Claude Landman : Psychopathologie de la vie collective - 2ème tour - cours 5

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Logo cours magistralEPhEP, MTh1-CM, le 12/12/2016

 

Je vais tenter, ce soir, de vous proposer une réponse conclusive, assurément provisoire, à la question soulevée par le thème que j'ai abordé avec vous, cette année : existe-t-il une psychopathologie de la vie collective au même titre qu'il existe, ainsi que Freud l'a montré, une psychopathologie de la vie quotidienne ? La psychopathologie de la vie quotidienne concerne différentes manifestations symptomatiques – oubli des noms propres, lapsus, actes manqués, etc... – qui sont à rapporter à la singularité du sujet, même si la fonction de la censure qui préside à l'émergence de ces manifestations présente une dimension éminemment sociale et culturelle, du fait de son rapport essentiel avec la dimension de la loi.

 

Patrick Guyomard, pour ceux qui étaient présents jeudi dernier (« L'Ethique de la psychanalyse selon Freud et après Lacan » exposé et discussion avec Patrick Guyomard et Charles Melman 12/01/2016), a fait référence à ce passage du Séminaire II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique », à ce que Lacan développe concernant la fonction de la censure à partir de cet exemple : « Que le roi d'Angleterre est un con, mais qu'il faut surtout ne pas le dire ». Ceux qui travaillent le séminaire II apprécieront le développement de cet exemple qui est fort amusant et, en même temps, tout à fait important. C'est-à-dire que la loi qui va avec la censure – la Loi avec un L majuscule – a cette propriété, tout d'abord, de ne jamais être comprise par le sujet dans sa totalité et, deuxièmement, d’évoquer, même si évidemment personne n'y croit, la sanction capitale. Autrement dit, si vous dites que « Le roi d'Angleterre est un con » – si vous êtes sujet britannique, évidemment ! En l’occurrence, la reine ! – ça revient à souscrire une maxime du type : « Tout sujet qui dira que le roi d'Angleterre est un con aura la tête coupée, tranchée ». C'est-à-dire qu'il y a là cette équivoque concernant la dimension de la Loi : ce qui nécessite, évidemment, la censure, c'est qu'elle est à la fois incomprise – parce que toujours énoncée sur un mode partiel – et en même temps qu'elle renvoie à la sanction capitale.

Alors Lacan, dans ce séminaire, dit : « Qu'est-ce qu'il fait, le sujet ? » Bon, évidemment tout, dans son discours, pourrait se rapporter à ceci, qui est une évidence, que «  Le roi d’Angleterre est un con », même s'il ne faut pas le dire ; mais enfin, c'est tellement criant que l'on ne peut pas ne pas y faire référence, sur le mode d'un retranchement dans le discours de tout ce qui pourrait faire que par association il en vienne à se rapporter à la formulation que « Le roi d'Angleterre est un con ».

Alors que va faire le sujet ? Comment cela va-t-il se présenter sur un mode symptomatique ? Il ne peut pas dire que « Le roi d'Angleterre est un con », il censure toutes les parties du discours qui pourraient se rapporter à cette proposition, et Lacan nous dit : « Vous savez ce qu'il va se passer ? » Est ce que vous avez une idée ? Alors, qu'est-ce que le sujet va rêver, par exemple ? C'est ce sur quoi Lacan insiste ! Hé bien, le sujet va rêver qu'il a la tête tranchée : il va faire le cauchemar qu'on lui coupe la tête ! Voilà ! Voilà la fonction de la censure, donc éminemment en rapport avec la Loi, éminemment en rapport avec la dimension sociale et culturelle.

 

Donc, tout ça pour vous dire ce que je vous ai déjà dit à plusieurs reprises, qu'il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de la psychopathologie individuelle et de la psychopathologie collective. Pour avancer, néanmoins, dans ce que j'ai à vous dire ce soir, sur ce point, je prendrai appui sur Malaise dans la civilisation, publié en 1930 : un texte majeur, sensationnel, essentiel, à relire encore aujourd'hui ; vous ne pouvez qu’y faire des découvertes précieuses et actuelles.

Alors qu'est-ce que Freud nous dit dans ce texte ? Vous allez voir que ce qu'il dit se rapporte à la question de la psychopathologie de la vie collective. Il nous dit ceci : « Si nous nous tournons vers la question de savoir ce que les hommes, eux-mêmes, révèlent par leurs comportements comme étant le but de leur vie et l'intention qui y préside ce qu'ils demandent à la vie, ce qu'ils entendent y atteindre, il n'est guère possible de se tromper de réponse : ils aspirent au bonheur, ils veulent devenir heureux et le rester. C'est tout simplement le programme du principe de plaisir qui fixe la finalité de la vie. Le principe régit le fonctionnement de l'appareil psychique depuis le début. »

Alors, là, vous allez voir comment Freud va avancer : « Son efficacité – au dit principe de plaisir – ne fait aucun doute, et pourtant son programme est en conflit avec le monde entier, avec le macrocosme comme avec le microcosme. Il n'est absolument pas applicable, tous les ordonnancements de l'univers vont à son encontre, on dirait volontiers... alors là, évidemment, c'est ironique ! que l'intention humaine d'être heureux ne figure pas dans le plan de la création. Il y a beaucoup moins de difficulté à faire l'expérience du malheur, la souffrance... la souffrance, c'est-à-dire ce dont chacun pâtit, le verbe ‘pâtir’ auquel se rapporte le terme de ‘pathologie’ ...la souffrance menace de trois côtés :

  • de notre propre corps, destiné à la déchéance et à la décomposition, et qui même ne saurait se passer de la douleur et de l'angoisse comme signaux d'alarme ;
  • du monde extérieur, capable de se déchaîner contre nous avec des forces énormes, implacables et destructives » ;
  • et enfin ! Alors là, j'insiste : « des relations avec d'autres êtres humains. La souffrance provenant de cette dernière source, nous l'éprouvons peut-être plus douloureusement que toute autre. Nous avons tendance à y voir une sorte de surcroît, sans nécessité, bien qu'elle ne soit sans doute pas moins fatalement inévitable que les souffrances d'autres origines. »

Vous voyez... Après tout, si on rapportait le principe de plaisir à la dimension de l'instinct animal, on pourrait penser : pourquoi est-ce qu'il ne se réaliserait pas ? Pourquoi est-ce que toutes les forces de l'univers iraient contre ? Pourquoi est-ce que rien, ni dans le microcosme, ni dans le macrocosme, n'atteint le sujet humain pour lui procurer du bonheur, de la satisfaction ?

