’enfant que chez l’adulte. L’automatisme mental chez l’adulte quand ça, on arrive à faire la distinction. Mais chez l’enfant parfois on est très hésitant.

 

 Mais ce n’est pas à cause de l’enfant que ça m’est venu ce problème du message direct. Parce que moi aussi je reçois souvent les messages directement. Voilà – cette première page de journal : vous prenez le métro le matin et, comme toujours, il y a eu des évènements, et donc vous lisez, le matin –  ce qui est important c’est la façon dont c’est dit : « Juifs de FRANCE : l’inquiétude ». Et ça s’appelle « Direct Matin » ! Ce n’est pas exactement un journal. C’est particulier comme feuille. C’est intéressant justement du point de vue du message. Quand vous recevez ce message, d’un certain point de vue on peut dire qu’apparemment, un signifiant cherche un sujet, isole un sujet, pour un autre signifiant. Apparemment je dis bien. Vous allez le recevoir comme ça. Mais le message est fabriqué de telle manière que vous le recevez dans ce que j’appelle « un cercle de fer ». C’est-à-dire que c’est un message cerclé et qui est déjà celui de la psychologie des foules. Il n’est plus intersubjectif celui-là. Alors pourquoi vous le recevez forcément comme ça ? Cela mériterait d’être travaillé de manière clinique. C’est très difficile de s’en dessaisir comme d’un message dialectisé. Il va vous accompagner toute la journée comme un message direct qui vous aliène à ce cercle, qui est l’expression qui vaut ce qu’elle vaut d’ailleurs, « Juifs de FRANCE : l’inquiétude ». C’était à propos de l’histoire qui s’est passée à Marseille et du rabbin de Marseille qui avait d’ailleurs été critiqué pour ce propos, mais qui avait proposé éventuellement  que les gens de la communauté ne portent plus la kippa. Mais il y a cette curiosité qui est proche de la clinique de la névrose obsessionnelle qui est : nous recevons beaucoup de messages mais que nous incorporons directement. Il ne faut pas croire que nous sommes vaccinés contre ce problème. Et quand ces messages vous les absorbez directement, d’un certain point de vue, vous-même  vous n’êtes plus tant sujet qu’intégré à la psychologie des foules. Vous faites partie d’un cercle de fer. Ce qui est intéressant dans nos réflexions sur l’embrigadement aujourd’hui. C’est le  problème de l’embrigadement et du discours direct. Quelqu’un reçoit un message. Il a beau être tout seul chez lui ; mais bizarrement ce message fait cercle de fer et éventuellement  passage à l’acte.

 

C’est pourquoi je le disais comme ça : un  signifiant cherche un sujet pour un autre signifiant dans un cercle de fer. Ou alors vous pouvez le prendre autrement. Quand il est écrit « la communauté » c’est un « la » non barré. Il n’y a pas de barre sur le « la ». Vous ne pouvez pas  dialectiser ce « la » de la communauté. Je vous donne mon avis sur des questions qui me préoccupent car il y a énormément de choses qui se publient et qui inquiètent ; il y a eu d’ailleurs un article récent sur ce jeune de Marseille, un article psychologique où on entend  des témoignages et les parents. Ce qui est troublant c’est qu’on dit toujours : « rien ne laissait présager que… », c’est-à-dire que ce n’est pas le contexte social, ce n’est pas parce qu’il est en banlieue, ce n’est pas le contexte religieux, alors c’est quoi ? On ne sait pas. Le phénomène troublant est dit par le père. C’est Zagury qui racontait ça. C’est ce qu’on pourrait appeler un phénomène de désaffiliation. Alors si son père ne le reconnait plus c’est que précisément que l’autre, le fils, ne se reconnait plus au titre de cette filiation. Zagury n’en parlait pas pour ces phénomènes dont je parle là, mais à propos des expertises des grands criminels dont il a le talent. Mais le terme est intéressant. On a beau analyser les trajets sociaux, on se heurte à une difficulté. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a un point de désaffiliation. Cette désaffiliation est donc un dé-tricotage et qui fait passage à l’acte. Quand vous rompez un fil, c’est comme un tricot, ça se détricote. Là je suis allé très au-delà de la névrose obsessionnelle. Je ne sais même pas s’il y a là une typologie clinique particulière. Il y a probablement des éléments qui sont proches de la psychose par certains côtés. D’autres qui sont des phénomènes erratiques hystériques, du genre épidémie. À la limite c’est trans-culture mais le phénomène clé c’est qu’il y a un jour une rupture dans le tricotage et ce trou va faire passage à l’acte.

