Hubert Ricard : Subjectivité et identité

Conférencier: 

EPhEP, MTh3 - ES9, cours n°2, 28/09/2015

 

            Le titre que j'ai donné c'est « Subjectivité et identité ». C'est un titre très abstrait qui a pour but de confronter une notion, ô combien philosophique, « subjectivité » même si l’usage du mot sujet pour désigner ce que nous, nous appelons aujourd’hui le sujet, le sujet humain qui pense est tardif mais enfin c’est devenu quelque chose de tout à fait courant dans l’usage et, « identité », ce n’est pas simplement, bien sûr,  la question de la carte d’identité, encore que l'on soit obligé de la rencontrer mais c’est l’identité au sens de la théorie psychanalytique c’est à dire :       

Qu’est-ce que c’est que l’identité du sujet ?

Que peut signifier cette référence de Lacan au trait unaire ?

            Et, tout ceci, nous amène à penser à la lecture du cogito cartésien, qui est, je dirais, un classique des textes de Lacan. Il faut quand même préciser, c’est que Lacan n’est pas un philosophe, c’est plutôt, mettons, le second fondateur de la psychanalyse, je lâche cette formule, mais en même temps, vous le savez peut-être, contrairement à Freud, il s’intéressait beaucoup à la philosophie et pour quelles raisons ? Il dit toujours que même ses énoncés théoriques il les trouve dans sa pratique mais il ne faut pas entendre cette phrase comme se référant à un « je ne sais quelle collection de recettes empiriques qui seraient plus ou moins liées à la pratique de Lacan où simple énoncé de ce qu’on appelle les cas cliniques ». Ce n’est pas de là que, effectivement, Lacan tire sa théorie : c’est d’un progrès qu’il fait à l’intérieur de sa pratique, mais d’une pratique qui n’est pas sans théorie et on le voit bien dans un séminaire comme L’acte psychanalytique où il insère ce qui est peut être le point essentiel de sa pratique à l’intérieur d’un cadre théorique très complexe et très déterminé. J’ai envie de dire, pas de pratique sans théorie même si la théorie de Lacan appelle la pratique et qu’elle s’inspire fondamentalement de ce qu’il trouve dans sa pratique. D’autre part, qu’est-ce qu’on peut dire ?  C’est que Lacan s’est beaucoup intéressé à la philosophie, ça c’est assez curieux parce que ce n’était pas le cas de Freud. Chez Freud il y a des références à la philosophie de Kant, à Empédocle par exemple, mais enfin cela reste relativement limité. Il y avait un très grand philosophe à l’époque de Freud, et Freud explique qu’il ne veut pas trop le lire parce qu’il ne veut pas se laisser influencer par lui ; ce philosophe c’est évidemment Nietzsche qui était à peu près son contemporain. Donc, à cette méfiance de Freud, Lacan oppose un intérêt vraiment soutenu pour le discours philosophique. Mais attention, c’est un point qu’on doit noter, ce qui l’intéresse ce n’est pas la philosophie des universités, je veux dire : la multiplicité des références philosophiques que l’on peut avoir légitimement dans une culture et connaître dans des études de philosophie. Ce qui l’intéresse, curieusement, c’est avant tout quelques grands philosophes, c'est essentiellement leurs textes qu’il commente. Il me semble que, effectivement, il pense que les grands philosophes au moins dans leurs plus grandes pensées, sont le lieu d’émergence d’une vérité et aussi le lieu d’une impasse et, c’est ce que je vais essayer de vous montrer avec ma référence au cogito, ce soir. C’est à dire que c’est le moment où un penseur invente une pensée nouvelle mais parce que  précisément il cerne ce qu’en termes lacaniens on appelle un réel et qu’il se heurte à lui et, ça,  effectivement, assez peu de penseurs sont capables de le monter. Il y a Platon, il y a la substance d’Aristote, il y a le cogito cartésien, il y a des références à Kant notamment à la loi morale ou à Hegel mais ces références ce sont celles dont part Lacan pour construire sa théorie et ça, je crois que c’est important. Si les résultats qu’il propose dans sa théorie viennent de sa pratique, il les a trouvés dans sa pratique, quand il travaille sa théorie, quand il essaye de l'élaborer cette théorie hé bien, à ce moment là, son matériau c’est évidemment un point de départ philosophique.

            Alors, je n’ajouterai pas qu'un jour Lacan énervé par ses élèves leur dit « Si vous continuez, je fous le camp, je laisse tout tomber et je vais faire de la philosophie ». Bon, c’était vraiment de la provocation mais ça veut dire que c’est quelqu’un qui aimait bien ça, d'une certaine façon, qui avait la tête théorique, comme on dit et à mon sens personnel j'ai une certaine culture philosophique, je dis franchement que je trouve que les constructions théoriques de Lacan, j’ai envie de mettre Freud aussi dans l’affaire, sont tout à fait comparables à celles des plus grands philosophes comme Hegel, Spinoza, par exemple.

            Donc, voilà ce que je me permets de dire en introduction, c’est pour justifier en quelque sorte le fait que je vais parler du « cogito » cartésien et puis, de la lecture que Lacan fait de ce cogito en essayant de dégager un peu ce qu’il appelle le trait unaire, et montrer comment il pense que Descartes est passé quand même un peu à côté de ce qu’il y avait à repérer du côté du sujet.

            J’ajoute quand même une chose, c'est qu'à notre époque où triomphe souvent un cognitivisme et quelque chose qui est de l’ordre du comportementalisme vous avez une sorte de principe divin et premier : - si vous lisez l’Evangile selon St Jean, vous lisez « Au commencement était le verbe » - si vous vous reportez à l’ensemble de ces textes du comportementaliste vous avez comme principe premier « Au commencement était la méthode expérimentale », comme s’il n’y avait rien à penser avant la réalisation d’une expérience, comme si les expériences étaient le départ de la vérité, inutile de vous dire que les postulats épistémologiques de ces positions ont été réfléchis par la philosophie depuis des siècles, mais ça, on n’en veut rien entendre et c’est dommage, parce que effectivement, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas évidentes. Ce n’est certainement pas en observant la chute des pierres que Galilée a élaboré sa première loi physique le {x = ½ g t²} et c’est plutôt de la rationalité platonicienne qu’il est parti. De la même façon, est-ce que c’est simplement l’enregistrement de données empiriques qui fournirait une théorie ? Lacan, je dirai, s’amuse presque en disant « Ah, mais ne confondez pas l’objet de la science, ce n’est pas des données empiriques, l'objet de la science c’est un trou, c’est un trou qu’elle essaye de cerner ».