Peut-être qu'en creux, même si Freud ne l'a jamais dit, vous pouvez entendre ce que Lacan a pu dire par la suite, c'est-à-dire qu'effectivement, du fait de l'existence du symbolique, du langage humain, ce qui aurait été comme ça rapporté à un programme naturel – j'y reviendrai par la suite – se trouve mis en échec, et que notre organisme – qui est animal évidemment, par les fonctions que l'on retrouve dans le monde animal – est foncièrement dénaturé, dénaturé par la langage. Freud le repère très bien, et il l'appelle « Le malaise dans la civilisation ». Il repère très bien qu'il y a quelque chose qui vient s'opposer à ce qui serait la réalisation d'un programme fixé à l'avance : celui du principe de plaisir. C'est ce qui l’amènera à introduire – outre le principe de réalité, mais le principe de réalité ne fait que corriger partiellement les échecs du principe de plaisir – la dimension de la pulsion de mort.

Plus loin, dans le texte, Freud revient sur cette troisième source de souffrance d'origine sociale. C'est une souffrance d'origine sociale puisqu'il s'agit des relations qui s'établissent entre ceux que Lacan, de manière particulièrement justifiée, appellent les parlêtres. Comment reprend-il ce point ? C'est dans le chapitre suivant, le chapitre III :

« Nous nous comportons autrement face à la troisième source de souffrance, la source sociale : nous ne voulons pas tout simplement l'accepter, nous ne pouvons comprendre pourquoi les dispositions que nous avons nous-mêmes créées ne devraient pas bien plutôt être une protection et un bienfait pour nous tous. Néanmoins – j'insiste sur ce point – lorsque nous songeons à l'étendue de notre échec précisément sur ce secteur-là de la prévention de la souffrance – c'est-à-dire de la souffrance d'origine sociale – le soupçon naît qu'il pourrait y avoir là derrière une portion de l'invisible nature, en l’occurrence notre propre nature psychique ».

Donc, on peut en déduire qu'il existe une psychopathologie de la vie sociale, c’est-à-dire que le social peut être – et même est – source de souffrance. Et il ajoute : « En passe de nous plonger sur cette éventualité nous tombons sur une affirmation si surprenante que nous allons nous y arrêter : elle consiste à dire que pour une grande part c'est notre prétendue civilisation qui est responsable de notre détresse, que nous serions beaucoup plus heureux si nous y renoncions et retrouvions le chemin de mode de vie primitif ». Je n’insiste pas sur ce point : vous entendez bien qu'il peut être d'actualité, mais ce n’est pas le plus important. Ce sur quoi je veux surtout insister ce soir, c'est sur le point suivant, et c'est là que Lacan va nous permettre de franchir un pas décisif.

 

Alors, je vais dire les choses – c'est le parti que j'ai pris : vous pourrez ne pas être d'accord - de façon dogmatique. Ce n’est pas très à la mode, ça, de dire les choses de façon dogmatique !

Notre vie collective, notre fonctionnement social obéit – contrairement à ceux de certaines espèces animales qui ont également un fonctionnement social – à des lois qui sont, je l'ai déjà dit, les lois du langage. On vous l'a souvent dit, répété, et je me permets d'y insister encore, toujours parce que, très curieusement, c'est une évidence qui n'est pas véritablement reconnue, et encore moins dans ses conséquences : ces lois du langage sont fondées sur un système, une structure qui sont ceux du signifiant, non pas du signe, comme chez l'animal. D’une part cette structure du signifiant est de nature topologique, c'est-à-dire qu’elle renvoie à un espace connecté entre les signifiants ; et d'autre part cette structure du signifiant est équivoque, à l'inverse de celle du signe qui relève de l'univocité – je reviendrai sur ces points, un peu plus tard. Mais qu'en résulte-t-il ? Qu'est-ce que Lacan nous dit ? Vous le savez ! C'est son fameux aphorisme ! Du fait que la structure du signifiant est équivoque, eh bien « Il n'y a pas de rapport sexuel ».

Bon, c'est dogmatique ! Alors, je vais essayer de vous faire une démonstration toute simple par la négative, qui nous permettra d'arriver à cette conclusion qui est celle à laquelle Lacan est arrivé : « Il n'y a pas de rapport sexuel ». Pour cela, je vais m'autoriser à la suite de Freud à poser la question de la finalité de la vie. La grande question ! Est-ce que ça a une finalité, la vie ? Quelle est la finalité de la vie chez l'animal ? Chez l'animal, la vie de chaque individu est au service de la perpétuation de l'espèce, c'est-à-dire de la reproduction. J'ai vu, comme beaucoup d'entre vous sûrement, ces images incroyables, des tortues qui vont pondre leurs œufs (je ne sais plus dans quelles îles ? Les Galápagos ? Que sais-je ?...) Elles font un chemin absolument invraisemblable ! On pourrait évoquer le frayage des saumons, et puis mille espèces animales qui vont contre les courants, qui remontent à bout de souffle, n'est ce pas, pour aller pondre là, sur la plage ! Et elles se font manger par tout ce que l'on veut : des oiseaux... des ours ! Si vous voulez, allez ! Tous les prédateurs ! [rire dans la salle] Bon, ce sont plutôt les bébés tortues qui repartent comme ça, par milliers sur la plage, et puis qui se font bouffer par les oiseaux... Alors, il y en a qu'un sur dix.. Bref ! On voit cette espèce de force de l'instinct animal qui consiste vraiment à mettre la vie de l'individu au service de la perpétuation de l'espèce.

