Eva-Marie Golder : Introduction à la clinique infantile (extrait)

Conférencier: 

EPhEP, le 6/11/2014

            Je vais essayer de suivre une certaine ligne, une ligne qui montre comment les choses se frayent. De suivre à la fois le fil des frayages pour illustrer comment ces inscriptions se font chez l’enfant et puis en même temps, je voudrais peu à peu vous rendre attentifs à la démarche de l’approche clinique. À savoir que nous avons à apprendre à laisser parler ce qui peut se lire et à renoncer à interpréter. C’est le grand problème, notamment des praticiens de l’enfance qui aiment beaucoup écrire des romans, mais qui sont souvent des romans de névrosés. C’est à dire qu’ils racontent l’histoire du praticien et pas tant l’histoire d’un enfant qui donne un certain nombre de signes qui font appel…

… Donc c’est ma base de travail pour ce soir. Pour moi il est évident qu’au point de départ il y a ce postulat : l’enfant pense tout de suite et pense avec les objets de son monde.

Je vous ai parlé la dernière fois des deux grandes pionnières Klein et Dolto qui chacune à sa façon a essayé de rendre compte de ce qu’elle suppose être le fondement de cette pensée, de cet être dans le monde, et comment elles utilisent leur théorie dans la pratique avec les petits. Il y a peut-être un paradoxe quand on pense que Mélanie Klein a eu comme théorie, une théorie du nourrisson, nourrisson agressif et destructeur, mais qu’elle n’a jamais travaillé avec des nourrissons. Elle a toujours attendu que l’enfant parle comme si effectivement ce qu’elle avait là ne pouvait pas lui donner l’outil clinique pour l’approcher. Celui-là, c’est Dolto qui l’a élaboré avec la question de l’Image inconsciente du corps et avec ce présupposé qu’il faut parler tout de suite aux bébés. Donc, c’est sur qu’il est extrêmement difficile de démontrer que ça pense tout de suite. Mais là avec le bébé de 3 jours, on n ‘a pas pu voir comment elle réagit si on lui parle. On a vu des films, que Mme Laznik a montrés, des mères avec des tous petits comme ça dans les bras et effectivement ils avaient l’air comme ça de petites larves et dès que la mère leur parlait, clac, l’œil s’ouvre et la succion démarre. À savoir que ca déclenche un reflexe de succion et ça ouvre les yeux et c’est la qu’on se rend compte que l’enfant s’accroche. Pas seulement avec les mains, il s’accroche du regard d’abord. Et c’est bien le grand drame des enfants autistes où cet accrochage n’a pas pu avoir lieu pour des raisons qui portent sur le contexte même de sa venue au monde et de leur venue au monde ou, dans cet accueil et dans la nomination qui sont contemporains quelque chose à fait défaut. Mais a fait défaut parce que la maman, à ce moment là, est mise dans l’impossibilité de faire ce travail d’anticipation. Elle-même trop prise dans le tsunami de la naissance et des évènements qui ont eu lieu autour. Et quand cette anticipation ne se fait pas et qu’il n’y a pas une suppléance par le père par exemple, l’enfant reste dans cet espèce de no man’s land où la réponse du regard à la voix entendue n’a pas lieu. Plus on attrape ses phénomènes tôt, plus nous avons des chances de pouvoir aider l’enfant à s’accrocher avec sa maman. Ça veut dire qu’un bébé, on ne peut pas le voir sans sa maman ou sans la maternante de la pouponnière, la personne adulte qui est la référente principale pour un bébé donné.

 

Ce qui va être important c’est d’essayer d’observer comment une action va se transformer en acte signifiant. Et c’est vraiment quelque chose qui est immédiat.