 

            Par conséquent, je crois qu’il faut prendre au sérieux la référence philosophique, c’est en tout cas ce que je me suis permis de faire. Donc je vais commencer maintenant proprement mon exposé, après cette improvisation.

            Le sujet individuel est censé avoir une identité, pas simplement une identité fournie par son nom, encore que, après tout, il faille en tenir compte, que ça doive être interrogé mais je dirais en tant que sujet au sens philosophique et, pour cela, on peut précisément évoquer la question cartésienne qui surgit au milieu de la Méditation seconde. Beaucoup d’entre vous, je pense, ont lu les Méditations, les ont étudiées à l'époque du Bac, peut être ensuite et, dans des études qui impliquaient la connaissance de ce texte et, ils ne seront pas surpris que je me permette quand même des références à ce texte qui est vraiment très original et très extraordinaire.

            Alors, on peut par exemple à propos de cette question évoquer la question cartésienne qui surgit au milieu de la Méditation seconde : Qu’est-ce donc que je suis ? Et ce n’est pas sûr que ce questionnement renvoie strictement à l’idée que l'on peut avoir de l’identité, mais il a le mérite de se présenter comme portant sur une sorte de condition préalable :  je l’appellerai « l’essence » et « la nature du sujet » et peut-être qu’elle permet de faire surgir l’idée d’identité par différenciation.

            Alors, je rappelle les grandes lignes du questionnement des Méditations :

            - « Toute chose semblant douteuse, y aurait-il quelque chose qui échapperait au doute universel ? »

            Et la réponse, je vais entrer un peu plus dans les détails :

            - « C’est qu’il y a au moins une chose dont je suis certain, c'est que je suis, j’existe ». Le sujet n’est pas « je suis, j’existe » c’est la formule qu’on trouve dans les Méditations, mais le sujet se trouve dans la formule « je pense donc je suis » qui figure dans le Discours de la Méthode.

            Le sujet n’est pas visé comme tel par le questionnement qui porte sur « l’existence certaine » simplement, il apparaît dans la réponse et on se demander qi est ce « Je » contenu dans la réponse  « je suis donc j'existe » ? Qu’est ce que c’est que ce « je » ? Il n'y a aucun doute assure Descartes que « Moi qui suis en train de penser, j’existe », mais comment éclairer ou déterminer cette existence qui vient de surgir dans le questionnement ?

            Alors, je vais me contenter de quelques remarques sur le texte de Descartes, je ne vais pas l’expliquer, n'est-ce pas. On peut d’abord penser au corps propre, à travers lequel nous sommes en contact avec le monde, que nous pouvons saisir dans le miroir, notamment à notre visage dont les traits manifestent une singularité qui nous est familière et qui est reconnu par autrui comme portant notre identité. Ce serait peut être la première manière, naturelle, de répondre à la question sur ce que nous sommes. A moins que ce ne soit retournr même en deçà de cette question  au niveau d'une identité spontanée et naturelle, cela peut, peut être, se penser.

            En termes lacaniens, on parlerait, à la suite de Charles Melman, d’identité imaginaire, je reviendrai sur ce point peut être dans la seconde leçon que je donnerai mais, dans le cadre cartésien, que je viens de dessiner, celui de la mise en doute universelle que figure imaginativement le malin génie, on peut parfaitement penser que celui-ci me fait croire que j’ai un corps alors que je n’en ai peut être pas. Je rappelle rapidement les arguments que Descartes utilise : d’abord celui du rêve puisque que dans le rêve j’ai un sentiment de réalité de sorte que je prends de simples images pour des choses mais plus radicalement l’idée de tromperie universelle incarnée dans la figure du malin génie, très puissant et très rusé, qui permet de mettre en doute l’ensemble de la réalité, y compris la réalité sensible de notre corps puisque dans cette hypothèse je suis trompé sur tout.

            Alors, une exception est-elle envisageable ? On peut présenter une argumentation très simple pour faire surgir la réponse, à supposer que le malin génie me trompe sur tout, faut-il encore pour qu’il trompe qu'il trompe quelqu’un ? Dans l’instant même où je suis victime de sa tromperie je ne peux pas être absent de la scène comme peuvent l’être tous les objets que je perçois, le corps propre inclus, lesquels sont peut être effectivement les images d’un rêve et, cela même si je développe la figure de la tromperie jusqu’à l’étendre sur tout chose, il y a donc là manifestement une exception inévitable.

            C’est le coup de génie de Descartes qui d’une certaine façon fait tenir le dispositif. C’est ce point d’existence du sujet que l’on trompe qui est non seulement présent dans la mise en place, mais même en tout temps pour le sujet quand il a affaire à lui-même.

            Disons que pour faire un petit décalage, mais pour continuer toujours mon commentaire général, on voit qu'ici se révèle un privilège du sujet. Je prends le mot sujet au sens moderne: le sujet qui pense. Descartes n’utilise pas le mot sujet dans ce sens là – vous avez le mot « sujet » par exemple dans le « sujet transcendantal » de Kant - chez Descartes, non ! On trouve le moi déjà mais pas le sujet. Sujet, ça veut dire toute autre chose ça veut dire le sujet de propriété, le sujet substantiel, les corps, les substances corporelles sont des sujets mais pas le sujet au sens ou nous l'entendons.

