J-J. Tyszler : la pulsion de mort

Conférencier: 

EPhEP, Cours Histoire et Psychopathologie de J-J.Tyszler, le 16 octobre 2014 

L’idée de cette petite section, qui s’appelle Histoire de la psychopathologie, c’est de réfléchir ensemble à la façon dont des mots, des signifiants, comme on dit, s’imposent et un jour, ils viennent s’imposer dans l’histoire des idées et faire sédiment, et certains restent. Il y a des mots en psychopathologie qui viennent de la grande Antiquité, ils avaient déjà les mêmes mots chez les Grecs à l’époque antique. Des mots comme « manie », et « mélancolie », ça vient du fond des âges. Et donc ça reste longtemps. Mais vous voyez aujourd’hui – pour des raisons qu’on a essayé d’analyser mais qui sont complexes – les mots changent, et quand vous êtes dans des services de psychiatrie, les gens ne vous parlent plus de manie et de mélancolie mais ils vous parlent de bipolarité. Voilà : le patient vous dit « moi, c’est pas compliqué, je suis bipolaire ». Voilà donc un autre mot qui vient tout d’un coup s’imposer sans qu’on ait eu le temps de bien raisonner à quel titre il vient remplacer les  précédents. ça me paraît très important pour vous qui êtes dans l’apprentissage de la psychopathologie de réfléchir à la façon dont surgit un terme. Qu’est-ce qui fait qu’un terme vient ? Est-ce l’accord de quelques-uns, l’accord d’un seul ? Pourquoi reste-t-il, longtemps ou moins longtemps, et pourquoi disparaît-il ?

Je voulais vous faire réfléchir à un mot qui n’existe que dans la psychopathologie freudienne, mais qui est très important, qui est le terme de pulsion de mort. La pulsion de mort, c’est fait de deux petits mots : un que vous comprenez tout de suite mais qui n’est pas facile à accepter par l’inconscient, l’idée de la mort. Et puis un terme qui est spécifiquement freudien, qu’on appelle « la pulsion », c’est-à-dire, la pulsion, ce n’est pas dans le vocabulaire de la philosophie, ni de la sociologie, ni même de la médecine pour finir. C’est vraiment une forme de vocabulaire très spécifique de la psychopathologie freudienne. Qu’est-ce que vous appelleriez pulsion ? C’est quoi la pulsion chez l’humain ? L’élan, l’instinct, « ce qui pousse », ça c’est dans la définition même de Freud : le drang, c’est la poussée. Mais par exemple vous pensez, pour imager un peu, à quelle pulsion ? (Salle) Oui, alors on pourrait dire « pulsion sexuelle » mais alors là c’est presque la plus difficile à architecturer. Pensez par exemple à l’oralité, ce qu’on appelle l’oralité, c’est-à-dire comment l’enfant petit fait pour spécifier son rapport à ce qu’on lui propose, c’est-à-dire à ce qu’il avale, à ce qu’il n’avale pas. Comment fait-il pour spécifier son rapport à ce qu’on appelle le goût, en français, quand même, le goût des choses ? Pourquoi va-t-il avoir du goût pour telle chose plutôt que pour telle autre ? Pourquoi va-t-il se mettre dans un refus alimentaire ? Ou bien au contraire jubiler à l’endroit de telle proposition ? Comment va-t-il faire pour partager ce même carrefour de l’oralité avec la modulation de sa voix ? C’est la voix dans le carrefour de la bouche. Pareillement comment va se spécifier ce rapport… Nous ça nous paraît naturel de respirer : là quand je vous parle je respire en même temps, mais quand vous écoutez quelqu’un parler il y a des modes de spécification du rapport à la respiration qui peuvent être très particuliers. Donc tout ça, c’est ce qu’on appelle l’oralité en médecine.

Mais Freud considère que pour qu’un bout de corps comme ça, un trou du corps se mette à peu près – à peu près je dis bien – en état de fonctionnement, donc se spécifie… Freud considère que c’est toujours, pour l’humain – pas pour l’instinct justement, parce que chez l’animal après tout, un animal sait toujours qui il doit manger dans sa classe en dessous, c’est toujours une espèce de phagocytose des uns par les autres, donc l’instinct ne crée pas de souci chez l’animal pour l’oralité d’habitude. On a rarement vu un animal avoir une anorexie et se laisser mourir par anorexie mentale, enfin ce n’est pas décrit. Mais chez l’humain oui.

Et donc Freud nous dit que toute pulsion est le lien entre la fonction, les fonctions que le corps doit acquérir, et le fait de rentrer dans l’appareil du langage, en quelque sorte. C’est-à-dire qu’il faut que l’enfant entre dans l’appareil du langage, spécifie son rapport à l’autre qui lui parle, pour que les fonctions du corps se mettent en place, pulsionnellement. Avant on ne connaissait pas bien la clinique du tout petit petit. Maintenant il y a énormément d’études qui racontent comment se spécifie pulsionnellement le rapport à l’autre, mais dès les premiers jours de la vie quasiment. ça c’est très intéressant.