Ne pas se poser la question de ce qui se passe tout de suite lorsque nous rencontrons un obstacle c’est lié au fait du refoulement secondaire. Les enfants qui sont encore dans les découvertes vont poser des questions qui peuvent à  nous, nous paraître absurdes mais la chanson maman les petits bateaux ont-ils des jambes ? Ce n’est pas cocasse, c’est la question que pose l’enfant de 3 ans, à savoir « pourquoi un bateau nage ? ». Et il va l’oublier avec toutes les réponses scientifiques que l’on va pouvoir lui donner mais qui vont effacer cette fraicheur de combinaison un peu magique entre ce qu’ils savent déjà et ce qu’ils ne savent pas encore. Et lorsque le refoulement secondaire a vraiment fait son travail ça peut être un drame. C’est le drame de certains enfants qui rentrent au CP et qui pensent qu’apprendre c’est savoir déjà et qui sont mis en état d’impuissance devant une situation où ils ne comprennent pas et donc puisqu’ils ne comprennent pas ils ne peuvent pas savoir. Lorsqu’on pose la question à des enfants beaucoup plus grands : « qu’est-ce que tu veux dire quand tu dis « j’apprends » ? ». Eh bien c’est compliqué. Posez leur la question et posez vous la question et quelle sera votre réponse si on vous demande comment vous apprenez ?

Donc, je vais reprendre celui qui est le plus parlant de ces petits films. Regardez le pied du père. Le père dit dans un autre film, qui est un peu plus complet, je te lâche. Donc je te lâche, l’enfant avance, va vers la mère, voit l’obstacle, s’assied. C’est un travail mathématique de combinaison des éléments et nous avons des temps logiques là-dedans à savoir, l’obstacle, le temps de voir, le temps de reculer pour apprécier la situation et le temps pour agir. Relisez ce prisme des Trois prisonniers de Lacan – c’est remarquable. Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée in Les Écrits. Ce travail logique-là est d’une combinatoire des plus fines et cela n’est possible que parce que l’enfant est porté par la voix de la mère. Une fois qu’on les voit faire, la découverte est déjà faite, mais un enfant qui est laissé ne fonctionne pas comme ça. Et c’est hélas ce qu’on pourrait voir dans le film de Zazzo où effectivement on se rend compte que le Stade du Miroir s’étale sur 2 ans et demi alors qu’effectivement la combinatoire entre la voix de la mère qui soutient l’action  et l’acte de l’enfant raccourcit ce temps là.

Donc grande question : comportement ou pensée ? Le comportement est pensé, c’est ça qui est important. On peut dire que cette situation est quasi idéale puisqu’il y a la voix qui porte, l’obstacle qui est là, la résolution mais je voudrais vous rendre attentif à ces 3 notes : bravoo, des tierces ça monte, ça descend, c’est le chant maternel. Dans les films qu’on a pu voir, que Laznik a montré, on a les mêmes notes. Ce chant maternel c’est Dadaaa, qui fait comme un crochet qui va chercher l’enfant et ce chant là est là pendant très très longtemps et il va se développer. Quand on observe les mères avec leurs petits, c’est incroyable de voir comment les chants s’accordent en écho, en miroir, mais un miroir Winnicottien. À savoir le chant du bébé est le chant de la mère, comme le sourire est le sourire de la mère. C’est collé mais c’est indispensable pour aller chercher les bébés là où ils sont c’est-à-dire dans quelque chose d’indistinct. Ca va se séparer à partir de 6 mois très progressivement. Lacan parle de 6 à 18 mois mais je pense qu’effectivement quand Zazzo parle de 3 ans c’est pas faux. En ce sens que ce frayage, lié à la séparation, prend beaucoup de temps, avec des avancées et des rechutes. Evidemment, il y a des malins qui ont découvert qu’un bébé, on peut lui apprendre à parler avant même qu’il dise des mots. Et c’est comme ça que dans certaines crèches on enseigne maintenant la langue des signes. Parce qu’on s’est rendu compte que le mouvement précède la parole parlée. C’est faire violence aux enfants, autant que de leur apprendre une langue étrangère à l’école maternelle, c’est stupide. Simplement parce que effectivement l’enfant est malléable mais ce temps là d’apprentissage par conditionnement est un temps qu’on lui vole sur le jeu, sur les découvertes qu’il va faire spontanément. Donc il faut vraiment être extrêmement respectueux du temps de l’enfant, lui fournir le support nécessaire en parole et en objet mais pas en rajouter en conditionnement, c’est délétère. Ça se saurait si depuis le temps que l’on enseignait en France les langues étrangères à la maternelle ça en faisait des polyglottes. Je crois qu’on n’est pas champions là-dedans. Donc il se passe suffisamment de choses pour un bébé pour qu’on n’en rajoute pas de ce côté là. Ce qui est important c’est que l’enfant dans ce mouvement est en recherche mais sans le savoir. Donc c’est la réponse de la mère que va constituer son appel par le cri et après le mouvement, en appel. Comme dit Lacan, il n’y a pas de sujet au départ. Le sujet vient se loger dans la réponse de l’Autre. Quand vous regardez le graphe du désir au départ il y a un point que Lacan appelle a-sujet ; il est à la fois pas sujet, « a » privatif et assujetti au langage. En effet c’est là-dedans dans ce croisement avec la réponse maternelle que va se constituer la subjectivité pour l’enfant. Alors cette intime intrication entre le chant maternel et la réponse du bébé, donc le chant maternel dédoublé par le chant paternel ça va faire ce que Lacan appelle lalangue. Ce fond signifiant avant même qu’il y ait des signifiants que l’enfant va exprimer, c’est quelque chose qui va faire le fond de ce qui va un jour devenir le fantasme. Cette lalangue est tellement puissante que quelque chose va toujours percer. À savoir que si vous parlez une autre langue, quelque chose de ce chant là va toujours être audible. Ça ne disparaît jamais entièrement, quand je m’entends dans les enregistrements, qu’est-ce que j’ai comme accent ! Je ne l’entends pas quand je parle mais je l’entends et je l’entends beaucoup plus dans d’autres langues que le français. Ça reste toujours le même accent.