            Donc, on voit qu'ici se révèle un privilège du sujet  et il est possible de le traduire dans un terme simple et classique qui est celui de représentation, représentation au sens mental du mot. Tout ce qui est douteux est tel parce que ce n’est jamais qu’une représentation du sujet même s’il s’agit de choses qui ont la consistance de la matière ou du corps propre, où je peux pourtant penser, situer mon identité. En revanche, dans cet existant indubitable je peux situer le sujet lui même, mais qui semble exclure toute détermination, parce que dès que je prétends le déterminer, cette détermination tend à prendre la forme d'une représentation parmi d'autres. On pourrait ici s’arrêter à ce trait, à cette donnée minimale que semble impliquer le cogito cartésien et je dirais que Lacan saura lire ; mais Descartes ne le fait pas et il en reste à la question que j’ai relevée plus haut  : «Qu’est-ce donc que je suis, moi qui suis et existe certainement ? »

            Autrement dit, il veut déterminer la nature de ce que je viens d’appeler le sujet de la représentation et j’en viens tout de suite à la réponse qu’il donne, que vous connaissez tous : « Une chose qui pense », pas du tout la même chose que le premier temps du « je suis, j’existe » et il ajoute aussi « un esprit, un entendement ou une raison ». Voilà les grands mots de la philosophie mais des mots qui dans la pensée de Descartes sont des termes extrêmement clairs. Il s’agit d’un des penseurs le plus rigoureux de la philosophie, les logiciens le respectent, il n’est pas logicien Descartes, c’est un algébriste mais il est de ce point de vue d’une rigueur absolument incomparable à l’intérieur d’un certain nombre de termes qu’il utilise et qui en font, quand même, un métaphysicien, peut être un peu daté pour nous, à certains égards, mais fort admirable quand même.

            Le terme « penser » n’est pas introduit de l’extérieur il est  présent  dans l’énoncé même qui pose le  « je suis » , « je suis si je pense être » ou « si je pense : je suis » pour en rester au texte des Méditations.

            La pensée, au delà du simple avoir une opinion, c’est précisément ce par quoi le sujet se représente quelque chose, on pourrait dire : perçoit ou imagine. On peut dire que la perception et l’imagination font partie de la pensée mais peut être plus spécifiquement penser renvoie à une pensée intellectuelle : penser des concepts, des entités mathématiques ou philosophiques peut-être, par exemple, l'idée de l’existence prise de façon générale, c'est ce que dit Descartes, c’est une idée intellectuelle mais je vous laisse sur cette difficulté.

            En tout cas, on voit dans tous ces exemples, le sujet en train de se représenter un contenu mais on peut objecter d’une part que le sujet a bien un être propre dont on peut se demander s’il fait l’objet d’une représentation particulière et, d’autre part, si on peut isoler le sujet lui même de tout contenu ? Nous avons vu que toute représentation de quelque chose est, par définition, distincte du sujet qui se la représente mais le sujet a conscience de soi, il parle et il pense à son propos.  Comment comprendre ce lien de pensée qu’il a avec lui même ?

            La solution cartésienne consiste pour employer une métaphore simple, à faire de ce sujet support, support des représentations, de cet  Hypokeimenon  j’emploie ce mot grec qui veut dire « ce qui est posé en dessous », parce que Lacan l’utilise sans cesse pour effectivement désigner ce qu’il appelle « sujet » et bien, ce sujet support serait quelque chose d'immédiatement transparent à soi même sans qu’il y ait à faire intervenir une représentation particulière. Une transparence à soi-même, c’est une métaphore bien sûr car c’est corporel une transparence ; la métaphore signifie « sans qu’il y ait à faire intervenir une représentation particulière».

Alors, si effectivement, nous considérons cette réponse, nous voyons que nous répondons aussi à la seconde question que j’ai posée.

            La première, c’était « Quelle est la représentation que le sujet a de lui même ? »

            La seconde, c'est « Peut-on isoler le sujet de tout autre contenu ? »

            La réponse elle c’est oui.

Parce que si le sujet n’a besoin d’aucune représentation particulière pour avoir une conscience de soi on peut donc faire abstraction à son propos de tout contenu représenté.

            Ce qui ne veut pas dire que dans la réalité, bien sûr, ces contenus disparaissent car il est bien évident que nous ne cessons pas d'avoir des représentations du monde et de notre corps mais si nous pouvons suivre Descartes, si nous suivons Descartes, nous pouvons cesser de diriger notre attention sur ces représentations et la fixer sur le sujet lui même et rien que sur lui et nous ne sommes pas alors en présence d’une forme vide, c'est du moins ce que nous dit Descartes, comme le sera, par exemple, la perception Kantienne, si du moins nous acceptons l’expérience cartésienne nous sommes en présence d’un contenu dont il y a à préciser en quoi il consiste et de quelle façon il nous appartient.

            Alors, ce terme « penser » que je viens d’expliciter est au cœur même du Cogito, dont je vous rappelle les formulations, la formulation vulgarisée en français qui est dans Le discours de la méthode, que Lacan commente souvent d’ailleurs, « Je pense donc je suis », soit la formulation savante des Méditations, dont le texte écrit en latin, texte qui était fait pour les doctes et qui a l’admirable privilège, il n’y a pas beaucoup de textes dans la philosophie comme ça, peut-être La phénoménologie de l'esprit, de demander au lecteur de suivre pas à pas, dans le moindre de ses pas, la pensée de celui qui écrit. Nous sommes à l’opposé de démonstrations logiques et de types ou de formes mathématiques, ici, c’est une expérience intellectuelle que Descartes nous demande de faire avec lui, ça ne veut pas dire qu’il ait raison forcément, mais  c’est un point qui est important.

            Alors, c’est précisément l’explicitation de ce terme « penser » qui peut nous faire comprendre ce qui aux yeux de Descartes constitue donc la nature de ce point d’existence que « je suis » et peut-être du même coup lui fait éviter ce qui est proprement le trait du Cogito. Alors, aucune représentation sensible, sauf avec la métaphore que j’ai utilisée tout à l’heure évidemment, ne peut être évoquée pour cet usage du terme de « penser ». On est donc amené à rapprocher ce « je pense » d’une pensée intellectuelle, par exemple, celle d’un nombre ou d’un triangle.

