Claude Landman : La psychopathologie depuis Freud -2

Conférencier: 

EPhEP, MTh1 CM-2, le 08/10/201


J’ai conclu, vous vous en souvenez peut-être, notre dernier entretien en vous disant que nous partirions aujourd’hui des Études sur l’hystérie publiées en 1895, qui sont, vous disais-je, à la naissance de la psychanalyse. Que j’utilise ici le terme de naissance n’est pas une métaphore. Pourquoi ce n’est pas une métaphore ? C’est simple. C’est en 1895 que Freud donne une nouvelle méthode qui inaugure le nom de psychanalyse. Mais qu’est-ce qui fait le fond de cette nouvelle méthode que Freud nomme psychanalyse sinon – je vais dire comme ça, ça ne va pas vous paraître trop compliqué – l’assomption par le sujet de son histoire en tant qu’elle est constituée, cette histoire qui va être assumée – c’est ça, l’assomption – en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre. Au fond, ça n’est pas si compliqué. Mais c’est de là que Freud est parti, de l’importance de la parole, dans l’assomption par le sujet de son histoire, dans le cadre de cette méthode, qu’il a nommée psychanalyse.

C’est cette méthode, en effet, instaurée par Breuer et Freud, qui fut, peu après sa naissance, baptisée par l’une des patientes de Breuer, Anna O., du nom de « talking cure », d’où l’importance de la parole instaurée par Breuer puis surtout Freud. On aurait peut-être pu garder « talking cure », ça n’aurait pas été si mal, mais Freud en a décidé autrement et il l’a nommée « psychanalyse ». Et ce que je vais vous rappeler, c’est que l’expérience inaugurée avec cette hystérique qui mena Freud à la découverte de l’événement pathogène dit traumatique. Il y a un événement qui s’est trouvé être pathogène dans l’histoire du sujet et cet événement a une dimension traumatique.

C’est cette découverte qui nous autorise à avancer qu’il existe une psychopathologie depuis Freud. C’est le titre général des conférences que je vous fais cette année. Il existe une psychopathologie depuis Freud, une psychopathologie psychanalytique. Jusque-là, ce qui était pensé par les médecins qui s’occupaient des hystériques comme étant pathogène, c’était l’idée d’une lésion anatomique cérébrale, organique ou fonctionnelle, mais tout de même une lésion anatomique, ce qui est encore le cas aujourd’hui dans certaines théories positivistes que vous connaissez. Alors, avec Freud, c’est autre chose, c’est un traumatisme psychique, un événement traumatique qui va être pathogène, qui va donc être à l’origine de la maladie. J’utilise ici une restriction rhétorique en parlant de l’événement dit traumatique. Je vais y revenir plus loin, et lors d’une prochaine rencontre, sur la question de savoir comment il convient de rendre compte de la notion de traumatisme. Ça reste aujourd’hui une question. Comment rendre compte de la notion de traumatisme ? Surtout dès lors que se trouve prise en compte la bascule qu’opère Freud dans la théorie et la pratique de la psychanalyse avec la publication en 1920 de Au-delà du principe de plaisir.

Bascule, parce qu’il convient de prendre en compte la reconnaissance de l’automatisme de répétition, de la répétition d’un traumatisme originel que j’ai évoqué la dernière fois, vous vous en souvenez peut-être, en faisant référence à la mise en place du fantasme, traumatisme originel, mise en place du fantasme que l’on pourrait dire être le traumatisme même de la vie.

La vie est un traumatisme, la vie est une rencontre, la vie d’un sujet humain, pas la vie animale ou végétale – encore que pour certains animaux, la question se pose. Je veux dire, comme s’amusait Lacan, avec ses néologismes, lorsqu’il parlait des animaux « d’hommestiques ». Nos animaux domestiques, on les traumatise. On les traumatise parce qu’on leur parle tout simplement ! Ça a l’air idiot, comme ça ! Ils sont confrontés, un peu étonnés, à des maîtres qui utilisent le langage et qui leur parlent. Ça n’est pas sans effet ! Beaucoup de chiens et de chats sont soignés pour les traumatismes dont je vous parle. C’est une clinique qui marche très bien. Il y a des animaux à qui on refile, n’est-ce pas, ce traumatisme qui est plutôt spécifiquement humain et qui consiste à rencontrer la dimension du langage, d’y être pris, d’y être aliéné, quoi qu’on en veuille, quoi qu’on en dise.