Donc effectivement chez l'animal la vie de chaque individu est au service de la perpétuation de l'espèce, c'est-à-dire de la reproduction ; selon des modalités différentes propres à chaque espèce, l'animal trouve dans le monde extérieur... Qu'est-ce que c'est le monde extérieur de l'animal ? Ce n'est que la doublure, le complément imaginaire de son organisme réel ! C'est ça l'Umwelt : le monde extérieur de l'animal ; sa doublure imaginaire, ou la doublure imaginaire de son organisme. Dans ce monde extérieur, il trouve les signes, les signaux grâce auxquels il produit des réponses adaptées qui lui permettent de survivre en satisfaisant ces besoins, toujours dans le but de perpétuer l'espèce. S'il ne trouve pas dans son Umwelt les signes en question, il périt ; c'est-à-dire que le réel et l'imaginaire, ça fait bloc chez lui, c'est d'un seul tenant : l'imaginaire est la doublure de son organisme réel. Si dans l'imaginaire, si dans son monde extérieur, les signes lui font défaut pour satisfaire ses besoins, il va les chercher désespérément, et puis s'il ne les trouve pas il va mourir. Il ne va pas inventer les détours qui lui permettront de survivre, contrairement aux parlêtres. Ce n'est pas un jugement de valeur : je ne suis aucunement en train de vous dire qu'il y a une hiérarchie, et que l'espèce humaine serait tout à fait au-dessus du panier. Mais encore une fois, l'individu ne vit ou ne survit que pour perpétuer l'espèce ; et la reproduction elle-même, dans son effectuation concrète, l'acte de la reproduction, est soumis tout autant aux lois qui sont celles du signe.

 

Alors là, je vais vous faire un petit... j'espère que ça va vous plaire : ça fait une digression parce que ça a trait à la question de la vie animale... Mais je reviens un petit peu en arrière : est-ce que l'on peut dire que la reproduction, c'est la finalité de la vie humaine ? On peut en douter. Alors, il y a les grands systèmes, notamment religieux qui avancent des préceptes : « Croissez et multipliez » puisqu'en effet, ce dont il s'agit, c'est de perpétuer l'espèce humaine. Lacan dit dans un séminaire, je ne me souviens plus exactement lequel, que s'il n'y avait pas ça, il y a longtemps que l'espèce humaine aurait disparu. Bon maintenant, il y a des techniques qui permettent une reproduction selon des modalités qui ne sont pas naturelles.

Alors, on va essayer de s'amuser un petit peu... Il existe aujourd’hui une discipline, en pleine expansion, qui s'appelle la bio-sémiotique : vous connaissez ça la bio-sémiotique ? Non ? personne ? Vous voyez, il faut se mettre au parfum ! La bio-sémiotique montre combien dans le registre univoque des signes et de la communication, le « langage » de certaines espèces animales est riche ; elle montre à quel point la communication animale est riche, mais également – cela m'apparaît le plus important – que le phénomène que l'on appelle la vie n'est pas réductible à son seul substrat physico-chimique ou aux seules informations génétiques contenues dans l' ADN.

La vie implique la dimension de la forme, de la morphogenèse, mais également la dimension du signe : c'est pour cela qu'on les appelle bio-sémioticiens ; la bio-sémiotique, c'est-à-dire quelque chose qui a avoir avec la dimension du signe, la dimension de la reconnaissance de certains signes par l'animal en son environnement. C’est au point que certains bio-sémioticiens – qui se situent dans l'esprit des travaux du grand biologiste allemand, du siècle dernier, Von Uexküll – vont jusqu'à considérer que, je cite : « Le signe, plutôt que la molécule, est l'unité fondamentale pour l'étude de la vie ». Pour ces bio-sémioticiens, les vivants, les organismes animaux et les signes apparaissent en même temps et sont inséparables l'un de l'autre ; c'est ce que je vous disais à propos de la doublure que constitue le monde extérieur par rapport à l'organisme réel de l'animal : cette unité indissociable entre le réel et l'imaginaire.

Alors, pour ceux que cela intéresse, vous allez voir, c'est assez amusant, je vous conseille vivement un petit livre de Von Uexküll : c'est le seul, je crois, qui pour le moment a été traduit en français, alors que cet auteur est très important mais, dans la mesure où il s'est opposé aussi bien au courant Darwinien qu'au courant comportementaliste, il n'a pas eu tellement droit de cité. Si vous lisez ce livre intitulé Milieu animal, milieu humain – je vous donne la dernière réédition parce qu'il a été réédité aux Editions Payot & Rivages, parue en 2001, vous la trouverez aisément sur Internet – vous rentrerez dans un monde absolument fascinant qui est le monde de cet animal qui s'appelle la tique. [rires] La tique ! Avouez que cela apparaît amusant comme ça ! Vous allez voir, c'est quelque chose ! Vous ne serez pas déçus ! C'est formidable une tique, formidable ! Son milieu, son rapport à son environnement... je vous assure que ça vaut le détour. C'est incroyable !