Là je ne vais pas faire un cours sur la pulsion mais effectivement dans la pulsion Freud distingue trois ordres :

- la poussée – comme vous avez dit – c’est-à-dire  quelque chose qui chez le vivant pousse inlassablement, ce qu’il appelle en allemand le drang, la poussée pulsionnelle, un peu comme un volcan, ça pousse, ça pousse, ça pousse, un peu comme la lave volcanique.

- le but, une pulsion a toujours un but. Pour l’oralité vous voyez que c’est déjà assez complexe comme but : il faut différencier entre la parole, la voix, la respiration, ce qu’on mange, ce qu’on recrache ; c’est des buts différentiels.

- Et Freud dit – c’est intéressant, il faudra que vous lisiez ça – que dans son cheminement qui part du corps pour faire retour vers le corps, la pulsion dessine une forme d’objet… Un rapport aux objets. Et Freud précisera – mais actuellement, en clinique de l’adolescent, on voit tout de suite où est le problème – que n’importe quel objet, disait Freud, peut occuper le centre de la pulsion. Chez l’humain, disait-il, pas chez l’animal. Un animal vous lui donnez n’importe quoi il ne va pas être addictif avec n’importe quoi mais l’humain, oui. On peut rendre l’humain addictif de n’importe quel objet. Comment on le sait ? Vous connaissez tous le génie des publicitaires, ce n’est pas compliqué : on peut vous faire saliver sur n’importe quel objet, surtout ceux dont vous n’avez aucun besoin. Et puis, de manière plus clinique, vous connaissez les soucis que créent aujourd’hui les poly-addictions. C’est vrai qu’aujourd’hui ce n’est pas simple entre les objets de consommation courante, là (désigne un téléphone mobile), et les objets addictifs directement, les jeunes, ce n’est pas toujours facile de les sevrer des addictions.

Alors ça, c’est l’intuition de Freud. Freud dit : l’enfant doit spécifier son rapport à la pulsionnalité, à la fonctionnalité, mais il y a quelque chose de très spécial chez l’humain, c’est que pour finir, n’importe quoi qui lui sera proposé de manière subtile, peut occuper le centre de l’appareillage pulsionnel. Intéressant comme mise en garde en quelque sorte, des phénomènes de culture. Donc là, j’ai rajouté pour vous quelque chose de singulier aujourd’hui, c’est l’existence, qui a été tout de suite contesté à la mort de Freud bien entendu : ça n’a pas tellement plu… l’histoire de la pulsion de mort.

Avant de vous donner quelques indices de ce que Freud entendait par pulsion de mort, je crois qu’il faut rester à un certain niveau de simplicité. Quand vous ouvrez le journal comme moi, le matin sur quoi vous tombez. Vous tombez comme depuis toujours dans la vie des hommes : les guerres et les barbaries. Il n’y a quasiment jamais eu de période, très longue, où les hommes n’ont pas été en guerre. On se dit : « c’est pas possible ! ». Mais, « c’est pas possible », on le dit très régulièrement. Si vous interrogez vos parents ou vos grands-parents, ils l’ont dit souvent, que ce n’était pas possible. Et néanmoins, ça se répète. Il y a eu une interruption pour les gens comme vous, comme moi, qui ont vécu transitoirement dans une partie de l’Europe – grâce à l’Europe, d’ailleurs, le signifiant de l’Europe – protégée, transitoirement. Mais ce n’est pas vrai ni de vos parents, ni de vos grands-parents. Donc sur un temps là très court, et je dis bien sur une partie de l’Europe, parce que ça dépend ce qu’on appelle l’Europe, là. Donc il est vrai que notre génération a connu une période transitoirement assez stable, grâce probablement au signifiant politique de l’Europe, qui a fait défense effectivement.

Là je le dis au passage, n’oubliez pas ce terme qui est un des plus freudiens, qui est la répétition. Comment se fait-il que dans notre vie, individuelle je veux dire, de sujet, mais aussi bien dans la vie des peuples, tout se répète ? Les choses se répètent, se répètent alors même que la plupart du temps nous savons que ça va directement dans le mur. C’est ça qui intriguait Freud. Ce qui se répète c’est d’habitude ce qui va directement dans le mur. Et néanmoins, dit Freud, ça va se répéter. Evidemment Freud n’est pas un génie isolé : ça a été dit par des philosophes, déjà. Si vous lisez Schopenhauer, Nietzsche, il y a eu toute une série de philosophes très inspirés par ce côté cyclique répétitif du retour vers la mort. Mais Freud a essayé de faire de la répétition un des concepts clés de sa psychopathologie : qu’est-ce qui se répète, au fond, quand ça se répète ?

Donc vous avez raison les guerres, la barbarie, les maladies. Avec les maladies on a le sentiment que l’homme n’est pas responsable, on se dit « pas de chance», mais, il y a d’autres phénomènes qui angoissent beaucoup les plus jeunes, peut-être pas notre génération mais les plus jeunes. Si vous avez des enfants de 20 ans les uns les autres, vous savez qu’il y a des phénomènes dont ils ne comprennent pas qu’on prenne si peu la mesure. Lesquels ? Eh bien l’environnement : vous ne pouvez pas expliquer aujourd’hui à un jeune de 20 ans pourquoi on va vers un tel dérèglement climatique. C’est inexplicable pour eux. Ils vous disent : « mais vous, vous vous en fichez ! Encore quelques années et c’est terminé, mais nous… ». Donc notre jeunesse, quand vous interrogez vos enfants, ça leur paraît absolument absurde, que sciemment, alors que tous les indicateurs sont au rouge, nous continuions néanmoins, vaillamment, à leur laisser – c’est pas pour nous – à leur laisser une Terre qui sera beaucoup moins secourable.