Tout de suite, avant même qu’il y ait du signifiant, on est dans un bain de langage. Alors il faut se débrouiller avec ça. On va commencer par essayer de faire entendre comment satisfaire nos besoins dans ce bain de langage. Le cri du nourrisson est immédiatement interprété comme une demande, qui va tout de suite être mise en mot. Ce cri, c’est le traumatisme originel, le traumatisme même de la vie, qui est à mettre en rapport avec la constitution du fantasme. C’est-à-dire, au fond, cette rencontre non seulement avec le langage, mais avec la manière dont la dimension du sexuel est prise dans le langage. Ce traumatisme même de la vie est à l’œuvre dans l’économie subjective de chacun d’entre nous, à des titres divers – bien entendu et selon des déterminations singulières – mais il est à l’œuvre, ce traumatisme de la vie, dans la subjectivité de chacun.

Mais reprenons : qu’est-ce qui fait que cet événement dit traumatique – puisque c’est de là que Freud est parti – fut reconnu par lui pour être la cause du symptôme et un événement traumatique pathogène qui va être la cause du symptôme, et hystérique en particulier. Alors qu’est-ce qui fait que cet évènement traumatique fut reconnu par Freud comme la cause du symptôme ? C’est que la mise en parole de cet événement, c’est-à-dire, pas l’événement lui-même, mais la manière dont il est mis en parole, dans ce qu’on va appeler – si vous avez lu les Études sur l’hystérie, vous ne serez pas surpris du terme anglais que je vais employer – la mise en parole de cet événement dans les « stories » de la passion : les histoires. Curieusement, ça a été la surprise de Freud, la mise en parole de cet événement dit traumatique déterminait la levée du symptôme. C’était le miracle, n’est-ce pas, des premières analyses de Freud. On n’en est plus tout à fait là. Mais quand on lit les Études sur l’hystérie, c’est bien de ça dont il s’agit. Ça reste tout de même un fondement de la psychanalyse. C’est ce que montre cette levée du symptôme par la mise en parole de l’événement traumatique : l’ensemble des cas rapportés dans ses études sur l’hystérie. Freud craignait que l’ensemble de ces cas soient lus comme des romans. Je ne sais pas si vous avez lu les Études sur l’hystérie mais il y a quelque chose comme ça. On est pris comme par un roman. Freud le craignait. Il disait : comment tous mes confrères, toute la communauté scientifique si sérieuse… et moi voilà, je raconte des histoires, des histoires mises en scène, des « stories ». Il était un peu soucieux de ça à juste titre. Il a fallu un certain courage pour qu’il persévère dans cette voie. Il faut remettre les choses dans leur contexte. Lacan souligne dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, qui date de 1953, qui est le texte fondateur de son enseignement, il souligne, à propos de la levée du symptôme, que sa levée par la mise en parole de l’évènement traumatique mène à une prise de conscience. Lacan dit, que « le terme de question, celui de prise de conscience, garde un prestige qui mérite la méfiance que nous tenons pour de bonnes règles à l’endroit des explications qui font office d’évidence. Les préjugés psychologiques de l’époque s’opposaient à ce qu’on reconnût dans la verbalisation – et il emploie le terme « verbalisation » – « mise en mot, comme telle, une autre réalité que son flatus vocis ». Verbalisation, c’était quoi ? « flatus vocis », c’est quoi ? « Des propos sans importance où seul le souffle est perceptible, les mots étant sans grand intérêt pour celui qui les écoute à peine. » La verbalisation, la parole, son importance, ne sont pas prises en compte. Ce qui est essentiel à l’époque, c’est quand un symptôme, n’est-ce pas, tombait du fait de la verbalisation de l’événement traumatique, on disait : « C’est une prise de conscience. ».