Une tique est sensible à deux signes (j’évoquais le rapport de l'organisme à sa doublure dans le monde extérieur), elle ne reconnaît que deux signes : premièrement, l'odeur du tégument des petits animaux sur lesquels elle va se laisser tomber – voilà : c'est ça son univers ! – ainsi que la zone où il y a le moins de poils sur le tégument du petit animal en question. Elle est aussi en mesure bien sûr de perforer le tégument, la peau de l'animal qu'elle a choisi. Elle se laisse ainsi tomber, après avoir été fécondée, elle se gorge de sang, puis elle meurt en pondant ses œufs.

Figurez-vous que cet animal – mais ça... il faut vraiment être un fou du labo pour avoir fait cette expérience... – est capable d'attendre 18 ans le passage d'un hôte sur lequel elle va tomber pour reproduire l'espèce. 18 ans ! Je ne sais pas si vous voyez la durée du jeûne ! Bon enfin parfois il lui arrive évidemment de tomber sur un petit animal, là où il n'y a pas trop de poils, avant les 18 ans ; mais, de toute façon, quand elle tombe, c'est pour y mourir ! Vous voyez quand même : la finalité de la vie... Mais en laboratoire, ils ont réussi à faire vivre une tique pendant 18 ans sans qu'elle n'ait rien – je vais le dire comme ça – à se mettre sous la dent. C'est quand même intéressant le monde animal, hein ! Ça change !

 

Cette parenthèse étant refermée et afin de vous faire saisir au mieux là où je veux en venir – mais vous avez déjà compris – je vais laisser la parole à Lacan, dans la leçon du 5 mars 1969 du séminaire « D'un Autre à l'autre ». Alors que dit Lacan ? Ce n'est pas très long comme citation : « Pour tout dire, pour conclure – c'est la fin d'une leçon – je ne vous prierai que d'une chose : de voir ce qu'il en est abouti partout où une structure sociale s'organise autour de la fonction sexuelle ». Alors, là, il s'étonne : « On peut s'étonner qu'aucun de ceux qui se sont appliqués à nous montrer les sociétés d'abeilles ou de fourmis, n'aient pas mis l'accent sur ceci (alors qu'ils s'occupent de tout autres choses : de leurs groupes, de leurs communications, de leurs ébats, de leur merveilleuse petite intelligence) qu'une fourmilière, comme une ruche, est entièrement centrée autour de la réalisation de ce qu'il en est du rapport sexuel ». Voyez ! Alors là, vous allez voir c'est vraiment assez simple : « C'est très précisément dans cette mesure que ces sociétés diffèrent des nôtres, qu'elles prennent la forme d'une fixité où s'avère s'avère quoi ? – la non présence du signifiant. » Parce que le signifiant est tout le temps en mouvement.

Et alors là, surprise ! Étonnement ! Sacrilège ! Évidemment : « C'est bien pour ça que Platon, qui croyait à l’éternité de tous les rapports idéiques – vous savez que les idées étaient fixes, dans un rapport fixe et immuable entre elles – fait une politeia idéale ». Politeia ( πολιτεία ), ça a été traduit par « la république », vous savez cette société utopique que Platon a développée dans cet ouvrage. Eh bien Lacan nous dit que Platon « fait une politeia idéale où tous les enfants sont en commun ». Politeia a été traduit, comme je vous le disais, en français, par « la république » ; il semble que certains termes tels que « société », « cité », « politique », puissent être également utilisés selon le contexte. Je poursuis la citation : « A partir de ce moment là – dès lors que tous les enfants sont mis en commun dans cette république utopique où tout est parfaitement fixé (Platon est le père de l'utopie) – vous êtes sûr de ce dont il s'agit : il s'agit à proprement parler de centrer la société sur ce qu'il en est de la production sexuelle ».

Alors là, vous allez voir à quel point il est subversif, le père Lacan, et iconoclaste : « L'horizon de Platon, tout idéaliste que vous l'imaginiez, n’était rien d'autre – à part bien sûr une suite de conséquences logiques, qu'il n'est pas question qu'elles portent leurs fruits – que d'annuler dans la société tous les effets de ses Dialogues ». De ses dialogues, ces fameux dialogues de Platon qui sont d'une richesse dialectique extraordinaire, et où il n'est question que de rhétorique, que d'argumentation ! Ce que Lacan dit, c'est que quand Platon pense la société idéale, société centrée sur ce qu'il en est de la production sexuelle où tous les enfants sont mis en commun, son horizon finalement c'est d'annuler tous les effets de ses dialogues : il n'y a plus de dialogue dans la cité idéale, c'est un fonctionnement social centré autour du rapport sexuel, de la production sexuelle.

Autrement dit, vous voyez peut-être que la tentative, à proprement parler meurtrière, typiquement obsessionnelle dans son principe, qui consisterait à effacer le signifiant et son équivocité pour retrouver l'univocité du signe, ne date pas d'hier. La tentation actuelle de penser une continuité entre le règne animal et le nôtre (il n'y aurait plus de solution de continuité, n'est ce pas, pas de différence radicale entre le règne animal et le nôtre) a la plus noble des origines dans l'histoire de la philosophie. On voit là par la négative, me semble-t-il, ce que Lacan entend par le fait qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Il n'y a pas de rapport sexuel du fait de l'équivocité du signifiant, mais on ne cesse d'essayer d'effacer cette dimension du signifiant, autrement dit de ramener le signifiant à la dimension du signe. 

 

Nous entendons, de plus en plus souvent dans les médias, que certains animaux (les dauphins, les chimpanzés, les éléphants... il y en a peut-être d'autres) sont capables de reconnaître leur image dans le miroir. Alors comment cela se montre-t-il ? Grâce au test dit « de la tâche » qui consiste à marquer l'animal à son insu d'une tâche sur la peau, sur son corps, à un endroit qui peut être visible dans le miroir. Il s’agit donc de le marquer à son insu d'une tâche et de voir si cette adjonction entraîne de sa part des comportements auto-dirigés afin de tenter de se débarrasser de cette tâche. C'est-à-dire qu'après l'avoir marqué d'une tâche sur le corps, sur le tégument, on confronte l'animal au miroir et on constate s’il a des comportements, comme je disais, auto-dirigés qui visent à se défaire de cette tâche.