Il y a quelque chose qui m’a fait réfléchir, je pense comme vous à l’exemple de Fukushima qui est une curiosité clinique. C’est un modèle de la répétition freudienne, dans la mesure où ce qui s’est passé à Fukushima, les japonais, depuis le Moyen-Age, savaient pertinemment le lire. Les chroniques japonaises qui étaient tenues au Moyen-Age racontaient excellemment le type de vagues qui pouvait déferler sur les côtes, leur hauteur, et leur rythme. Les Japonais l’avaient dans leurs chroniques, il suffisait de le lire. Et donc, c’est un fait clinique angoissant quand un peuple cultivé, si je peux dire en toute innocence, livre sa population au fracas de la science. Parce que c’est incompréhensible.   Ce qui aurait dû être lu ne l’a pas été. C’est un savoir qui était déposé, facilement accessible. On n’aurait jamais dû construire une centrale dans les conditions où elle a été construite. Au Moyen-Age, ça n’aurait jamais eu lieu, sauf qu’ils n’avaient pas l’atome…

Alors, dès la mort de Freud on a dit : « Freud c’est quand même bien, il dit des choses intéressantes sur le fantasme, l’identification, la pulsion… Mais la pulsion de mort quand même, là c’est trop. Pourquoi il raconte des choses aussi tristes, le père Freud ? » Vous voyez donc combien, très vite, c’est la pointe du Réel qui est tout de suite récusée. Pointe du Réel que Lacan mettra du temps à poser également au principe de son action. Lacan a redéfini longuement la question de l’Imaginaire, par sa découverte sur le Stade du miroir, l’Imago, puis la fonction du Symbolique, c’est-à-dire comment nous sommes tous pris inconsciemment par les mots, les signifiants, les lettres. Mais, il a dit, comme Freud : ce qu’on ne voit pas bien, c’est que c’est le Réel qui commande, il faut le mettre au principe de l’action. Ce Réel, il nous tombe dessus et on fait semblant de ne pas voir d’où ça vient.

Pour ne pas être trop mystérieux, je vais vous donner plusieurs niveaux de lecture clinique, ce qu’on pourrait appeler en clinique élémentaire, pulsion de mort, pour ne pas paraître trop abstrait. Alors la pulsion de mort est quasiment à l’état d’évidence sous le chapitre du traumatisme. Freud a commencé à travailler sur les traumatismes qui existaient à l’époque des chemins de fer il y avait beaucoup d’accidents et ce qui intriguait Freud c’est que non seulement les traumatismes se répétaient, chaque nuit, se répétaient dans le souvenir, mais lui paraissaient inguérissables. Il ne voyait pas par quelle action on pouvait soulager quelqu’un du traumatisme. ça c’était sa première découverte et son inquiétude puisqu’il semblait que c’était peu soluble, ce n’était pas un symptôme comme un autre, ça ne trouvait pas facilement à se guérir. Mais ce n’est pas tant ça, il ne faut pas oublier que Freud vivait dans une époque particulière, et donc il faut que vous vous habituiez aussi, quand on parle de psychopathologie, à remettre les choses un peu en contexte, faire un peu un effort d’histoire, de situation, vous demander : mais comment vivaient ces gens, ces praticiens, ces auteurs, avec quoi ils avaient à faire ? Et donc il va de soi que Freud, qui voit s’ouvrir ce qu’on appelle la Grande Guerre, cette boucherie,  ne peut pas ne pas réévaluer pour lui-même la question de ce qu’on appelle traumatisme. Et donc Freud va dire : « là, je suis embêté parce que, face à ce que j’observe, je ne peux pas dire que c’est de l’angoisse évidemment. Je ne peux pas dire que je suis angoissé par la guerre. Je ne peux même pas dire que c’est de la peur ». Il trouve un autre mot, que vous connaissez. Schrek, en vérité, c’est l’effroi. C’est l’effroyable. Et Freud dit : dans certaines circonstances, le sujet n’a pas affaire à l’angoisse, ni à la peur. Il a affaire à quelque chose contre lequel il ne pourra même pas se préparer, qui est l’effroyable, l’effroi, l’effrayant.

Vous voyez ça c’est le Freud clinicien. Freud cherche toujours le mot qui touche le mieux du doigt la difficulté. Freud essaye toujours de trouver les couleurs pour raconter les choses. Quel est le mot le plus juste, le plus proche : l’effroi. Il y a des descriptions terribles évidemment sur les traumatismes induits, et évidemment, c’est regrettable, mais on ne peut pas faire autrement que de penser qu’à peine la Première Guerre terminée, se préparait la Seconde. Donc là malheureusement, on peut toujours dire que la répétition freudienne ça n’existe pas… On a dit après la Shoah qu’il n’y aurait plus de génocide, comme vous le savez, on en a connu un certain nombre qui ont suivi. Donc malheureusement sur des notions comme ça, Freud il est lucide. C’est presque triste d’ailleurs, de reconnaître combien il est lucide. On préférerait dire, non finalement il s’est trompé.