La conscience, ce n’est pas ça. Et pourquoi ? Lacan a un argument là qui paraît imparable. Il avance : « Il reste que dans l’état hypnotique, elle est dissociée (la verbalisation) de la prise de conscience.» Évidemment, la verbalisation sous hypnose est dissociée de la prise de conscience, ce que révèle le patient ou la patiente qui ne se souvient plus de ce qu’il avait en tête. Où elle est, la prise de conscience ? Pour le dire autrement, la verbalisation qui s’avère résolutive du symptôme dans la cure des premières hystériques, avec ou sans l’aide de l’hypnose, consiste certes à faire passer pour le sujet dans le verbe une reproduction du passé, de son passé, mais sous la forme d’une représentation parlée du souvenir, qui s’apparente justement pour ces patients à la récitation d’une épopée. Freud utilisera le terme de remémoration pour désigner la verbalisation, la mise en parole de l’événement. Ce n’est plus l’événement en tant que tel, c’est la manière dont il est mis en parole, éventuellement dramatisé, parce que c’est assez clair, lorsqu’on lit les premiers cas d’hystérie traitée par Freud, c’est souvent dramatisé.

Si vous voulez, nous allons nous arrêter sur le cas qui constitue, à mon sens, l’exemple paradigmatique de ce que je viens d’avancer, celui de la gouvernante anglaise, qui est nommée dans « Histoires de malades » des Études sur l’hystérie, deuxième chapitre. C’est celle qui est appelée Miss Lucy R., 30 ans. Nous verrons ensemble – après que je vous l’aurai remis en mémoire ­– que ce cas d’hystérie, comme les autres d’ailleurs, pose deux questions essentielles qui sont liées entre elles.

Première question : la naissance de la vérité dans la parole telle que nous la présente l’ambiguïté de la révélation hystérique. Il y a toujours une dimension d’ambiguïté dans cette révélation, dans cette mise en parole de l’événement. Je n’insiste pas sur ce point. Dans le déroulement de la cure, cette révélation est en permanence remaniée. Ce n’est pas pour rien, sans raison, que Freud a évoqué dès le départ de son œuvre, c’est-à-dire L’esquisse, qui date de la même époque, 1895, a évoqué le proton-pseudos, le premier mensonge de l’hystérique. Ça, c’est la première question. La naissance de la parole, de la vérité, plutôt, dans la parole. C’est-à-dire, ce qu’elle nous raconte, ce n’est ni vrai, ni faux. C’est toute la question. Mais ce qui est à prendre en compte, c’est ce que dit la patiente, la mise en parole qu’elle propose de l’événement traumatique.

La deuxième question, décisive pour l’approbation de la psychopathologie psychanalytique, c’est la surdétermination du symptôme. Le symptôme est surdéterminé. On va entrer dans le détail mais j’y reviendrai dans une prochaine conférence.

Mais avant de reprendre ces deux questions essentielles, revenons sur le cas de Lucy R. dont Lacan nous dit dans ce premier séminaire sur les Écrits techniques, Lacan dit qu’il est « si joli, qu’il a été entièrement résolu avec une aisance qui a la beauté des œuvres des primitifs ». C’est joli de dire ça, non ? Il était peut-être un peu enthousiaste à l’époque. Il ajoute qu’il y a un heureux hasard, « une heureuse conjonction des dieux », qui permet une solution heureuse de ce cas privilégié. Contrairement à ce qui se passe dans celui d’Anna O., les choses vont beaucoup plus vite avec une sorte d’élégance qui en fait quelque chose d’essentiel, de saisissant. Cette femme présentait, c’est toujours Lacan qui parle, comme symptôme hystérique, « des hallucinations olfactives, dont la signification a été détectée endroits et dates… » C’est très important, les lieux et les dates, parce que justement, ce à quoi Freud a toujours tenu dans tous les cas qu’il nous a rapportés, et en particulier dans le cas de L’homme aux loups, ce sont les lieux et les dates. Ça faisait foi. Pour le reste, il y a de l’ambiguïté. Pour les dates, pour « les endroits » comme disait Lacan, il n’y avait d’ambiguïté sur les endroits et les dates. Il y a quelque chose qui est chiffré. Vous vous souvenez… je ne sais pas si vous l’avez travaillée, cette observation de L’homme aux loups. Il se demande si c’est à l’âge de  un an et demi, deux ans et demi, six mois, auquel il a été confronté à la solitude. Ce qui était essentiel pour lui, c’était de produire une date. Ce n’est pas par hasard que Lacan insiste sur les endroits et les dates.