Alors, faut-il en conclure pour autant – comme certains comportementalistes n'hésitent pas à le faire dans une perspective scientiste et positiviste – que si certaines espèces animales répondent positivement au test de la tâche, il n'existe pas de solution de continuité, de coupure entre l'animal et celui que Lacan appelle le parlêtre ? Il convient de noter – c'est un truisme que je vais dire là, mais il n’est jamais pris en compte par les scientifiques – que les expériences auxquelles il est fait référence, impliquent le plus souvent l'introduction de l'extérieur, artificiellement, dans le monde animal, de la dimension humaine, de la dimension du signifiant : là, il faut bien que l'expérimentateur marque l'animal d'une tâche. Mettre l'animal dans une situation d'expérience, comme ça se fait en laboratoire, ce n'est rien d'autre que lui imposer la dimension du signifiant. Les expériences imposées par l'homme en laboratoire, l'animal ne les rencontre pas dans la nature. Dès lors que l'on impose cette dimension du signifiant à l'animal, dans la mesure où l'animal est intelligent – ce qui est le cas, il existe une intelligence animale souvent très performante – on introduit du signifiant dans son monde, eh bien il va tenter de s'adapter.

Mais même si certains animaux peuvent reconnaître leur image dans le miroir... Je ne dirai même pas « leur image dans le miroir » : des différences dans leur image, la tâche par exemple. Reconnaître une différence dans le miroir, ce n'est pas se reconnaître dans le miroir ! Là, aussi il y a une confusion, il y a une erreur logique quant à la corrélation qui est faite. Ce n'est pas parce qu'un animal reconnaît une différence de son image dans un miroir... On sait que le miroir a des effets dans le règne animal, des expériences d'éthologie l'ont montré : je ne sais plus si c'est une poule ou un autre volatile dont l’image dans le miroir suffit pour qu'elle ponde des œufs. Voilà : la forme de son espèce a pour effet la fécondation. Donc, même si certains animaux sont capables de reconnaître des différences dans leur image, la tâche par exemple, ils ne sont pas en mesure cependant de s'identifier à leur image ; parce que le stade du miroir, la phase du miroir chez Lacan, c'est une identification au sens plein du terme. Ils ne sont pas en mesure de s'identifier à leur image après avoir été identifiés (au sens transitif du terme) au lieu de l’Autre, sur le plan d'une reconnaissance symbolique ; parce que pour s'identifier à son image dans le miroir, il faut déjà avoir été identifié sur le plan symbolique, c'est-à-dire dans le langage, sinon ça produit les plus grandes perturbations dans l’identification à l'image spéculaire.

Autrement dit : il y a quelques espèces, peu nombreuses, qui reconnaissent des différences de leur image dans le miroir ; pour autant il ne s'agit pas là d'une identification. Et encore une fois, je vous demande de ne pas voir là le moindre mépris de ma part à l'endroit du règne animal, ni une croyance en une quelconque supériorité de la créature humaine : une différence, c'est tout ! Les tentatives d'effacer cette différence sont folles, il faut le dire, c'est délirant ! Et je vous assure qu’aujourd'hui, essayer de dire ça à la radio... vous allez voir ! Énormément de tenants qui se disent scientifiques, vous diront avec la plus grande tranquillité qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre l'homme et l'animal : langage, communication... C’est une régression de la pensée !

 

Alors pour conclure – là je veux conclure, je ne vais pas parler tellement plus longtemps – j'ai utilisé un certain nombre d'arguments ce soir, des arguments dits a contrario, et je les ai développés pour essayer de vous démontrer que c'est le défaut du rapport sexuel qui alimente nombre de théories politiques, à commencer par celle de Platon. Il y en a eu d'autres : l'inventeur du mot « utopie », Thomas More, qui a écrit un livre que je vous conseille, Utopie, très intéressant. Là aussi, vous voyez à quel point, dans cette île qui s'appelle « Utopie » – utopie cela veut dire « sans lieu » – tout le fonctionnement social est centré, comme dans La République, sur la reproduction : tout le monde est semblable ; vous avez dix-sept villes qui portent des noms différents, mais on se demande pourquoi parce qu’elles sont identiques... Lisez-le : c'est un petit bouquin ; Thomas More a été chancelier d'Angleterre, malmené, torturé et exécuté parce qu'il était resté fidèle à Rome, mais c'est un humaniste. C'est un livre vraiment intéressant qui va tout à fait dans le sens que je vous dis : faire en sorte que l'on soit débarrassé une fois pour toute des équivoques du signifiant, et puis, voilà ! Mon dieu, que la société fonctionne enfin, quoi ! Sans problème, sans raté !

Vous me direz : on voit bien que dans une cité idéale, celle de La République ou celle d'Utopie, la dimension du désir est évacuée ! Pas de problème : on mélange tous les enfants et puis on se reproduit comme ça ! Voyez, c'est fou ! Mais ça témoigne de ceci, a contrario, c'est qu'il n'y a pas de rapport sexuel, parce que s'il y avait du rapport sexuel, on ne serait pas là en train d'en parler comme nous en parlons : ça se ferait tout seul, nos sociétés fonctionneraient parfaitement.

Je m'excuse d'insister sur ce point, mais quand même l'utopie, ça a eu un certain nombre de conséquences au vingtième siècle quand elles ont été tentées, qu’elles ont été effectivement mises en œuvre socialement. Alors, évidemment, qu'est-il est advenu des sociétés utopiques ? On est revenu à des sociétés complètement tyranniques.