 

Les collègues le savent dans les unités, c’est une question de clinique courante, les problèmes des traumatismes. Dans le CMPP dont je m’occupe, on a actuellement une collaboration avec France Terre d’Asile et on reçoit des p’tits bouts-de-choux avec leurs familles qui viennent de là où il se passe des choses effroyables dans le monde. Il faut essayer de s’en débrouiller, et pour les adultes, et pour les enfants. Mais ça c’est la réalité de beaucoup de services de psychiatrie ou même de médecine.

Le premier étage sur lequel on pourrait faire parler la question de la pulsion de mort, c’est justement, chez le plus petit, ce qu’on pourrait appeler l’étage de l’intrication et de la désintrication des pulsions. Parce que un tout-petit – et les études qui sont faites maintenant sont très riches – doit pouvoir coordonner son appareil pulsionnel : la voix, le regard, la motricité, son rapport à cette oralité dont on a parlé tout à l’heure. Et vous savez que quand tout ça ne fonctionne pas, vous avez affaire à des tableaux qui sont difficiles pour ceux qui les reçoivent, qui sont toutes ces formes d’agitation déconcertantes – là je ne parle pas de « l’enfant agité » simplement. Il y a de l’agitation du tout-petit qui tourne en rond comme une toupie, qu’on ne peut pas arrêter. Les formes de stéréotypie : les petits qui ont toujours le même geste, toujours la même phrase, toujours le même mot, toujours le même dessin. On pourrait presque parler de réplication. Le même motif qui, à l’infini se répète. Sans parler – là vous en observerez peu, il faut aller dans des services spécialisés – des auto-mutilations, même chez les enfants, ça se voit dans certaines zones de l’autisme. Donc la pulsion de destruction vous l’avez à l’œuvre très tôt, même chez des enfants très petits, si justement l’appareil pulsionnel ne s’est pas, malheureusement, à peu près, normativé. C’est le vaste cadre de ce qu’on appelle maintenant les « troubles envahissants du développement ». Avant, on séparait plutôt les psychoses infantiles du groupe des spectres autistiques. Maintenant tout cela est un peu confus sous le chapitre général « troubles envahissants du développement ».

Il y a aussi une façon dont l’agressivité ne se canalise pas, que vous allez voir chez des enfants un peu plus grands, il y a qui est une poussée permanente : elle pousse, elle pousse, la pulsion. Et quand la pulsion ne passe pas par l’érotique, par la sexualité, quand elle n’arrive pas à prendre la route d’un circuit fantasmatique, quand l’enfant n’arrive pas à produire des théories sexuelles fantasmatiques, eh bien vous vous retrouvez avec des difficultés, en nombre. On peut en citer un certain nombre, ce ne sont pas des maladies au sens de la psychose, mais ce sont de graves difficultés. On a par exemple maintenant, de manière très fréquente, des anorexies très sévères. On a beaucoup de troubles alimentaires de l’enfant qui ne sont plus simplement ce qu’on appelait l’anorexie mentale. Par leur fréquence, par leur dureté, les troubles alimentaires du jeune sont devenus une préoccupation courante en psychopathologie. Vous avez bien entendu toutes les addictions précocissimes, on voit des choses qu’on ne voyait pas il y a dix ans, par exemple, les formes d’ivresse chez des jeunes filles de 12-13 ans, en groupe. Ce sont des choses qui étaient inconnues au bataillon, dans le temps. Vous avez une clinique qui est amusante, parce qu’elle cède tout de même au travail, que vous voyez beaucoup dans les écoles, qui sont les scarifications. Vous savez les filles qui s’entaillent – j’en ai reçu une encore récemment – qui s’entaillent sur les bras, les cuisses, le ventre, et souvent quand une commence ça fait une petite épidémie et tout de suite il y a quelques copines qui vont suivre. Bref, vous avez toute une clinique que vous pouvez entendre comme une façon de passer côté agressivité, du côté de l’agression – surtout sur le corps propre – de ce qui était en principe dévolu à la marche vers l’érotisation, vers le fantasme. Là Freud est intéressant parce que c’est un auteur qui nous a obligés à travailler sur la notion de fantasme en psychanalyse, c’est-à-dire que notre rapport au monde, à chacun de nous, est livré à une petite fenêtre fantasmatique qui se met en place dès les plus petits âges – pour Freud c’est vers 2-3 ans – petite fenêtre érotique qui va fixer toute la marche de nos amours futurs. Mais pour Freud, ce dérivatif vers le fantasme est en quelque sorte absolument nécessaire : si vous ne passez pas côté érotique, l’agressivité qui est liée à l’érotique va passer, elle, naturellement autrement vers le corps propre. Et là vous voyez on a une clinique assez sûre, parce qu’on reçoit énormément de symptômes de l’enfance de ce type, puis de l’adolescence, puis de l’âge adulte, bien entendu.