Si vous voulez, on va reprendre les choses plus en détail. Je vais vous résumer le cas de Lucy R. On va entrer dans un musée florentin, ensemble. Lucy était amie avec l’épouse décédée d’un directeur d’usine près de Vienne, qui l’avait engagée pour s’occuper de ses deux filles. Elle a été adressée à Freud, très probablement par Fliess, pour les symptômes hystériques suivants : une perte d’odorat associée à des hallucinations olfactives… Odeurs… Freud pense qu’elles avaient été objectives avant d’être subjectives, ces odeurs se manifestant soit sur un mode négatif, ce que l’on appelle une anosmie – du grec « an », préfixe négatif, « osmie », odeur, anosmie c’est une perte de l’olfaction. Il y a des anosmies hystériques, soit sur un mode négatif, soit sur un mode positif, des hallucinations. Selon lui, il s’était sans doute produit un incident qui constituait le traumatisme et dont les hallucinations olfactives étaient le symbole, le symbole du souvenir de cet incident oublié, associé à la perception objective de certaines odeurs. Au moment où s’est produit l’incident traumatique, la patiente avait perçu selon Freud certaines odeurs. Avant d’être subjectives, sans objet, ces odeurs avaient été objectives. Je vous fais tout de suite remarquer la dimension de surdétermination du symptôme tel que Freud le présente, puisqu’il se manifeste sous la forme d’une substitution de la perception objective par une perception subjective : il y a une substitution. Les odeurs, d’objectives, sont devenues subjectives. Là tout de suite, Freud pense qu’un symptôme est surdéterminé, et il écrit ceci : « Cette hypothèse se trouva bientôt confirmée lorsque je lui demandai quelle odeur la poursuivait partout. » Qu’est-ce que c’était, ces hallucinations olfactives ? « Elle me répondit que c’était celle, cette odeur, d’un entremets brûlé. J’admis donc simplement qu’elle avait dû sentir réellement sentir cette odeur lors de l’incident traumatisant. Et je résolus de prendre comme point de départ de l’analyse cette odeur. » Postulat, hypothèse. Et il fonce, il fonce ! Relisez ça, c’est impressionnant. On disait : « Lacan y allait fort avec ses patients. » Quand vous lisez ces observations – ce cas et les autres – Freud y allait fort aussi ! Voilà, allez, je fonce ! Il se résout à prendre, comme point de départ de l’analyse, cette odeur d’entremets brûlé. On part de là. Démarrons. Il convient de noter aussi le point important suivant : cette patiente était réfractaire à l’hypnose. On se demande si c’est la patiente ou Freud, parce que Freud n’aimait pas l’hypnose. Il a toujours été désagréablement impressionné par les stages qu’il avait faits chez Bernheim à Nancy, un peu moins chez Charcot à Paris. L’hypnose, ce n’était pas son truc. Puisque Lucy était réfractaire à l’hypnose, Freud va produire un nouveau postulat. C’est comme ça que ça démarre, l’histoire de la psychanalyse : un nouveau postulat. C’est comme les postulats d’Euclide, on n’a pas besoin de les démontrer, on fait un postulat et puis on voit si ça marche. Si ça ne marche pas, c’est que le postulat était faux. Par définition, un postulat, on ne peut pas le démontrer. C’est comme dans l’axiomatique. Des axiomes, vous ne pouvez pas les démontrer. Vous posez un certain nombre d’axiomes et vous voyez ce qui s’en déduit. Ça marche ou ça ne marche pas.