Donc ce que j'ai essayé de vous montrer c'est comment, a contrario, un certain nombre d'arguments peuvent faire entendre comment s'alimentent, à partir du défaut du rapport sexuel, un certain nombre de théories, politiques ou psychopathologiques. Ça, ça nous intéresse, les théories psychopathologiques qui tentent de se passer du signifiant dans leur appréhension de la clinique : c'est ce qui est dominant aujourd'hui, elles sont fondées sur un modèle de communication qui ne prend pas en compte la dimension du signifiant, et avec elle ce que Lacan a nommé le symbolique.

 

Alors, me direz-vous, et je conclus là-dessus : qu'est-ce que la psychanalyse, à la suite de Freud et de Lacan, pourrait apporter comme éclairage sur la psychopathologie de la vie collective, pour la souffrance psychique qui s'attache à notre vie sociale ? Qu'est-ce que la psychanalyse serait susceptible d'apporter sur ce point ?

Vous conviendrez d'abord – si on se réfère à la psychanalyse, voyez, je vous ai fait quelques citations du texte de Freud, Malaise dans la civilisation – de reconnaître et d'accepter que les différentes modalités possibles du lien social se déclinent en fonction des lois du langage, de la structure équivoque et duplice du signifiant, qui fait qu'un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant. Ce n'est qu'à partir de la reconnaissance de ces lois et de leurs conséquences, et non sur leur dénégation, que nous pourrions nous trouver éventuellement allégés, sinon soulagés, de cette souffrance psychique en rapport avec la vie collective et, pourquoi pas, que nous pourrions essayer d'inventer – à partir des possibilités de la structure, c'est-à-dire justement sans verser dans l'utopie – d'autres formes de relations sociales.

 

Voilà, je vais arrêter là mon propos qui clôture la série des cinq conférences données cette année. Je donne la parole : je suis ravi que l'on pose des questions.

 

Auditeur – Une société où l'on évacue les signifiants, cela veut dire qu'en fait ce serait une société de signes avec un O-1, qui serait lui tenant du signe et du signifiant ?

C.L. Oui, absolument

Auditeur – Donc, c'est une société tyrannique.

C.L. Oui, oui bon vous savez dans La République de Platon, celui qui dirige tout c'est le roi philosophe.

Auditeur – Ça peut être aussi... on peut trouver cela dans le nazisme, dans le stalinisme, etc.

C.L. Oui, quelque part, bien sûr.

Auditeur – On évacue le signifiant, celui qui avait le droit au signifiant c'est peut-être, comme disait Guy Beart, celui qui dit la vérité est exécuté, quoi, tout simplement. C'est le signe, c'est passé aux signes.

C.L. Oui, oui, on passe aux signes, sauf que ça ne marche pas, sauf que l'on n'arrive pas à éliminer le signifiant. Parce que si ça marchait, pourquoi cela ne durerait pas ? Ces sociétés se sont trouvées à avoir à affronter les contradictions d'une tentative folle d'évacuer la dimension du signifiant

Auditeur – Parce qu'il n'y avait pas de globalisation, parce qu'il y avait toujours un voisin différent ; mais aujourd’hui cela pourrait très bien marcher, c'est bien le danger.

C.L. Alors c'est une question, je vous remercie de faire cette remarque. Est-ce que aujourd'hui on peut penser que nous allons vers une société non plus régie par le signifiant, mais par le signe et son univocité ? Ça se discute, parce qu’on n’est pas en train d'évoluer vers une société de la production sexuelle : notre vie sociale aujourd’hui n'est pas parfaitement réglée autour de la production sexuelle. Ce qui caractérise cette société globalisée c'est l’objet de jouissance, qui est moins quelque chose qui a à voir avec le rapport sexuel, la reproduction, qu'avec un type de jouissance partielle lié à l'obtention de certains objets privilégiés que l'on pourrait rapporter aux objets pulsionnels, pour le dire vite.

Mais bon ! Cela dit, vous avez raison, la question c'est celle de savoir si la société disons globale ou globalisée, le village planétaire – parce que c'est tout l'enjeu – peut faire obstacle à l'avènement de ces sociétés totalitaires et tyranniques que nous évoquions avant ? C'est une autre forme de tyrannie, ce n'est pas nécessairement... Encore que l'on parle de la montée des populismes, à voir ! Mais il me semble que ce ne sont plus tout à fait des sociétés régies par une tyrannie représentée par un roi philosophe, comme le roi chez Platon ou un führer ou un Petit père des peuples. Quand même ! Pourquoi ne pas prendre à nouveau, évidemment, les attributs féminins ? On n’a pas encore vu une dictature féminine ! Enfin, pas que je sache en tout cas !

Vous voyez, évidemment, ça ouvre des tas de questions, mais merci de votre remarque.

 

Est-ce qu'il y a d'autres remarques ? Non ? Et les connectés ? Qu'est-ce qu’ils disent ? Ça les a abattus tout ça, hein ? [Rires]

Alors, vous avez aimé la tique ? [Rires] Non, mais c'est vraiment intéressant ce petit bouquin, je vous assure ; d'ailleurs Lacan fait référence à Von Uexküll dans « Télévision ». Bon, personne n'y fait attention, personne ne le connaît ou très peu. Ce n'est pas inintéressant ce qu'ils disent, au fond, dans un certain registre : le signe c'est aussi important que la molécule pour le règne animal, c'est vrai ! On comprend pourquoi il y a cette fascination pour le monde animal, tout est réglé de manière univoque.