            Quand je dis une pensée intellectuelle je ne vais pas dire trois points, le chiffre trois ou le dessin d’un triangle : ça, ce sont des représentations sensibles, ce que je veux dire au contraire c’est le nombre trois où la définition du triangle et là, à ce moment là, la nature intellectuelle des mathématiques nous demande de penser les entités mathématiques de cette façon. Rien n’est plus bête en un sens de dire que toutes les réalités sont sensibles ; beaucoup de philosophes, notamment ceux dont s’inspire Lacan, je pense à Frege et à Russell, disent qu’il n’y a rien de plus réel que les entités mathématiques, Frege va même jusqu’à dire que l’équateur existait bien avant que les hommes ne le déterminent. Ce sont des phrases qui montrent que pour toute une part de la philosophie occidentale l’intelligible ou l’intellectuel c’est quelque chose de réel et pas forcément à la façon des Idées platoniciennes qui sont d’une certaine façon transcendantes et correspondent à un monde divin par rapport au nôtre mais simplement pour la pensée, dans la pensée.

            Alors l’existence d’une telle pensée intellectuelle pour les mathématiques ne paraît pas contestable mais la nature de cette pensée fait question quand même, à savoir, si elle est intuitive, par exemple, c'est ce que croit Descartes, vous savez que le terme « intuition », mais je vais y revenir, ne doit pas être pris au sens commun  « ce que je devine en philosophie » ; en philosophie « intuition »  désigne bien entendu une vue directe de l'esprit  ou formelle, parce que pour beaucoup de mathématiciens ou de philosophes des mathématiques, les mathématiques relèvent d’une forme dont il s’agit de repérer les connections, enfin les connections entre les formes, vous avez peut-être entendu parler du formalisme de Hilbert avec les définitions qui caractérisent les entités en relation les unes avec les autres.

            Là, pour en rester à la perspective cartésienne, il s’agit d’un « intuitus mentis » d’une intuition ou d’une inspection de l’esprit qui nous fait voir, entre guillemet, un contenu mais ce n’est pas la vue des yeux, elle nous amène pourtant, parce que Descartes dit à un moment  « intuitus oculorum » ça veut dire la vue des yeux, mais c’est une métaphore qui nous amène à l’idée d’une vue directe du contenu intellectuel qui par elle-même en tant qu’elle s’effectue dans l’actualité, échapperait, selon Descartes, au doute, en tant qu’il nous livrerait ce contenu, cette intuition intellectuelle plutôt nous livrerait ce qu’il appelle des natures simples, ça c'est un terme technique, ce serait des contenus derniers de l’esprit et ces contenus derniers de l’esprit en tant que la conscience les pense, impliquent le sentiment d’une impossibilité de penser autrement ; si vous êtes devant cette impossibilité de penser autrement, vous pouvez à ce moment là parler d’une évidence, ce qui caractérise une vérité immédiatement perçue et dont nous ne pouvons avoir aucun doute. Alors, évidemment, Descartes donne tout de suite des exemples mathématiques : le triangle n'aura jamais plus de trois côtés mais il y en a un qui est très parlant, c’est 3 + 2 = 5, alors il faut évidement mettre entre parenthèse les développements modernes des mathématiques mais on peut comprendre que vous ne pouvez pas penser autrement quand vous faites l’addition : 3 + 2 = 5. Ce serait de cette nature que serait précisément le Cogito, c’est à dire une évidence.

            Si on fait abstraction de tout contenu puisque que jusqu’à présent j’en suis resté au contenu mathématique, si on fait abstraction de tout contenu, il reste la pensée pure où on ne peut plus distinguer la vision et ce qui est vu mais qui conserve la propriété de l’évidence dans ce que je vous appelais tout à l’heure la transparence à soi.

            Est-ce que nous avons cette expérience ?

            C'est à dire que toute la question est là ! Au sens d'une expérience intellectuelle, c'est une expérience parce que l'expérience c'est le fait de rencontrer quelque chose, c'est pas forcément sensible « l'expérience », le fait de rencontrer ces natures simple comme Descartes prétend que nous pouvons le faire, ça peut être dit « expérience ».

            Donc, est-ce que nous avons cette expérience de la pure pensée de notre moi, comme l’assure Descartes ?

            Hé bien, la plupart des philosophes sont très sceptiques sur cette thèse. On pourrait ici  évoquer la contestation nominaliste par exemple de Berkeley ou de Hume, je prends l'exemple des grands philosophes nominalistes de l’époque moderne, qui refusent l’existence de toute conception intellectuelle et nous assurent que les termes généraux ce sont des mots qui renvoient à des idées sensibles.

            Je crois que c'est une formule de Condillac, un autre philosophe de cette famille philosophique, qui dit : les idées générales ne sont que des mots et c’est donc une première difficulté. Il y a beaucoup de philosophes qui pensent même qu’il n’y a pas de concept, qu'il n'y a pas d'expérience intellectuelle.

            En outre la référence à l’intuition intellectuelle telle que la conçoit Descartes n’a guère été ratifiée par la pensée contemporaine, Lacan le note.

            La pensée contemporaine privilégie, manifestement, la « perspective logique et relationnelle » c’est à dire plutôt la forme de la pensée que ce que contenu intuitif. Je ne veux pas dire qu’en mathématiques les choses soient très simples, mais néanmoins la théorie cartésienne de l’intuition et de l’évidence a été rejetée très vite et il y a l’exemple d’un philosophe qui lui, un très grand logicien, un successeur de Descartes, qui le lisait d'ailleurs avec passion, je veux parler de Leibniz, qui refuse de donner à cette idée d’intuition évidente le caractère d’un critère de vérité et qui exige que tous les énoncés soient éprouvés par une référence à la forme logique.