Donc la mère là dedans offre sa voix en objet, il va l’attraper et en faire son affaire à lui. Ce qui est intéressant à observer jusqu’au Stade du Miroir quand les bébés commencent à faire leur lallation, leur babille ils ont un empan sonore absolument incroyable. Essayez d’apprendre à un japonais le « r » alors que quand il était bébé il aurait pu le faire et ça disparaît. Ça disparaît parce qu’à partir du Stade du Miroir l’enfant va se soumettre aux lois de la langue qu’on lui parle et qu’il va parler et qui a un empan plus ou moins large. Si vous avez la chance d’être russe votre empan va être très large, si vous êtes japonais vous allez batailler avec les « r » et les « l », si vous êtes français vous avez quelques difficultés avec l’anglais, le « r » de l’italien. C’est tout à fait intéressant de voir comment ça se referme par l’assujétion à la langue qu’on va parler.

 

Au départ la symétrie est parfaite à ce désir qui se témoigne à travers la voix de la mère, l’enfant va s’offrir en objet. D’abord l’être qui est en cause avant que ce soit l’avoir. L’avoir c’est le Stade du Miroir. D’abord l’être qui s’offre c’est ce qui arrive à l’enfant. Et c’est comme ça que le circuit pulsionnel va s’amorcer : la voix, le regard, l’odeur, la proximité du corps c’est ce qui est recherché par l’enfant. Observez les tous petits lorsqu’ils ne sont pas dans les bras de la mère ils ne sont pas contents. Tout le corps se tend et dès que la mère offre le bras, ils se calent alors on dirait un moule parce que c’est fait pour. Il n’y a que maman qui peut faire ça, personne d’autre. Cela évidemment ça ne se décide pas, c’est quelque chose qui se fait automatiquement quand tout va bien et je me dis que c’est un miracle qu’il y ait autant d’enfants bien portants. Quand on pense à la fragilité de ce processus, c’est de l’ordre du miracle. Mais quand ça dysfonctionne l’enfant est le premier à en donner des signes ; à ce moment-là, il se replie sur ce qui le rassure de lui-même dans une espèce de bulle que finalement grâce à Bleuler nous appelons autiste. Bleuler en fait a contracté le mot de auto- érotisme dans ce terme de autisme. Le repli sur soi. On l’entend dans la manière dont les parents d’un enfant autiste (pas autiste selon le DSM V, finalement c’est devenu une invasion) mais un véritable autisme, on entend dans les sonorités de la voix que quelque chose n’en chante pas avec cet enfant là. On entend parfois aussi dans le chant des mamans, mais pour certaines il y a quelque chose qui est comme déclamatoire. C’est évidemment ces enfants que l’on va nous amener en consultations parce qu’ils posent une certain nombre de problèmes et on se rend compte que c’est une grande difficulté pour certaines mères de se trouver face à un enfant qui est en quelque sorte déjà fait et avec lequel ce fonctionnement que Winnicott décrit si bien et qu’il appelle la préoccupation maternelle primaire, n’a pas lieu parce que l’enfant était ailleurs et que la maman n’a pas traversé tout ce processus de l’accouchement. Alors j’ai entendu que même pour certaines mères qui sont enceintes grâce à des FIV, il y a cette même discordance dans la manière de parler de l’enfant même pendant la grossesse, mais ce sont des recherches seulement en cours et je ne pourrais pas vous en dire d’avantage. En tout cas ce qui est important là par rapport au bébé, c’est ces 2 canaux par lesquels le petit s’accroche, à savoir le Regard et la Voix. Et au départ il n’y a pas de spécification, ça se croise mais pour l’enfant ça ne se distingue pas.