Que dit Freud ? Voilà son postulat : « Mes malades étaient au courant de ce qui pouvait avoir une [importance] pathogène. » Elles le savaient. Il s’agissait seulement de les forcer à révéler ce qu’elles savaient. « Donc quand je demandais à la malade depuis quand elle avait ce symptôme et d’où émanait ce dernier, et qu’elle me répondait “je n’en sais vraiment rien”, j’agissais de la manière suivante : j’appuyais une main sur le front de la patiente. Vous allez vous en souvenir sous la pression de mes mains. Au moment où cette pression cessera, vous verrez quelque chose devant vous ou il vous passera par la tête une idée qu’il faudra saisir. » On en est toujours là dans la technique de la psychanalyse. On posera plus rarement la main sur le front des patients. Ce qui surgit, c’est ça, l’idée incidente. Et plus loin, « la conclusion que je tirais de cette expérience fut la suivante : les incidents ayant eu une importance pathogène, ainsi que les circonstances qui l’accompagnaient sont fidèlement conservés dans la mémoire, même quand la malade n’arrive pas à se les rappeler. » Il fait ce postulat, il était dans une forme de certitude qui est la certitude du scientifique, même si là, il n’est pas dans le registre de la science directement mais il est dans la ligne cartésienne, du sujet de la certitude. Descartes remet tout en question, il doute de tout, sauf d’une chose : c’est qu’il pense, donc il est. C’est une certitude. Cette certitude a été à l’origine de la science. Freud est dans cette lignée. C’est ce que je vous disais dans la conférence inaugurale que j’ai faite au mois de septembre. Et il fait état de la confiance absolue qui était la sienne dans le déterminisme qui est à l’œuvre dans la vie psychique. La vie psychique, ce n’est pas aléatoire, elle est déterminée. Il y a un déterminisme.

Quel est le souvenir que retrouva ainsi Lucy interrogée par Freud à propos de cette odeur d’entremets brûlé ? Deux mois auparavant, elle avait reçu une lettre de sa mère, arrivée deux jours avant son anniversaire, gardée par les enfants pour lui faire une surprise. Là encore, une date, et pas n’importe quelle date, la date de son anniversaire. C’est deux jours avant qu’elle reçu la lettre et les enfants l’ont gardée pour lui faire une surprise. C’est au moment où les enfants lui ont remis la lettre que l’entremets a brûlé. C’est une période où Lucy pensait quitter son patron pour retourner chez sa mère. Elle était critiquée par les domestiques et son patron n’avait pas pris sa défense. Elle avait eu avec eux auparavant une discussion inamicale. Elle n’était pourtant pas partie car elle avait promis à la mère des enfants de rester auprès d’eux et de s’en occuper après son