C.Veken : Psychopathologie linguistique et littérature (extrait)

Conférencier: 

EPhEP, MTh3-ES12, le 16/11/15 


Il y a eu un grand moment dans l’histoire de la langue française, c’est le moment où a été institué l’enseignement laïc obligatoire et gratuit pour tous les petits français. C’est au XIX ème siècle, Jules Ferry, et ça a eu des conséquences extraordinaires parce que là, il a fallu apprendre le français aux gens qui venaient à l’école parce qu’ils ne l’avaient pas acquis, ils avaient acquis la langue qu’on parlait autour d’eux. L’Abbé Grégoire avait fait une étude; il y avait peut-être 10 % de la population qui parlait français à l’époque de la révolution. Vous direz « Qu’est-ce qu’ils parlaient ? ». Ils parlaient Breton, Basque, Alsacien, Occitan, le patois de tel coin, mais pas le français.

Je vous l’ai déjà dit la dernière fois mais je vous le redis parce que cela me semble important pour apprécier comment nous nous situons dans notre langue et les parlers autour de nous. Ça veut dire que l’école publique a eu comme tâche d’apprendre le français à tous les petits français et apprendre le français à tous les petits français, ça n’allait pas de soi. Parce que quand ils arrivaient à l’école ils ne le savaient pas. Ils savaient parler bien sûr, mais ils savaient parler ce qu’on parlait chez eux.

Alors pour leur apprendre le français, les instituteurs de l’époque se sont heurtés à cette tâche énorme qu’a été la fabrication de la grammaire scolaire à laquelle nous avons continué à avoir à faire quand on est allé à l’école primaire en France. Autrement dit, la grammaire que nous avons apprise à l’école, ce n’est pas la grammaire des grammairiens avec la tradition des savants qui se penchaient sur la grammaire, sur la langue, qui eux s’intéressaient à des questions théoriques très compliquées, l’étymologie etc. L’idée, c’était qu’apprendre le français, c’était apprendre le français écrit qui était la langue noble, la langue écrite, la langue des écrivains. Et avec l’histoire de l’académie, avec le dictionnaire, la question de l’orthographe était considérée comme très importante. Si bien que la grammaire que nous avons apprise est une grammaire qui veut justifier l’orthographe.

Voyez, une des règles dont on se souvient tous parce qu’elle nous a vraiment cassé les pieds, c’est la règle de l’accord des participes. Ça vous fait sourire, l’accord des participes, ça résonne pour chacun parce qu’on a eu du rouge sur sa feuille avec l’accord des participes. Fabriquer une règle de grammaire pour l’accord des participes, c’est fabriquer une règle de grammaire pour justifier l’orthographe. Puisqu’il se trouve qu’en français, par rapport à d’autres langues romanes, l’accord féminin pour les verbes, on ne l’entend pas, il est très rare, tous les verbes du premier groupe, on n’entend rien. Je l’ai mangé é ou ée, on ne l’entend pas, on l’entend un petit peu dans le midi : « eh ! Je l’ai mangée-e, je l’ai mangé, c’est pas moi qui l’ai mangée-e » (avec l’accent), vous voyez on peut l’entendre dans le midi. Alors on pourrait multiplier les exemples mais dans la plupart des cas, la grammaire scolaire avait comme finalité de justifier l’orthographe.

La langue parlée a la réputation d’être pas bien. Quand on s’entend parler, si on est enregistré, vous l’avez tous remarqué, d’abord on est surpris de sa voix, on ne reconnait pas bien sa voix, on a un petit malaise souvent quand on entend sa voix, on ne s’entend pas comme ça. Et puis la deuxième chose, c’est qu’on dit « c’est pas possible, j’ai jamais dit ça…oh je devais être distrait » ou « j’ai fait une erreur… ». On parle comme on parle.