Après vous avez les grands tableaux, vous ne les connaissez peut-être pas tous parce que vous n’êtes pas forcément passés dans les services de psychiatrie adulte. En tout cas vous avez de grands tableaux qu’on pourrait appeler la clinique de la défection fantasmatique avérée : les psychoses. Et là vous avez l’agressivité à l’état pur, si je puis dire, la destruction à l’état pur : les grandes paranoïas, ce qu’on appelle en psychiatrie des « persécutés-persécuteurs ». Un persécuté, c’est-à-dire : il sait qu’il était persécuté – il le sait par les voix les plus fantasques – et il devient du coup, pour s’en défendre, persécuteur. Ce sont des structures, effectivement, assez délicates à manier non seulement pour leur entourage, bien sûr, immédiat, mais pour les services de soins, il n’y a pas beaucoup de manœuvres faciles.

Vous avez un tableau qui est fantastique concernant la pulsion de mort qui s’appelle la mélancolie. Je ne sais pas si on aura le temps mais si vous pouvez, vous jetterez un œil sur le tableau clinique que fait Esquirol – Etienne Esquirol, qui est un des grands aliénistes français – auteur d’un ouvrage qui s’appelle De la Lypémanie ou Mélancolie. Pour ceux qui ont fait un peu de Grec, la lypémanie voudrait dire la folie du chagrin, folie de la tristesse. Même si vous ne lisez pas tout, juste le passage qui est consacré à une héroïne de la Révolution Française, que vous connaissez peut-être de nom, qui s’appelle Théroigne de Méricourt. Vous savez qu’il n’y a pas tellement de femmes – à tort d’ailleurs – sur lesquelles on a écrit les fables de la Révolution, mais il y en a un certain nombre quand même et Théroigne de Méricourt, est une des grandes héroïnes de la Révolution française et se retrouve quelques années plus tard dans le service d’Esquirol dans un tableau de mélancolique absolue. C’est incroyable. Elle passe de la Révolution à l’hôpital psychiatrique, et donc d’une fille qui paraissait quand même assez dégourdie en son époque, un peu agitée, à un tableau de mélancolie absolue. C’est raconté par Esquirol

J’ai essayé de vous donner plusieurs sections de la clinique ordinaire en quelque sorte, ou parfois de la grande clinique hospitalière, dans lesquelles la destructivité à l’œuvre dont parle Freud est tout à fait patente. Sous des formes assez variées : ce ne sont pas les mêmes cas, ce ne sont pas les mêmes questions qui se trouvent posées, mais on sent la force de la destruction à l’œuvre directement dans l’inconscient humain. J’en ai cité un certain nombre mais il y en a sûrement que j’oublie, peut-être qu’en réfléchissant, il y a d’autres formes de la clinique. Alors je laisse de côté les formes de la clinique qui est évidemment la plus passionnante pour Freud qui est la psychologie sociale. Ceux qui s’intéressent à ça, il faut faire un effort particulier : il y a eu des choses qui ont été écrites sur la clinique de l’entreprise. Il y a des formes de destructivité assez étonnantes ; même les hôpitaux vont mal aujourd’hui, on ne sait pas pourquoi. Je veux dire si on a la chance, si on est un peu simple on se dit : c’est formidable, de travailler dans des missions de santé, au sein des institutions, et ceux qui y travaillent ne vont pas si bien, c’est ça que je veux dire. On sent bien qu’il y a de la destructivité à l’œuvre mais qui semble-t-il est induite par l’organisation même du travail. Enfin, ce sont des questions qui se trouvent posées. Alors que les conditions d’exercice il y a cent ans étaient bien pires  évidemment : à l’époque d’Esquirol il avait sûrement 300 patients à lui tout seul ! Aucun des collègues maintenant n’en a autant. Mais ils vont plus se plaindre maintenant que ne se plaignait Esquirol. Donc, qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se passe ?

Je voulais vous donner une citation, si vous me permettez, citation de Primo Levi. Et juste pour parler directement à votre inconscient, là… Si vous ouvrez votre inconscient, là, juste 30 secondes, pas plus. Après vous pouvez le refermer… ! (rire)

            Et donc Primo Levi dit ceci dans un de ses ouvrages : « Peut-être chacun de nous est-il le Caïn de quelque Abel, et l’abat-il au milieu de son champ sans le savoir. »… Joli, hein ?

On tue en permanence sans savoir. Et, c’est le message. Evidemment comme c’est Primo Levi, il y a une forme de gravité, de densité, mais vous retrouverez dans un texte que je commenterai peut-être une prochaine fois, mais que vous pouvez vous procurer facilement, qui n’est pas très long, qui s’appelle : Actuelles sur la guerre et sur la mort. Freud reprend sa théorie des pulsions et va dire : mais au fond on s’étonne toujours des guerres et des barbaries – un peu comme nous on s’étonne aujourd’hui de voir autant de barbarie là aux confins de la Méditerranée – Freud dit : on s’étonne au fond sans s’interroger. Freud va dire : après tout l’homme – ce qu’on appelle l’homme – en lui, nulle instance morale ne l’a jamais empêché de mettre autrui à mort. Et depuis la nuit des temps il pratique le meurtre comme allant de soi. Freud a des phrases comme ça qui paraissent assez lourdes et définitives, comme « ainsi l’histoire originelle de l’homme est-elle remplie par le meurtre. » Alors il y a donc ça qui semble être une remarque simplement d’historien : au fond, si je prends depuis la nuit des temps la suite des guerres et des barbaries, je ne vois pas trop où est le problème. Et Freud, néanmoins, à côté de ça, va juxtaposer un des grands mythes fondateurs de la psychanalyse, qui est celui que vous connaissez, Totem et Tabou.