 

Auditeur – Oui, vous avez terminé en posant le fait d'essayer d'inventer, éventuellement, à partir des possibilités de la structure, d'autres formes de relations sociales. Qu'entendez-vous par « les possibilités de la structure » ?

C.L. En fonction des lois du signifiant : ce sont des lois, et à partir du moment où ce sont des lois on ne peut pas les contourner. Donc il s’agit d’essayer de coller au plus près aux lois du signifiant, mais les lois du signifiant finalement, c'est ce qui nous fait entrer en relation les uns avec les autres.

Auditeur – C'est le savoir, c'est l'école c'est les lois.

C.L. Le langage, le savoir, la parole, la façon de s'aimer, de se détester, de vivre ensemble, de se repousser et de s'attirer et d'avoir des amis, des collègues, de vivre au travail... Tout ça c'est organisé par les lois du signifiant.

Auditeur – Ça a toujours été fait, les formes de relations sociales se sont développées, diversifiées via des actions sur la structure.

C.L. Eh bien, des actions via les différentes formes de cristallisation possible de la structure. Est-ce qu'elles ont été toutes explorées ? C'est ça la question que pose la psychanalyse ! C'est ça un début de la psychanalyse – je parle là de la cure psychanalytique – un début de la cure psychanalytique c'est de savoir si après une analyse on est capable d'avoir une relation à autrui éventuellement un petit peu différente de ce qu'elle a toujours été.

 

Auditeur – On pourrait peut-être illustrer par une tentative qui a été faite par Charles Melman à Clermont-Ferrand quand il a expliqué comment dans le langage des jeunes, chez certains jeunes des cités, finalement on régressait vers l'absence totale de signifiants pour n'être que dans le signe qui ne laisse pas de place à l'équivoque justement ou à la métaphore ou à autre chose. C'est une explication par la structure finalement par un raisonnement psychanalytique d'un phénomène de vie collective.

C.L. Oui, mais ce n'est pas un phénomène spécialement inventif.

Auditeur – Non, ce n'est pas inventif mais c'est comme ça, enfin c'est l'idée.

C.L. L'idée oui, mais l'idée... Non c'est vrai que ça rend compte... Il y a des tas de manière de rendre compte de la tentative de se débarrasser du signifiant. Écoutez : la clinique de l'obsessionnel c'est ça ! Je parle de la névrose obsessionnelle : c'est ça ! Ça consiste à effacer le signifiant, ça consiste à gratter en permanence partout [Mr Landman mime une personne en train de gratter frénétiquement la table] pour chercher le signe qui est en dessous. L'obsessionnel, c'est un gratteur, je ne dis pas ça en mal, c'est comme ça : il gratte parce qu'il veut retrouver le signe, là, qui ne trompe pas. Donc, il essaye d'effacer le signifiant ; c'est un grand effaceur l’obsessionnel.

Alors dans une clinique individuelle, bon, c'est une particularité, il a des symptômes ; mais quand ça prend une proportion et une dimension sociale, il arrive que ce qui ait été effacé cela ait quelques conséquences, n'est ce pas. Je disais que cette tentative est meurtrière : toutes les utopies qui ont tenté de se réaliser ont été éminemment meurtrières et le régime de base de ces sociétés, c'était le meurtre.

 

Auditeur – Est-ce que ce n'est pas une tentative de revenir au jardin d’Éden, c'est-à-dire à une forme de réalité en effaçant le symbolique, c'est-à-dire ce que l'homme aurait par lui-même généré, créé en s'attaquant à l'arbre de la connaissance, par exemple.

C.L. Oui, oui, on peut le dire comme ça... Sauf que dans le jardin d’Éden, on ne peut pas dire que dans la représentation religieuse – moi, je ne suis pas très calé – c’était le règne du rapport sexuel : il y a plutôt une évacuation de la dimension sexuelle ; le sexuel s'introduit avec la chute du péché originel. Donc oui, d'une certaine façon, ça peut se dire comme ça... Sauf que la religion n'est pas une utopie justement : la chute a eu lieu ! Donc, si un jour on peut accéder à la béatitude, ce n’est que dans l'au-delà, après la vie, tandis que les utopies concrètes, celles que l'on a vu fleurir au vingtième siècle, ce n'était pas dans l'au-delà, ce n'était pas après la mort : c'était ici et maintenant et tout de suite. Il y a toujours une dimension eschatologique dans la religion : c'est pour après ! Donc, voilà, selon les religions, il y a un appel à la béatitude, à la jouissance, à la vie. Mais dans la religion – en tout cas en ce qui concerne la religion Chrétienne et Juive – on en peut pas effacer le péché originel ; l’obsessionnel au contraire tente d'effacer ça, oui, il voudrait bien être parfait, pur, moyennent quoi il a évidemment des représentations sexuelles totalement abracadabrantes.

Auditeur – J'avais une autre réflexion – à vous écouter – concernant le viol génocidaire. Là, il s'agit de rentrer de la production sexuelle en gommant tout signifiant, il s'agit d’entrer dans une forme de production sexuelle pure et qui fait fi, bien sûr, de tout signifiant de toute façon.

C.L. Qui fait fi, oui, qui tente d'évacuer, qui est effectivement, concrètement – vous avez raison – produit ben, vous voyez ce que ça efface ! Hein ? Un peuple. Ce n’est pas rien.

Auditeur – Ça agit dans le psychisme, ça intervient dans le psychisme des générations aussi futures.

C.L. Oui, ça agit sur le psychisme, bien sûr ; ça commence par éliminer un peuple, une ethnie, tout ce que vous voulez et, y compris – vous avez raison de le dire – viol génocidaire ; ça veut dire que le viol, c'est une autre façon, n'est ce pas, de réaliser le génocide, d'ailleurs d’effacer – par le viol et donc par les enfants produits des viols – d'effacer la référence paternelle d'un peuple en transformant ces femmes en porteuse de la race pure.