Par exemple : « sont-ce les enfants dont j’entends le bruit dans la cour ? » Sont-ce les enfants ? Cela parait un peu drôle ; En revanche, quelqu’un qui a appris bien scolairement le français, un étranger, se sentira obligé de dire « sont-ce les enfants ? » puisqu’il verra qu’il y a un pluriel. Mais les gens qui parlent français, ils ne vont pas du tout penser à cette chose-là, donc il y a un écart, il y a une différence entre ce qu’on écrit, et ce qu’on dit, pour une raison très mystérieuse finalement. Pourquoi cette révérence, de la langue écrite par rapport à comment on parle ? Le français parlé étant vu comme pas bien.

Quand mon amie Claire Blanche-Benveniste et moi, on s’est mis à étudier le français parlé, la grammaire du français parlé, la plupart des gens, même à l’université, ont considéré qu’on était des gens un peu bizarres pour nous intéresser à ce qui était presque un peu cochon quoi ! Presque un peu coquin, un peu voyou.

Alors vous allez voir une dimension qui compte, qui touche la psychopathologie. Quand je suis arrivé comme auditeur à Sainte Anne, aux présentations de malades de Marcel Czermak, on faisait transcrire, à l’époque on enregistrait, on avait le droit, on a encore un peu mais difficilement le droit d’enregistrer ces choses-là. C’est dommage. Et on confiait la bande magnétique à une secrétaire. La secrétaire, elle faisait son boulot de secrétaire, qu’est-ce qu’elle faisait ? Ce qu’elle tapait, elle voulait que ça ressemble à du français écrit, alors il fallait qu’elle mette l’orthographe, qu’elle mette une ponctuation et puis elle disait ce qu’elle entendait, ce qu’elle entendait selon ses connaissances ... Il y avait des erreurs quoi !

Après il y a des exemples de choses qu’on n’entend pas, par exemple: « c’est Paul qu’il aime », comment vous écrivez ça? Ça dépend: « C’est Paul qu’il aime » et « c’est Paul qui l’aime », à l’oreille c’est pareil. Si on veut maintenant on peut le prononcer d’une manière qui le différencie. « C’est Paul qu’il…aime » ou « c’est Paul qui…l’aime », là je fais entendre la différence, mais quand on parle habituellement, normalement, on le dit de la même façon. Et ce qui est curieux, c’est que pas très nombreux sont les cas où on confond, où on se trompe. Pourquoi? Parce qu’il y a un contexte, on sait si on est en train de parler plus de l’un ou plus de l’autre, vous voyez ? Les linguistes appellent ça la topicalisation ou la thématisation, c’est-à-dire que l’on sait quel est le thème de la conversation.

 

Mais quand il s’agit de la transcription d’un entretien à l’hôpital, cela peut tout changer selon qu’on l’a transcrit d’une manière ou d’une autre, non ? On retrouve un intérêt pour un petit peu de grammaire éveillée, pour voir ce qui a été dit. Comment on pouvait s’intéresser à l’entretien si on ne s’intéressait pas à cette difficulté d’établir justement le texte? Etablir le texte, on revient sur une discipline très ancienne qu’on appelait la philologie, la philologie c’était l’art d’établir les textes, les textes littéraires. Et finalement quand on travaille avec le dire d’un patient, ce que dit un patient à l’hôpital par exemple dans un entretien, un des premiers travaux qui s’impose, c’est celui d’établir le texte sur lequel on va parler.

 

Après vient une autre affaire, c’est « est-ce qu’on peut se satisfaire de ce qu’on a entendu, comme ça au vol ou bien est-ce que parfois ça ne vaut pas la peine d’aller voir avec précision ce qu'il a vraiment dit ? » Vous voyez, du point de vue de la psychopathologie, on sait après Freud et Lacan l’importance du langage. Les textes fondamentaux de Freud que sont les textes sur le rêve, sur le mot d’esprit ou sur la psychopathologie de la vie quotidienne, nous montrent l’importance vraiment considérable du langage. 

Cyril Veken