            Alors, à ce moment là, on peut, peut-être, simplement, évoquer une conscience de soi transparente qui est quand même quelque chose qui nous fait reprendre même le mouvement de Descartes, « Je suis, j’existe, j’en suis certain, il n’y a rien à faire, je suis là » , mais ce n’est pas l’intuition intellectuelle précisément déterminée de Descartes. Et il y a encore une objection à faire, c’est que le « je suis une chose qui pense» ne répond pas vraiment à la question de l’identité comme telle puisque il indique une nature, quelque chose de général « être pensant », même s’il s’agit d’un être pensant particulier parmi d’autres et même si à ce point des Méditations aucun autre de ces êtres n'existe certainement puisqu’il n’y a que moi qui suis certain d’exister. Mais si cette intuition peut être introuvable et évoque une propriété générale plus qu’une identité, il semblerait pourtant que le « je » du « je pense » semble impossible à déplacer et c’est lui qui porte le poids, semble-t-il, de la singularité, c'est à dire que c'est au moment même où « je pense que je suis, que je suis », ça Descartes le dit très bien.

            Lacan n'est pas d'accord et il procède à une véritable désarticulation de ce « je pense » dès le séminaire du « Moi » je vais citer cette phrase  « S’il est vrai en effet, que la conscience est bien transparente à elle-même, il apparaît bien que le « je » ne lui est pas pour autant transparent. Il ne lui est pas donné différemment d’un objet ».

            Qu’est-ce que Lacan peut bien vouloir dire lorsqu’il dissocie le « je », le « je » de l’identité de l’inconscient ?

             Qu’est-ce que Descartes entend par sujet finalement ? Qu’est-ce qui est indiqué par le « je » ?

            Je reviens à cette propriété générale de la « chose qui pense », il en reste implicitement à ce que j’appellerai la tradition aristotélicienne, centrée sur l’idée de substance, souvent une référence à l'idée de substance, disons à une ontologie sous-jacente. Une ontologie : c’est une théorie de l’être ; Aristote a proposé une ontologie dans sa métaphysique et on peut distinguer trois niveaux de l’être pour la chose qui pense : tout d’abord, le niveau des cogitata, j'emploie le mot latin, c'est à dire  des pensées particulières, les modes de la pensée enfin tout ce qui est  représentation; c'est ce que je vous appelais dans un vocabulaire simple, tout à l'heure, les représentations.

            Ensuite, il y a l’attribut principal, l’attribut principal c’est la propriété fondamentale qui donne l’essence du sujet, qui le définit et qui lui est nécessairement lié et cette propriété fondamentale c'est évidemment  la cogitatio, la pensée pure et enfin, l’ontologie d’Aristote est assez complexe et subtile, il y a la substance existante sous-jacente, ce qu’on pourrait appeler l’hypokeimenon, ce qui est placé dessous, qui renvoie à ce qu’Aristote appelle l’individu. Aristote, vous le savez, était l’élève de Platon, mais ce n’était pas son disciple. Il y a une chose qu’il n’a jamais admise, c’est l’existence des Idées, ces Idées de Platon, je le rappelle, n’ont pas grand chose à voir avec ce que nous appelons des idées. Les Idées de Platon, ce n’est pas mental, ce sont des choses, des réalités intelligibles, divines et toutes les choses sensibles ne seraient ce qu’elles sont, avec leur détermination, que parce qu’elles participent à ces Idées qui possèdent toute la réalité. Donc, Platon dédoublait en quelque sorte ce que nous appelons habituellement le monde réel en installant un lieu, il dit plutôt « lieu » que monde, mais enfin c'était aussi un monde, un lieu intelligible d'où la réalité sensible procéderait. Ce dédoublement, Aristote n’en veut pas, il dit que les Idées n’existent pas et que la seule chose qui existe ce sont les individus et c’est pour ça qu’il donne une grande importance à ce qu’il appelle la substance première, la substance, non pas envisagée de façon générale, mais en tant qu’elle est effectivement donnée et existante et on voit très bien quand on lit les Méditations de près que Descartes a lu Aristote et qu’il est en train de bien réciter sa leçon, d’une certaine façon et, bien sûr, cette substance première, cet individu n’est pas distinguable dans la réalité de la substance seconde, il n’y a pas un existant sans propriétés, elle n’est pas distinguable sinon en pensée de son attribut et elle n’est pas donnée sans lui mais il est possible de faire la distinction. Vous voyez, on peut quand même, surtout si l’on fait attention à l’accrochage de Descartes avec Aristote, de déterminer assez précisément ce que le Cogito veut dire. Seulement, cet édifice ontologique est parfaitement arbitraire; le concept de substance ne résout pas la question de la singularité du sujet, il la résout par un concept général, l’individu existant bien sûr ! Mais c’est quand même un concept général et d’autre part, cette détermination ontologique, en prétendant résoudre la question de ce qu’on peut appeler l’être du sujet, déborde manifestement le contenu de la donnée évidente.

            Alors, il faut revenir à cette question du « je » singulier et ce « je » singulier, Descartes, je l’ai dit, circonscrit la vérité de l’énonciation « je suis, j’existe » au moment même de son effectuation, on ne peut pas le lui reprocher : « toutes les fois que je la prononce et que je la conçois dans mon esprit », mais si cette affirmation porte sur un fait incontestable, permet-elle de rejoindre un sujet, disons un être existant, déterminé ?

            C’est un psychanalyste qui pose cette question et le psychanalyste en question, c’est Lacan et je cite dans le séminaire de L’identification : « Il se pourrait que se situe une parole « je pense » qui s’avérât tout à fait insuffisante à soutenir en rien quoi que ce soit que nous pourrions repérer de cette présence « je suis ».

            Pour préciser les choses il rapproche le « je pense » cartésien du célèbre paradoxe de L'Epiménide, que vous connaissez peut-être, vous savez qu'Epiménide le Crétois dit que tous les crétois sont menteurs et c’est bien embarrassant parce que s’il est lui même menteur on ne sait plus du tout ou on est dans cette affaire, n'est ce pas ! Mais vous avez plus simplement l'énoncé du « je mens », un énoncé qui à la fois s’assure comme vérité « je mens » tout en pouvant, aussi bien consister en un mensonge puisque je suis censé dire « je mens ».