Et donc ce qui est intéressant mais qui est une curiosité qu’il faudra éventuellement éclairer, c’est que Freud rappelant Totem et Tabou, inscrit cette propension naturelle au meurtre, dans la construction mythique de la mise à mort du père originaire. ça, on peut dire que c’est un des grands mythes de la psychanalyse elle-même. Freud a besoin d’un mythe de fondation : le meurtre du père, le père originaire de ce qu’il appelle « la horde humaine primitive ». Père dont l’image amnésique, la permanence rétinienne mémorielle, va se retrouver transfigurée ensuite dans les religions, dans les divinités. ça c’est la thèse. C’est intéressant, même encore aujourd’hui nous vivons sous la mythologie freudienne bien sûr, nous les psychanalystes. Encore que Lacan a essayé un tout petit peu de se desserrer l’étau des grands mythos freudiens. Il a essayé de mettre un tout petit peu de côté les grands mythes comme ça – y compris l’Œdipe – mais il n’est pas certain que ce soit passé dans la culture générale, y compris celle des analystes.

Le meurtre du père, pour Freud, est donc à l’origine de ce qu’il appelle lui-même « l’illusion religieuse », qui apparaît donc comme le processus essentiel du phénomène civilisateur : la répression des pulsions. Vous voyez comme Freud est assez cohérent. Freud a donc une théorie des pulsions : la poussée, il faut quand même la civiliser quelque peu. D’où vont se prendre les forces pour civiliser les pulsions ? Eh bien justement de tous ces appareils, en particulier religieux qui sont issus de ce meurtre premier, et Freud va dire : mais c’est bien gentil tout ça, mais qu’est-ce que ça devient pour l’inconscient quand c’est l’Etat lui-même qui appelle au meurtre ? C’est-à-dire qu’on se retrouve, quand même bien souvent, dans les moments de la culture où c’est le signifiant-maître lui-même qui fait du meurtre le principe. Et donc Freud dit : eh bien voilà : échec de ce processus. Et « dans ce sens – dit Freud – l’homme actuel n’est guère différent de l’homme primitif. » C’est la même barbarie. Donc vous voyez, Freud n’est pas que le journaliste de son époque. Il est comme nous : il voit l’actualité, il s’en inquiète, il la commente, mais il ne dit pas : oui mais les autres c’est les barbares, simplement. Là-bas, loin là-bas, c’est les barbares. Il dit : le problème n’est pas comme ça. Le problème est que ce sont des barbares, à coup sûr, mais ce que nous semblons oublier c’est que nous-mêmes, très régulièrement, nous sommes les mêmes barbares. Parce que, au principe de la barbarie, il y a quelque chose qui ne s’est jamais réglé dans l’histoire des hommes. Alors ça, je vous engage à y réfléchir, Freud y voit la trace de ce paradoxe en quelque sorte, y compris dans les commandements les plus éthiques apparemment, enfin de la morale religieuse – c’est une forme d’ironie, si je peux dire, freudienne – Freud dit : si on dit en permanence « tu ne tueras pas ton prochain », c’est bien que s’il faut le répéter tous les soirs c’est bien que, malheureusement, on y pense sans cesse. Vous voyez, ça c’est le raisonnement paradoxal de Freud par l’absurde mais, c’est quand même intéressant du point de vue de l’inconscient : quelque chose que vous devez répéter toujours, toujours, toujours c’est bien que ça vous presse apparemment de faire autrement ! Comme il est vrai pour l’enfant : « surtout tu ne touches pas au pot de confiture ! », vous pensez bien que c’est là qu’il va se diriger tout de suite.

« Tu ne tueras pas, qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre, comme peut-être nous-mêmes, encore». ça c’est vraiment du Freud. Quand on lit ça et qu’on est déjà un peu attristé, on commence à trembler et on se mélancolise un tout petit peu. Il faut le lire à petites doses (rire).

Vous voyez même quand je lis comme ça je suis obligé pour vous – même pour moi sûrement – de m’arrêter un peu, de faire un peu d’humour, parce que c’est drôle comme Freud parle directement à notre inconscient. On se dit quand même, c’est énorme ce qu’il raconte et, en même temps, comme on n’arrive pas, au fond de nous-même à le démentir, on se dit qu’il affirme avec tellement de simplicité des choses qui sont. Et puis après évidemment le soir on va rentrer chez soi, on va pouvoir penser à autre chose et puis on va oublier. Et demain matin aux actualités, vous allez retrouver les mêmes choses.

Donc, il y a ce très beau texte qui s’appelle Malaise dans la civilisation ou la culture : question de traduction, comme toujours. Donc dans Malaise dans la culture, Freud va reprendre la description de cette hostilité primaire des hommes pour eux-mêmes, c’est-à-dire la pulsion de mort qui, dit-il « travaille silencieusement, mais dont une part se tourne vers le monde extérieur, et se fait jour comme pulsion à la destruction et à l’agression ».