 

            On voit dans le mouvement qu’il y a déjà des impacts plus que des situations, un bébé effrayé va écarter les bras, ça c’est un reflexe mais un bébé affamé aussi écarte les bras , tendus les mains ouvertes et se détend se replie sur lui lorsqu’il aura assez mangé. Il y a déjà quelque chose qui peut se lire par les mamans aussi et ce n’est qu’au fur et à mesure que le temps passe, que les échanges s’affinent que les mères vont pouvoir distinguer dans les cris de leur bébé les différentes modalités de l’appel : Ah tu as faim, ah tu veux être bercé, ah tu as la bouche pleine. C’est des choses qui se font seulement au fur et à mesure. Et un des signes de pathologies de nourrissons avec leur maman, c’est l’impossibilité de la mère de distinguer. C’est favorisé par une certaine tendance actuelle à répondre immédiatement à tout appel par l’alimentation. L’enfant n’a pas toujours faim, il  peut parfois simplement envie d’être pris dans les bras, d’être rassuré et donc effectivement oui …

 

Question de la salle : Vous serait-il possible de repréciser ce que vous entendez par refoulement secondaire ?

EMG : laissez moi le temps, je pense que je vais consacrer toute une séance à ça. Rapidement, le refoulement secondaire c’est l’effet que déclenche le Stade du Miroir. Je vous en parlerai très longuement parce que c’est très important. L’effet du Stade du Miroir est que l’enfant comprend que ce qu’il voit dans le miroir c’est sa propre image, mais c’est pas lui et c’est pas un enfant étranger. En fait, c’est un processus extrêmement complexe puisque pour l’enfant, pour l’enfant psychotique ce qu’il voit dans le miroir n’est pas forcement reconnu comme étant son image. Donc ça fait un effet d’étrangeté extraordinaire. Je peux vous montrer une image, c’est l’image que vous pouvez voir au musée d’art moderne. Altmejd David, exposition impressionnante parce qu’elle montre, c’est un artiste qui vit de ça et en même temps c’est un travail de transformation de quelque chose qu’il problématise de cette sorte là , par rapport à l’image dans le  miroir ; un visage sans visage, un visage sans regard, un visage avec la bouche tordue et vous verrez dans cette exposition comment ces visages pour certains sont reliés dans de véritables toiles d’araignées qui soutiennent un corps qui autrement ne se tient pas. Il va falloir être patient mais vous aurez un travail sur le refoulement secondaire parce que c’est vraiment le moment où l’enfant se met debout physiquement pour aller à la conquête du monde, pour aller à la conquête de l’objet séparé de lui et pour aller à la conquête du langage. Tout ça est contemporain et c’est contemporain à ce que je vous ai montré de ce petit et qui commence à babiller avec un vocabulaire assez développé et ça va mettre des années à se constituer en ce qu’on appelle le fantasme. Le fantasme qui va se baser sur le roman familial, le fantasme œdipien où l’enfant se situe par rapport à ses ascendants en tant que fils de … En institution où on a à faire avec des enfants psychotiques, on a à faire avec ce genre de dessins où l’enfant qui le dessine ne se dit pas forcément effrayé par ces horreurs, mais où il peut dire : ah ben oui ça c’est le visage hérisson, c’est le visage nature. En fait ce sont des visages qui sont couverts par autre chose que ce qui pourrait représenter le Regard, la Voix, le nez pour sentir etc …donc ce sera important que je vous en reparle pour dire comment on aborde ces questions là dans un travail thérapeutique…