            C’est un énoncé qui est inconsistant c’est à dire qu’on ne peut pas décider s’il est vrai ou faux et il faut, pour le redresser, distinguer une énonciation qui prétend à la vérité « si je mens et là, je dis la vérité parce que je suis en train de vous mentir effectivement » et, en même temps, l’énoncé qui énonce le mensonge « je mens » à ce moment là, ça se met à tenir si vous avez distingué énonciation et énoncé.

            Dans le cas du « je pense », c’est Lacan qui fait la comparaison, si vous voulez débrouiller ce qui revient à l’énonciation de ce qui revient à l’énoncé, en les distinguant, eh bien, ou bien, cela voudra dire « je pense que je pense » ce qui n’a pas beaucoup d’intérêt, ce n’est rien d’autre que le  je pense d’opinion  « c’est mon avis », il n’implique aucune vérité certaine du contenu affirmé, c'est « je pense plein d'autres choses » ou bien l’énoncé affirmé, dit Lacan, est « je suis un être pensant » ce qui est, je cite encore « Bousculer à l’avance tout le procès de ce qui vise justement à faire sortir du « je pense » un statut sans préjugé comme sans infatuation à mon existence ».

            Lacan assure dans la suite du séminaire de L’identification, l’acte d’être pensé ne débouche que sur un « peut-être je » et que ce « je » reste à l’état problématique ou encore, dans le « je pense donc je suis » la formulation du Discours de la méthode donc, ce « je pense » renvoie à un « je suis » qui n’est plus désormais que le X de ce sujet que nous cherchons, à savoir qu’il y a eu au départ pour que puisse se produire l’identification du « je pense » le X était bien là mais ça ne veut pas dire qu'on l'a saisi.

            Alors, si Lacan a raison, le « donc je suis » est un simple effet de sens, il n’y a là aucune saisie par le sujet de son être propre sous la forme d’un « je suis » grâce auquel il pourrait s’identifier, il s’agit simplement d’un énoncé, de l’énonciation du « je pense » comme  fait indiscutable, on peut supposer un « je » mais c’est là une simple pensée, le « je » n’est  nullement à l’endroit même de l’énonciation « je pense ».

            Alors, maintenant, on va arriver quand même à quelque chose comme une petite réponse du psychanalyste. On peut évoquer dans cet X du sujet, le sujet tel qu'il se manifeste dans les formations de l’inconscient.

            Charles Melman, dans son texte sur les 4 composantes de l’identité, a pris les identités imaginaires et symboliques qu’on peut sans doute dire d’ailleurs préconscientes, même si elles ont des racines inconscientes. Il évoque le sujet du désir, troisième composante de l’identité, la quatrième étant le symptôme, défense contre le désir. Je vais laisser de côté le détail de cette référence mais le sujet du désir, Melman l’introduit en se référant aux formations de l’inconscient.

            Mais, cette fois-ci, je cite Lacan lisant Freud : « Là où je pense je ne sais pas ce que je sais parce qu’il y a manifestement un inconscient et ce n’est pas, là où je discours, là où j’articule que se produit une annonce qui est celle de mon être d’être ». Jusqu’à présent, dans le « je suis » de Descartes, il  n’y a que l’être du sens, du « je suis d’être ». Je reviens à ma phrase « C’est dans les achoppements, dans les intervalles de ce discours, que je trouve mon statut de sujet, là», je continue la phrase de Lacan lisant Freud « m’est annoncé la vérité où je ne prends pas garde à ce qui vient dans ma parole » (Les problèmes cruciaux).

            Nous sommes donc dans la troisième composante de l’identité dont nous parle Charles Melman. Si le « donc je suis » de Descartes est un simple signifié, un « je suis de sens »  on comprend ce que ça veut dire, ça a un sens, alors l’être même du sujet on peut peut-être dire que ce sont les formations de l’inconscient. C’est ce que je viens de vous lire, c’est là que je vais devenir un peu plus abstrait, si vous le permettez. On peut se référer à la structure du sujet et de son identité telle qu’elle apparaît dans la construction théorique que nous propose Lacan. Je vais un peu abandonner Descartes, maintenant. Je rappelle ce que Lacan appelle son axiome, c'est intéressant l'axiome de Lacan, il n'y en a pas trente six, il dit toujours c'est ça mon axiome et vous le connaissez parce que tout le monde le répète :

             « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant »

et cet axiome lie indéfectiblement signifiant et sujet et c’est en relation avec les propriétés du signifiant que je vais essayer de préciser un peu ce que Lacan entend par trait unaire. C'est un mot difficile ; je ne comprenais pas au début ce que cela voulait dire, il dénote l’identification primaire, le point d’identité d’où dépend toute l’identité du sujet. Comment entendre cette notion de trait unaire que Descartes a recouvert d’une cogitatio pour le moins problématique puisque c’est toujours de la lecture de Descartes par Lacan que je parle.

            Je fais ici une remarque : Lacan n’arrête pas de lire, mais lire qu’est ce que ça veut dire ? Lire, ça veut dire au fond : se situer dans un autre lieu que ce qu’on est en train de lire et dans le cadre de la lecture des grands philosophes mais aussi de la lecture de Freud, Lacan n’arrête pas de lire Freud, c'est un Freudien au sens plein du terme, c’est à partir des structures qu’il a pu élaborer théoriquement, à partir aussi de ce qu’on peut appeler plus mystérieusement « son dire » que effectivement il dégage dans Freud un certain nombre de structures, c’est ça lire !

            C’est aussila lecture de l’analyste, il faut l'évoquer, qui face au discours de l’analysant est censé prendre un certain recul, ne pas se laisser engluer dans le sens qui est provoqué. Je vous renvoie au magnifique passage que Lacan donne dans RSI sur la question de l'équivoque dans l'interprétation. Mais, au plan théorique, il y a des lectures, incontestablement, et là, vous avez une lecture de Descartes, à partir de ce que Lacan peut construire. Il reprend Descartes et il montre ce qui peut effectivement chez Descartes faire obstacle et donner lieu à un décalage, je ne veux pas dire une subversion parce qu'on emploie toujours ce mot,  lui même l'emploie, on parle d'une subversion du sujet, mais ce n’est pas un révolutionnaire Lacan. Vous savez que la révolution il était un peu sceptique sur cette question là, mais enfin ne parlons pas de ça maintenant.