Ce qui fait que dans ce texte, Freud précise – ça, je me permets de vous le signaler au passage parce que ç’est important que vous ayez ça à l’esprit – Freud indique que cette lutte en quelque sorte, entre ce qu’on peut appeler Eros et Thanatos, entre Eros et Destruction, Freud indique qu’à chaque séance de psychanalyse, cette lutte est présente. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement une lutte immémoriale historique, des hommes entre eux, entre peuples. Ce n’est pas simplement à un niveau général que ces choses sont pensées. Pour Freud, tout moment de la vie, tout franchissement, et y compris – ce qui est précieux pour nous, puisque Freud est un analyste - dans chaque séance vont se mettre en lutte ces deux polarités. Dans chaque séance avec un adulte ou un enfant, vous aurez cette lutte entre ce qui va vers la vie et ce qui va vers la mort. Ce qui est très important pour nous, à cause de nos propres présences à ça. Combien notre propre position d’attente, d’écoute et de relance… Parce que, si vous ne faites pas attention, beaucoup de choses vont filer vers la destructivité, y compris dans le travail même, dans la séance même. Et c’est vrai pour l’issue d’un travail de thérapie lui-même. Freud considérait qu’au fond l’issue d’un travail général de thérapie, il fallait en attendre l’occurrence terminale pour savoir dans quel sens l’ensemble avait été guidé. Il avait un certain pessimisme d’ailleurs, Freud, que Lacan a essayé de reprendre – vous lirez le texte Analyse finie, analyse infinie : la question du rôle de la castration. Mais c’est pour que vous conceviez bien que ces questions de destructivité ne sont pas que des questions de métaphysique générale. Elles sont à l’œuvre, hic et nunc, en permanence. Quand vous parlez à vos proches, quand vous êtes à votre travail, quand vous allez vous-même à une séance de thérapie ou que vous recevez des patients en thérapie : immédiatement se mettent en tension ces deux forces : ce qui va vous aider pour la vie et ce qui va s’y opposer, ce qui fera destruction. Donc c’est assez intéressant cette position de Freud qui est d’être toujours dans le plus particulier : là, tout de suite, avec toi, maintenant. Je suis avec toi, tout de suite, on est deux, et là, une fois qu’on aura fini de parler, ça sera au bénéfice de la vie ou ç’aura été au bénéfice de la mort ? Je ne sais pas au départ. Et puis Freud, ce qui est quand même précieux, est quelqu’un qui à partir de l’individuel, raisonne à des niveaux plus collectifs. Ce qui est vrai pour le petit d’homme va être vrai pour la collectivité. Avec des écarts, évidemment, théoriques qu’il faudra corriger plus tard, parce que la psychologie des foules n’est pas la même que la psychologie de l’enfant que vous recevez tout seul, quand même.

Il ne faut pas que vous ayez une vision par trop abstraite de Freud, c’est un homme très concret. Il a une clinique éminemment concrète. Les problèmes qui se posent à lui sont tout à fait concrets, précis. Et sa langue elle-même – je ne sais pas s’il y en a parmi vous qui ont le maniement de l’allemand – l’allemand de Freud, alors qu’il avait eu le prix Goethe, est un très bel allemand. L’allemand de Freud est une langue très précise, très concrète. Souvent, dans les traductions françaises, on a l’impression que c’est très lyrique, ça semble un peu abstrait. Mais c’est un effet du français. Freud est un praticien, un praticien de l’esprit, un chirurgien de l’âme, un homme éminemment concret. Donc la pulsion de mort, ce n’est pas simplement un thème philosophique. C’est un thème, tout de suite, là, présent. Quand on ouvre sa porte, et que quelqu’un se met à parler : c’est en place.

Alors, je reviens un tout petit peu sur le contexte. ça me paraît très important de replacer une invention, une nomination, en psychopathologie, dans le contexte de sa création. Il faut toujours, quand on vous donne un mot… Par exemple : en permanence aujourd’hui on vous parle de la schizophrénie. Vous dites : la schizophrénie. Mais ça n’existe pas la schizophrénie. Il y a un terme que Bleuler a dit en son époque, qui était le groupe des schizophrénies. Donc il faut mieux aller lire comment celui qui a fondé le groupe, lui-même, le raconte, ce qu’il en dit, pourquoi il l’utilise au pluriel et pas au singulier, plutôt que de parler de la schizophrénie. ça n’existe pas, la schizophrénie. Vous voyez il faut toujours aller vers l’amont, se dire : mais comment se fait-il qu’untel, à telle époque, ait nommé quelque chose comme ça ? Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? Qu’est-ce qui s’en est transmis ? C’est très important.