 

Pierre-Henri Castel – Le fil n’est pas perdu. Je crois que tu ne perds pas le fil de ce que tu dis dans le texte tel qu’il est rapporté dans l’interrogatoire : «  votre  télévision disait que les musulmans tuaient des gens ». Et à ce message direct il oppose un autre message direct qui est que la contre propagande de l’état islamique lui a dit l’inverse. Il y a tellement de détails incroyables dans l’histoire de ce gamin que c’est absolument invraisemblable que l’expert ait conclu qu’il n’avait aucun trouble psychique. On apprend que le père fracasse l’ordinateur, le père est manifestement un ancien terroriste lui-même en exil politique, c’est l’exil politique des Kurdes, il y a derrière une histoire épouvantable. Mais il y a des gens pour qui, plus il y a de messages directs, plus il y a du politiquement correct, des euphémismes. C’est la seule forme de tempérance devant le message direct, sinon il y aura le recours à d’autres messages directs. Peut-être que c’est intéressant dans l’économie réelle des échanges de messages : «  vous me dites que les idéaux de la société c’est que chacun décide par lui-même, moi j’ai entendu autre chose, je décide donc que c’est le contraire qui est vrai ». La théorie du complot est inscrite dans l’idée du message direct qui appelle un contre message direct. Le sujet là-dedans est renvoyé comme une balle de ping-pong. Tandis que dans le Verboten, dans l’ordre ou contrordre, le sujet n’est pas renvoyé comme une balle de ping-pong. C’est autre chose.

 

J.-J. Tyszler – Je te remercie. Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu ajoutes. Et puis j’ai oublié de vous citer cette phrase merveilleuse qui n’est pas dite par un gauchiste : « Détruire un camp d’entrainement djihadiste ne pourra jamais agir sur les racines de la violence lorsque celle-ci s’ancre dans le manque d’espoir. »  Ce n’est pas Cohn-Bendit. C’est le chef des armées, le général Pierre de Villiers. Qui a fait un article étonnant, très complet, où il écrit que le risque pour une armée c’est de perdre en route son éthique par mimétisme.  Pas mal ! Il fait le boulot mais il reste dialectique pour éviter les messages du tac au tac. Comment se fait-il qu’il ait eu le besoin de faire cette mise au point ? Je ne sais pas. Le titre est : « Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix ».

Il y a un point chez Freud que je ne veux pas oublier, cette obligation de l’homosexualité latente. La haine du père. Il y a un troisième point très intéressant, surtout avec les débats qu’il y a maintenant sur la laïcité, c’est la question de la religiosité. C’est très passionnant. Dans l’observation de l’Homme aux Rats il y a énormément de formules qui ont à voir non pas avec la religion au sens strict mais avec la religiosité. Serions-nous sans religion, pour le dire comme ça, nous ne sommes pas sans religiosité. Il y a quelque chose qui est intéressant à rappeler. C’est le troisième trépied de Freud, lui qui s’affichait comme un athée, un laïc convaincu. Mais quand il travaille cliniquement les cas, il y a toujours l’idée que nous ne sommes pas quittes de manière déclarative de la question de la religiosité. C’est très passionnant. Ce qui est laissé de force fera retour.

On est en plein dans des questions très modernes. Avec l’affrontement sur le signifiant de la laïcité telle que l’on l’entend aujourd’hui. Il y a au moins ces trois piliers majeurs chez Freud, qui sont ce qu’on pourrait appeler ses invariants, ses axiomes, qui restent encore intéressants, même si nous avons à les soumettre à l’intelligence.

 

Jean-Jacques Tyszler