            Alors, pour revenir à mon propos, qu’est-ce qu’on peut dire de ce trait unaire ? D’un côté quand on prend au départ la notion, il nous dit qu’il s’agit plutôt d’un signe que d’un signifiant, je paraphrase Lacan, c’est dans le séminaire  Le transfert.

            « Pour qu’il s’agisse de signifiant il faudrait qu’il soit en rapport avec une batterie signifiante ». Autrement dit, j'explicite, qu’il soit articulé comme une chaîne. Mais « ce qui est défini par le trait unaire, dit Lacan, c’est le caractère ponctuel de la référence à l’autre dans le rapport narcissique ». Donc c’est une notion qui d’une certaine façon est plus élémentaire que la notion de signifiant, si on le prend dans l’articulation de la chaîne signifiante. C’est ce trait de l’Idéal du moi qui règle l’imaginaire du sujet, la mise au point de ce qui vient comme moi ou moi idéal se constituer dans la réalité imaginaire. C’est à dire cette réalité imaginaire elle se règle sur ce point qui est dans le grand Autre et qui est cet Idéal du moi qui est en quelque sorte l’émergence du trait unaire, le premier temps symbolique que rencontre le sujet. Mais ce caractère ponctuel n’empêche pas, nous allons le voir, qu’il possède le caractère essentiel du signifiant. Le caractère essentiel du signifiant c’est la différence radicale, il désigne la différence absolue ; je cite L’identification : « Trait unaire, point non pas mythique mais parfaitement concret d’identification inaugurale du sujet, signifiant radical » donc il conserve  le terme de signifiant, on pourrait dire presque primordial, et il ajoute « mais le trait unique comme tel, la pure différence ». Vous ne trouverez rien d’autre que la différence dedans, ni Plotin, ni Parménide, ni totalité.

            Juste un mot sur ces grandes figures, n’est-ce pas, c’est pas l’Un qui fait tout. Habituellement quand nous pensons à l’Un nous pensons à un « un totalisant » ça c’est de l’imaginaire « le totalisant », ce n’est pas de ça dont Lacan parle quand il parle du trait unaire, c’est pour ça qu’il l’appelle unaire, c’est à dire qu’il a trouvé un adjectif particulier.

            Parménide, c’est le penseur présocratique qui a écrit un magnifique poème sur l’Etre et qui nous assure que seul « l'être est » alors que le « non-être n’est pas » ce n’est pas une idiotie, c’est un poème magnifique que je vous conseille de lire. Dès lors, toutes les choses sont, ce qui n'est pas bien, vous ne pouvez rien en faire, il n’y a pas de non-être pour Parménide et donc, en ce sens, l’être est Un et fait totalité, c'est pour ça que Lacan ne se réfère pas à Parménide, il préfère Héraclite.

            Et Plotin, le plus grand penseur du néo-platonisme, qui fait de l’Un un principe transcendant mais qui communique l’être à toute chose et qui a donc la valeur d’un Un global dont toute chose dépend.

            Quand Lacan parle de l’Un, c’est très difficile. Dans la question du trait unaire, c'est essentiellement un Un qui fait différence. Cet Un du trait unaire n’est donc pas totalité englobante, il n’a même aucun caractère commun avec quoi que ce soit et c’est lui qui va porter le poids de l’identification du sujet, dans l’inconscient, bien sûr, et sur lequel se centre son identité ; il est porteur de la différence absolue, avec tout ce qui n’est pas lui ; je cite Lacan : « Trait unique, dépersonnalisé de tout contenu subjectif et même de toute variation, il est Un d’être unique » et, c’est de lui que Lacan peut dire aussi qu’il est le point radical, archaïque, qu’il faut de toute nécessité supposer à l’origine de l’inconscient. Voilà la bonne réponse à Descartes, en quelque sorte mais ce trait unaire il faudrait encore en dire quelque chose.

            Peut-on parler d’une genèse du trait unaire ?

            Cela paraît difficile parce que Lacan s’est lui même qualifié de créationniste. Cela a fait sauter les gens que Lacan dise : je suis créationniste.

            Mais pourquoi est-ce qu’il est créationniste ? Je reviens à cette remarque, ça veut dire que le signifiant surgit à partir de rien, il surgit ex nihilo comme le Dieu créateur, je ne dirais pas de la Genèse parce que je ne crois pas que les juifs à cette époque étaient tout à fait dans cette position métaphysique, mais c’est quand même eux qui l’ont inventée la création ex nihilo, mais il faut attendre le second livre des Maccabées et c’est beaucoup plus tardif qu’on ne le dit mais c’est une idée très originale et très extraordinaire qui a été immédiatement reprise par les monothéistes et qu’on ne trouve pas en principe dans la pensée grecque encore que les Stoïciens n’en soient pas loin. Mais laissons ça.

            Et, il veut dire que le signifiant surgit à partir de rien sans qu’on  puisse assigner une cause à son surgissement et cela semble à fortiori vrai du trait unaire, c’est en rupture qu’il surgit.

            Mais, il parle de genèse à propos d’un exemple qui est très intéressant et qui, moi, m’a fait un peu comprendre ce dont il s’agissait ; il n’implique pas directement l’inconscient cet exemple :

c’est l’histoire du chasseur qui met un coche sur un os chaque fois qu’il atteint une proie, ce qui lui permet de compter le nombres de fois où il a réussi et ce qui est intéressant dans cet exemple, qui est un modèle manifestement, c’est la possibilité de lire les traits qu’il a tracés sans rien savoir des proies particulières dont il s’agit, si vous êtes le chasseur évidemment vous le savez mais si vous ne l'êtes pas, vous voyez, vous découvrez un os et puis vous voyez ces traits, vous êtes capables de les lire et lui même, était capable de les lire.