Il y a un texte que je reprendrai peut-être une fois de temps en temps. J’y consacre un séminaire le samedi matin, autour d’un texte qui est absolument superbe, qui s’appelle Deuil et Mélancolie. Alors, avant de vous situer le contexte, Deuil et Mélancolie, rien que le titre. Non mais, quand même, il faut le faire ! Freud, il accole deux mots, l’un qui théoriquement est notre expérience, je ne vais pas dire ordinaire, mais… habituelle : qui parmi nous n’a pas encore vécu de deuil, plusieurs ? Et donc Freud accole l’expérience intime de la perte, le deuil, avec un mot apparemment assez éloigné de la psychopathologie, la mélancolie, incluse dans les grandes maladies de l’âme. Rien que ça, c’est un coup de génie. Et alors, contre toute attente – je vous engage à le regarder de près, c’est un texte incroyable – Freud va dire : mais au fond, le deuil, je ne comprends toujours pas ce que c’est. C’est Freud qui parle. Nous on aurait tendance à penser : Oh ! Eh bien le deuil, voilà, bien sûr, il va partir du connu pour décrire l’inconnu. Mais pas du tout. On s’aperçoit très vite en route, que lui, le père Freud, le grand clinicien, dit de lui-même que, pour ce qui est du deuil, il ne comprend toujours pas comment ça se fabrique. Faut le faire ! C’est ça que j’appelle un courage moral. Il ne fait pas semblant, Freud. Il ne fait pas semblant de savoir comment on fait, quand on subit des deuils, pour continuer sa vie de désir. Il n’est pas sûr de le savoir. Il a du mal à comprendre.

Alors, quel est le contexte, quel est le Réel qui ordonne à Freud, à son inconscient, de travailler tout cela ? Il y a, c’est majeur, le contexte de la guerre. Freud a deux de ses fils qui sont partis au front. Ce n’est pas rien, si vous aviez vos deux garçons qui partaient se battre là où vous pensiez tout à l’heure… ça vous plonge quand même dans un certain embarras, hein ? Ils partent mais, qui va revenir ? Oui. Il y a ça. Il y a un contexte qu’il faut rappeler aussi, il y a Vienne. Vous savez que Freud détestait Vienne qui le lui rendait bien. Vienne ce n’était pas ici, ce n’était pas Sèvres aujourd’hui. Il y avait quand même de la haine à l’état cru qui allait prendre de l’ampleur, petit à petit, comme vous le savez. Freud vivait là, tout de même ! Ce qui est intéressant – évidemment on le sait par mille choses – l’antisémitisme radical qui va régner dans Vienne, il n’en parle pas immédiatement directement dans ses grands articles. Il en parle évidemment dans sa correspondance, dans ceci, dans cela, mais il ne met pas ça au cœur du principe de sa jeune science. C’est intéressant, comme façon de procéder. Donc la destruction elle est là, tout de suite, la destructivité. Le rejet scientifique évidemment, de ce qu’il raconte. On fait tout un honneur, maintenant, à L’Interprétation des rêves. Evidemment le texte est magnifique, en 1900. Mais vous savez, quand Freud sortait ses livres, s’il en vendait 25 c’était… (rire) Il faut bien voir la dépression de Freud, chaque fois qu’il a le sentiment d’avoir donné à la culture quelque chose d’important puis, il dit : bon… Voilà. Par contre les bouquins les plus d’extrême droite, les plus anti-féministes, les plus dégoûtants sur la haine, alors là, ils se vendaient à des milliers d’exemplaires dans Vienne. Il fallait voir la haine qui se déversait à flot continu. Donc il faut resituer un peu le contexte. La destruction, ce n’est pas ce qui manquait. Plus, la déclaration de guerre, la Grande Guerre, les deux fils qui partent, et puis Freud vient d’apprendre – vous voyez on parlait du corps tout à l’heure – il vient d’apprendre quelque chose que vous savez, il vient d’apprendre qu’il avait, à coup sûr, un cancer de la mâchoire, qui à son époque était inguérissable, il le savait. On est donc, vers les années 1915, vous voyez combien Freud reçoit du Réel de la destruction : en lui-même, dans sa famille, sur lui, sur ce qu’on pourrait appeler « son petit peuple », en quelque sorte, sa communauté. Peut-être que nous, nous aurions dit : c’est bon, on plie valise, c’est pas la peine d’en faire plus. Eh bien Freud non. Il va mettre en œuvre un certain nombre de ses plus grands textes, il reprend toute la question du narcissisme et puis plus tard, Au-delà du principe de plaisir où il redonne les coordonnées de la pulsion, etc. C’est une posture, c’est une position morale, c’est-à-dire : j’ai de l’angoisse, j’ai de la peur, je ne suis pas loin d’être au bord de l’effroyable et néanmoins quoi faire de plus que de travailler, d’écrire, de recevoir les patients. Je crois qu’il faut que vous acceptiez ça, qu’il y a donc, dans l’urgence pour Freud, à lancer des grands signifiants comme ça, dans la culture : pulsion de mort, le Réel, le propre Réel de Freud, c’est-à-dire la façon dont le Réel lui ordonne, sous peine de disparaître à lui-même, d’en faire quelque chose, d’essayer de lier ce qu’il vit, ce qu’il subit, à son travail. C’est, je trouve quand même, une belle leçon de vie. Ce n’est pas le seul, il y avait de très beaux intellectuels, variés, mais la question n’est pas là. Pour ce qui nous intéresse, de l’histoire de la psychopathologie, c’est quand même remarquable. Voilà.

Freud dit : « la pulsion de mort travaille en silence ». Ce n’est pas faux. Mais en même temps cliniquement, il y a des tableaux cliniques qui sont tellement criants ! Donc ça crie en silence, si je puis dire. Quand vous êtes dans des services où vous avez des vrais tableaux mélancoliques, ça vous crie en silence dans les oreilles, c’est assourdissant. Donc le terme « en silence », ça ne veut pas dire que c’est en catimini, ça peut être un silence absolument tonnant.