décès. Il y a donc un conflit entre la promesse faite à la mère et le souhait de quitter une situation domestique désagréable. Mais on se demande pourquoi ce conflit de loyauté doit-il s’exprimer sous la forme de symptômes hystériques ? Lucy aurait pu peser le pour et le contre, et prendre la décision de partir ou de rester, car vous allez voir que cette jeune femme n’était pas du tout inhibée. Les choses à dire, elle les disait. Et surtout, pourquoi, parmi toutes les expériences sensorielles qu’elle avait pu avoir pendant cette scène, c’était justement une odeur qu’elle avait prise pour symbole ? Freud ne s’arrête pas à l’odeur de l’entremets brûlé. Pourquoi une odeur comme symbole de ce qui serait ce conflit psychique ? Il ne se contente pas de l’explication obtenue. Il annonce ceci : « l’analyse – c’est de son expérience pratique dont il fait état, de ces cas analogues - m’avait appris que l’on découvre immanquablement dans tous les cas d’hystérie nouvellement acquise – ce n’est pas une hystérie ancienne, l’apparition de ces hallucinations – une cause psychique et qu’il faut qu’une certaine représentation érotique, érotique au sens d’amoureux, tendre, ait été intentionnellement refoulée et exclue de l’élaboration associative et exclue d’une représentation de la chaîne des associations. Parmi les faits – c’est toujours Freud qui écrit – « ayant provoqué le traumatisme, il devait s’en trouver un que la jeune fille désirait laisser dans l’ombre et qu’elle s’efforçait d’oublier. Je ne trouvais qu’une seule explication ». C’est un peu toujours la même. Sur ce point, évidemment, c’était le point de départ, il fonçait, mais il s’est avéré qu’il s’est souvent un peu trompé, en avançant l’explication qui va suivre, notamment à propos du cas extrêmement célèbre de Dora. Qu’est-ce qu’il trouve comme explication ? Une seule. « J’eus le courage de faire part à la patiente en lui disant : “je soupçonne que vous êtes amoureuse de votre patron.” » Vous vous y attendiez, non ? Surprise ! « Peut-être sans vous en rendre compte vous-même. Vous devez nourrir l’espoir de vouloir prendre vraiment la place de la mère. » Comme vous pouvez le constater, Freud n’y va pas avec le dos de la cuillère. Et le dialogue suivant s’instaure : « Oui, je crois bien que c’est ça. – Mais puisque vous savez que vous aimez le directeur, pourquoi vous ne l’avez-vous pas dit ? » Ça peut paraître intrusif mais au fond, Freud, ce qui l’intéresse ce n’est pas d’aller fouiller, c’est de demander pourquoi ça n’a pas été dit. Ce n’est pas parce qu’il est vexé qu’elle ne lui ait pas dit. Il est là dans une démarche qui est d’essayer de repérer les raisons du refoulement ou du non-dit, en l’occurrence c’est me cas