            Dans ce cas il y a effacement de l’objet que le signe est censé représenter ; on parle ailleurs de l’effacement de la trace aussi, il ne reste plus de l’objet dans ce trait que quoi ? Une unicité qui est la seule chose qui importe dans le compte et il n’y a aucune autre caractéristique et c’est le signe lui même qui doit être lu comme un objet à la place de l’objet.

            Quand vous commencez à lire les signes, eh bien, à ce moment là, vous vous dirigez vers l’écriture. On lui a reproché, c'est Derrida, d'avoir oublié que l’écriture était antérieure au langage ; du coup, Lacan c’était un vilain phallogocentriste, n'est-ce pas, une très belle formule mais qui est quand même idiote, quand on regarde un peu ce que Lacan dit. Ce que dit Lacan l’écriture ne peut pas être première, ça n’a aucun sens, l'homme est un parlêtre, ce qui est premier c’est évidemment la parole mais il y a un temps tout à fait extraordinaire et qui est notamment représenté par cette histoire du chasseur où précisément le sujet peut prendre une distance à l’égard du signe et le considérer comme tel.

            Si vous prenez l’écriture alphabétique, ce qui la caractérise c’est que vous avez la possibilité de nommer les lettres. C’est très important parce que vous donnez un nom à des signes donc, à partir de là, vous prenez une distance en quelque sorte vis-à-vis des phonèmes et des sons que vous prononcez et là, on peut penser que c’est cette lecture des signes qui est la condition de l’émergence de l’écriture. Cela me permettrait, mais là je ne vais pas faire le développement, de poser la question du rapport entre le trait unaire et la lettre.

            Donc, à partir de là, le modèle doit être transposé, c’est un modèle, au sujet de l’inconscient. Le trait unaire qui dénote la différence absolue porte l’identité du sujet comme le coche du chasseur évoquait l'objet absent, il évoque le sujet introuvable au niveau du Cogito de Descartes et il fonctionne comme une marque de ce sujet qui possède déjà le caractère différentiel du signifiant dans la mise en place de l’Idéal du moi. Dans le même séminaire de L’identification, Lacan peut assurer, c'est une phrase que je trouve très intéressante « que dans l’acte de l’énonciation », d’un sujet, « il y a cette nomination latente qui est concevable comme étant le premier noyau comme signifiant », je crois au niveau du trait unaire. Mais il passe ensuite au niveau plus complexe de l’articulation signifiante ; donc «  premier noyau de ce qui ensuite va s’organiser comme chaîne tournante  telle que je vous l’ai représentée depuis toujours de ce centre, de ce cœur parlant du sujet que nous appelons l’inconscient ». Je reprends une citation que j’ai faite plus haut du séminaire, parce que la suite est tout à fait intéressante : « ce point radical archaïque qu’il nous faut de toute nécessité supposer à l’origine de l’inconscient, c’est à dire de ce quelque chose par quoi en tant que le sujet parle ». Nous sommes tous dans la position d’énonciation,  vous voyez au fond on est au niveau  de la lecture de la parole, peut être même de Descartes : «  Il ne peut faire que s’avancer toujours plus avant dans la chaîne dans le déroulement des énoncés et de ce fait même dans l’énonciation, il élide quelque chose qui est ce qu’il ne peut savoir, à savoir le nom qu’il est en tant que sujet de l’inconscient ».  Autrement dit, ce nom lui échappe par structure, en quelque sorte. Nous comprenons pourquoi Lacan faisait tant de difficultés à Descartes pour son « je suis » ce qui est une façon, je dirais, de situer le sujet comme déchirure, manque, proprement comme trou.

            Pourquoi faire prévaloir une détermination négative sur la pleine positivité du Cogito cartésien ?

            Si vous revenez à la formule « le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » qui correspond plutôt, je vous l'ai dit, me semble-t-il, au delà du premier noyau par ce que Lacan appelle la chaîne tournante, à la pleine articulation de la chaîne signifiante, eh bien on voit bien que le signifiant même si, d’une certaine façon, il crée le sujet en le représentant, il n'y a pas de sujet avant le signifiant, il ne représente pas tout ce qu'il est ce sujet car le sujet ne saurait se réduire à un signifiant, et il disparaît dans l’articulation de la chaîne, il reste à la place du sujet : un trou, une béance que vient par exemple combler l’objet a.

            Mais du coup, si comme le dit Lacan, le trait unaire est ce dont se marque la répétition comme telle, la marque du trait unaire est d’emblée solidaire du manque si du fait de sa représentation par le signifiant le sujet est béance, il est,  je paraphrase encore Lacan, à la fois effet de la marque, support de son manque.

            Puisque précisément la marque n’épuise pas le sujet, le manque du sujet est toujours présent et c’est peut être à ce moment là que le nom va justement surgir pour combler le manque.

             

            Autrement dit, ce à quoi peut mener une analyse c’est un repérage de quelque chose qui concernerait ce trait identificatoire, probablement sous la forme d'une lettre mais pas forcément, il y a plusieurs possibilités.

            C’est en tout cas à cette place de manque qu’on doit situer le nom, non pas si je puis dire le nom vrai du sujet, qui est introuvable, on ne peut pas le designer comme on désignerait une chose, mais par exemple tous les noms qu’il peut prendre au niveau du préconscient dans les identités et qui viennent recouvrir cette place. Ça rend les choses bien difficiles quand il s’agit de réfléchir sur la question des identités symboliques et notamment des identités collectives.

            C'est de ça que je suis censé vous entretenir Jeudi prochain mais je ne vous promets pas un découpage théorique aussi assuré que celui que je viens de faire, parce que d'une certaine façon on peut faire des références à la philosophie, c'est ce que je ferai, mais c'est un débat qui nous agite, l'identité nationale c'est l'identité collective par excellence ; l'identité universelle c'est celle de la psychanalyse mais enfin bon, j'irai doucement dans cette affaire, universelle parce que singulière là, du coup, c'est plus difficile à comprendre mais c'est la prochaine fois que j'essayerai de parler de cette question et j'en profiterai pour faire un petit topo initial très simple sur l'imaginaire et le symbolique qui vous introduira à cette mise en place. 

Hubert Ricard