Auditeur – Il y a toujours l'O-1 qui est là.

C.L. Oui, il y a toujours l'O-1 qui est là. C'est toujours au nom de l'O-1 que l'on fait les pires exactions, bien sûr, puisque l' O-1, dans sa version la plus totalitaire, il est garant du tout, il est garant de la totalité, de la pureté, de tout ce que vous voulez.

 

Auditeur – Le rapport sexuel dont nous parle Lacan est-il forcément lié à la reproduction ?

C.L. Non, justement, il dit que nos sociétés humaines ne sont pas organisées autour du rapport sexuel, puisqu’il n’y en a pas ! En revanche – c'est ce que je disais – quand Lacan dit finalement que s’il n'y avait pas les religions pour nous pousser au cul à faire des gosses, s'il n'y avait pas ce surmoi-là, l'espèce humaine aurait probablement disparue depuis longtemps. Comment dire ? Je vais dire une chose un peu bizarre mais ce n'est pas dans la nature de l'espèce humaine nécessairement de se reproduire. Enfin, on le voit ! Alors maintenant, évidemment, grâce aux techniques nouvelles, c'est plus facile d'avoir des enfants, on n’est pas obligé d’en passer par un bonhomme ou une bonne-femme que vous emmerdez pendant vingt ans [rires] ; on n’est même plus obligé d'avoir de relations sexuelles, vous êtes tranquilles ! Mais,c'est le surmoi qui nous pousse à nous reproduire !

Auditeur – Ce ne sont pas les hormones ?

C.L. Non, justement, c'est bien le problème. Il y a des gens qui ont décidé que le sexe c'était fini. Vous n'imaginez pas le nombre de...

Auditeur – Ils ont des problèmes au Japon avec ça, liés à la technologie... il y a des études, au Japon.

C.L. Oui, on prend bien plus son pied à faire des trucs de toutes sortes que d'évacuer ses hormones. Non, justement c'est bien le problème : si c'était une question d'hormones, on serait des animaux. Alors je ne dis pas qu'il y a pas une composante hormonale mais on peut la traiter de mille façons et, écoutez, franchement, il y a des tas de gens, je vous assure, qui ne veulent rien savoir du sexe ! Vous auriez connu des obsessionnels, franchement... certains ! Pas tous.

Auditeur – Dans les nouvelles grottes de Lascaux ils ont dessiné des pilules contraceptives.

C.L. C'est très intelligent ! Alors, que les grottes de Lascaux c'est une merveille qui montre justement la dimension du signifiant. Les hormones, vous savez, on peut les utiliser à autre chose qu'à avoir une relation sexuelle, ça s'évacue tranquillement...

 

Auditeur – Une petite remarque étonnante quand même sur la question de la libido parce que je trouve que quand on regarde Trump par exemple, ou ce que véhicule même Nicolas Sarkozy par rapport à François Hollande par exemple, enfin bon, il y a quand même une histoire de libido là-dedans ; ce sont des types – si on prend Trump ou Sarkosy, sans vouloir faire un amalgame douteux mais enfin – qui ont quand même une certaine énergie libidinale ; enfin quelque chose qui fait que les gens vont pouvoir répondre au-delà du discours ; il y a un truc du corps, là !

Auditeur – Et pas François ?

C.L. Mais ça passe par le discours quand même !

Auditeur – Oui, ça passe aussi par le discours, mais il faut qu'il y ait les deux.

C.L. Non ! Le corps est pris dans le discours.

Auditeur – Oui, mais Hollande, par exemple, ça a pas trop marché, je trouve.

C.L. Quoi ? La libido ?

Auditeur – Ça te touche moins tu veux dire !

Auditeur – Non, ce n’est pas que ça me touche moins.

Auditeur – Trump te touche plus ; Sarko c'est plus ton genre que Hollande, parce qu'il paraît que c'est un bon coup, Hollande [rires]

Auditeur – Ah ouais, mais non, parce que si on prend l'histoire de Sarkosy avec Carla Bruni et de Hollande avec l'autre (sic) ça le fait pas pareil, quand même ! Moi, je ne suis pas Sarkosyste mais il avait quand même un petit truc qui accrochait ! Il y a une dimension de la libido, quand même, là-dedans, non ? Ou alors c'est une interprétation douteuse...

C.L. Écoutez la libido, justement, c'est ce que Freud a bien montré, passe nécessairement par le langage : ce n'est pas l'instinct la libido.

Auditeur – Ah non, je ne parle pas de l'instinct ! Je parle de ce que l'on risque de perdre quand vous disiez « perdre le rapport sexuel » c'est-à-dire qu’on perd une dimension où les gens renoncent à la sexualité ; il y a quand même la perte d'une dimension euh... ou d'une harmonie, je ne sais pas... d'un échange entre le discours et, ce qui porte aussi...

C.L. Mais ça, c'est dans le meilleur des cas, mais c'est quand même rare ! Une harmonie ? Pourquoi…

Auditeur – S'il n'y a plus de sexe dans une société, ou si ça vise à vider une société de …

C.L. Non ! Ce n'est pas qu'il n'y a plus de sexe, c'est qu'il n'y a plus de génitalité, ce n'est pas pareil ! Le fonctionnement sexuel, Freud l'a bien montré, n’est pas réservé à la génitalité.

Auditeur – Ce n'est pas ce que j'ai dit.

C.L. Non, non, mais j'entends bien. C'est le sexuel au sens du génital : d'être obligé, d'avoir à se confronter à l'autre sexe qui est récusé par certains.

C'est que c'est compliqué la relation entre les sexes si c'était si simple, tout le monde serait heureux.

Allez, bonne continuation.