. Qu’est-ce qu’elle répond, Lucy ? Elle répond : « je l’ignorais ou plutôt je ne voulais pas le savoir. Je voulais le chasser de mon esprit, ne plus jamais y penser. Et je crois y avoir réussi ces temps derniers. » La confiscation de la lettre par les enfants ranime donc le conflit de Lucy. Elle ne voulait pas savoir son amour pour le patron mais elle savait quand même. C’est ce qu’elle dit. « Oui vous avez raison, c’est vrai. » Elle ne voulait pas savoir, « mais je le savais quand même. » Nous dirions aujourd’hui que se manifestait ainsi la division du sujet, qui est le propre de la position hystérique. La position hystérique est la position d’un sujet divisé entre ce qu’il sait et ce qu’il ne veut pas savoir. Voilà elle est amoureuse de son patron, c’est refoulé, donc tout étant expliqué, Freud s’attend à une amélioration sur le plan symptomatique, la levée du refoulement. Rien ne se produit, aucune amélioration symptomatique, aucune.

Qu’est-ce que se dit Freud, il se dit : « il doit y avoir un autre sujet antérieur à celui de l’entremets brûlé. » Lucy parle alors d’une odeur de cigare que Freud croit antérieure mais qui est plus récente. Le souvenir de l’odeur du cigare est plus récent que le souvenir de l’odeur de l’entremets. Un jour, le fumeur, le chef comptable, a voulu embrasser les enfants mais son patron le lui a interdit violemment. Freud insiste, Lucy répond : « il ne voulait jamais qu’on les embrasse. » C’est alors qu’un autre souvenir, bien antérieur aux deux autres, lui revient alors. Là s’est trouvé, d’après Freud, le traumatisme psychique. Une dame venue en visite a embrassé les enfants sur la bouche. Leur père ne reproche rien à la dame mais après son départ, il sermonne Lucy qui n’y est pour rien. De cette scène injuste, elle avait déduit que le patron avait des égards pour la dame alors qu’il n’en avait pas pour elle, y compris qu’elle ne serait pas aimée par lui. Déception, insatisfaction ! Par cet aveu, il y a une réelle amélioration, l’aveu de cette scène, où elle comprend qu’elle ne sera pas aimée en retour, que Freud – c’est écrit dans le texte – croit un instant qu’il doit y avoir eu satisfaction du souhait de la patiente. Il pense qu’il s’est trompé, que son souhait a été satisfait, sinon pourquoi les symptômes ? Freud en était à ce point de la théorie : si les symptômes ont disparu, c’est que la patiente est satisfaite. Il se demande si elle n’était pas fiancée avec le patron. Il la revoit quelques jours après l’aveu de la scène de la dame, avec une amélioration symptomatique impressionnante. Ce n’est pas possible ! Elle s’est fiancée avec lui pour être à ce point débarrassée de ses symptômes ! Non, Lucy y tenait trop. Ce n’est pas la satisfaction du souhait de vivre son amour avec le père des enfants qui apporte une amélioration symptomatique mais la seule levée du refoulement. Vous voyez, ce qui pourrait paraître trop simple, trop évident justement, comme disait Lacan, les fausses évidences. C’est un constat : la levée du refoulement permet la levée du symptôme mais ce n’est pas pour autant la satisfaction du souhait.

Ce constat qui est des plus intéressants, nous fait nous demander : quelles sont les représentations qui ont été refoulées par Lucy, puisque la levée du refoulement amène des améliorations symptomatiques ? Peut-on dire par exemple que celle de l’amour qu’elle éprouve pour son patron ait été véritablement refoulée ? Alors que comme nous l’avons vu, elle répond tout à trac à Freud sur ce point, sans la moindre résistance : « oui je crois bien que c’est ça. » Tout le travail de Freud sur l’hystérie, dans la conclusion sur la psychothérapie de l’hystérie, va parler des résistances : plus on se rapproche du noyau pathogène, plus il y a de la résistance. C’est comme ça qu’il aborde la question. Si ça commence à résister, c’est qu’on va toucher au noyau, à l’incident traumatique pathogène. Là, non, pour le patron, non, aucune résistance : oui c’est ça, vous avez raison. Pour ce qui concerne la représentation, selon Freud, qu’elle a eue, après avoir été sermonnée injustement, qu’elle ne sera jamais aimée en retour, deux remarques méritent d’être avancées. La première est que la levée de cette représentation s’avère en effet après coup résolutive du symptôme. Mais comme je le faisais remarquer, non pas parce que Freud a pensé en la voyant quelques jours plus tard transformée, souriante, portant la tête haute, qu’il aurait pu se tromper, qu’elle s’était peut-être fiancée avec le patron, qu’elle aurait réalisé son vœu, non ce n’est pas pour ça. C’est bien dans la mesure où, grâce à la levée de son refoulement, de la représentation en question, c’est-à-dire le fait qu’elle n’était pas aimée en retour par le patron, qui satisfait Lucy grâce à la levée du refoulement en question. C’est ça le paradoxe de la position d’hystérique, qui est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît, j’y reviendrai. Le paradoxe de la position de l’hystérique, c’est qu’elle se satisfait de maintenir son souhait, son désir en tant qu’insatisfait. C’est ça qui la satisfait. Elle est bien. Finalement satisfaire une hystérique, c’est une catastrophe, ça produit une réaction parfois extrêmement violente.

Pourquoi chez l’hystérique, le désir se satisfait de l’insatisfaction ? Freud, là,  était estomaqué. Après tout, ce qu’on cherche dans le principe du plaisir, c’est la satisfaction, pas l’insatisfaction. Que dit Lucy, avec son franc-parler, au sujet de la disparition de ses symptômes ? Freud est vraiment étonné. « Rien n’est arrivé, mais vous ne me connaissez pas. Vous m’avez toujours vue malade et déprimée alors qu’en général je suis gaie. Hier au réveil, mon oppression avait disparu et depuis je me sens bien. » Freud, toujours pour les mêmes raisons, cherche, lui aussi, à savoir : « Et pour votre situation, que pensez-vous qu’elle devienne ? » Entendez, la situation domestique. Lucy : « Je me rends bien compte qu’il n’y a rien à espérer mais je ne m’en fais pas à ce sujet. Certainement, je l’aime, mais cela ne me fait plus rien. On est libre de penser et de sentir ce qu’on veut. » Elle est satisfaite d’une position d’insatisfaction. Alors je vous pose la question, j’aime bien vous poser des questions mais vous répondez rarement. Devons-nous en rester à ce constat paradoxal, mais fort important, de la position structurale de l’hystérique, qu’une hystérique ne se sent jamais aussi bien que lorsqu’elle maintient son désir comme insatisfait ? J’aurai peut-être l’occasion d’y revenir, de vous parler d’un rêve formidable d’interprétation, le rêve de « La belle bouchère », où elle manifeste de ne surtout pas être satisfaite. Est-ce qu’on se contente de ce constat paradoxal qui témoigne, qui est le signe, le trait de la structure hystérique ? Est-ce que vous voulez qu’on aille un peu plus loin ? Allez, avançons.

Il n’est pas question que j’aille chercher quoi que ce soit en dehors du matériel que nous apporte ce cas. Je vais peut-être faire des hypothèses hasardeuses, mais je les ferai à partir du matériel qu’apporte le cas. Sinon ce sont des extrapolations baroques. Pour ça, il est nécessaire de revenir sur la scène refoulée, celle de la visite de la dame qui avait embrassé les enfants sur la bouche. Le père, qui était présent lorsque cet événement eut lieu – on se souvient que ce monsieur ne supportait pas que quiconque embrasse ses enfants – se contraignit, rapporte Freud, à ne rien dire à la dame, mais après son départ attrapa violemment la malheureuse gouvernante, lui déclarant qu’elle serait responsable si quelqu’un embrasse les petits sur la bouche, qu’elle ne devait pas le supporter et qu’elle manquait à ses devoirs en le tolérant. Si cela devait se reproduire, il confirait à quelqu’un d’autre l’éducation des enfants. Si comme je le soutiens – je prends des risques – le véritable motif du refoulement de la scène n’est pas à mettre en rapport avec l’anéantissement des espoirs de Lucy, dans la mesure où elle pourra désormais se satisfaire de son désir insatisfait, quel peut donc être bien le motif du refoulement de la scène en question. J’avancerais, c’est là mon hypothèse, que le motif du refoulement de la scène de la visite de la dame est en rapport avec la question irrésolue de Lucy avec la féminité. Qu’est-ce qu’être une femme ? Qu’est-ce que cette dame possède et qu’elle ne possède pas, qui intimide l’homme qu’elle aime au point qu’il lui témoigne autant d’égard en s’interdisant de lui faire la moindre remarque ? Voilà à mon avis ce que pose le cas de Lucy R., qui n’a peut-être pas été aussi résolu que Freud et même Lacan ont bien voulu croire. Voilà mon avis… C’est discutable. Je pars quand même des éléments du cas. Il y a même cette dame, le patron qui pousse des hurlements à chaque fois qu’on embrasse ses gamines… Là, il ne dit rien, elle les embrasse en plus sur la bouche. Donc je pose la question de savoir si ce n’est pas là le véritable motif du refoulement, c’est-à-dire la question que Lucy s’est posée concernant, à propos de cette dame préservée, à l’endroit de laquelle le patron a des égards, la question de la féminité. Il la traite comme une dame. Vous me direz, pour des raisons qui tiennent de sa position sociale. Certes. Mais est-ce que ça suffit ? Je repartirai la prochaine fois en prenant appui sur l’enseignement de Lacan, même si j’ai déjà pris appui sur cet enseignement ce soir… Je repartirai donc de la question que nous avons commencé à aborder ce soir et à déplier ; je vous ai dit qu’au fondement de la psychopathologie psychanalytique, il y a la surdétermination du symptôme. Voilà pour ce soir. Des questions ?