Claude Landman : Introduction à la clinique psychanalytique des névroses (2014) - 5

Conférencier: 

EPhEP, MT4 - cours magistral 5, le 28/05/2014

 

Nous voici donc arrivés au terme de notre lecture lacanienne de ce cas clinique extraordinaire de Freud, celui du patient auquel il a donné le nom de L’Homme aux rats. Vous savez que pour Ernst Lanzer, mais ceci est éminemment repérable dans la clinique de la névrose obsessionnelle en général, cette question du terme se posait avec une particulière acuité, était au cœur de sa problématique. Comme le souligne Charles Melman, toujours dans cette même leçon du 13 octobre 1988, évoque, je cite :

… l’impossibilité qu’il avait d’en venir à un terme quel qu’il fût. Termin en allemand, ce même mot servant aussi bien à désigner un examen universitaire à passer, l’ordre qu’il pourrait recevoir d’en terminer avec lui-même, c’est-à-dire de se trancher la gorge par exemple, mais mot aussi qui signifie dans l’observation la mort de son père dont nous avons pu observer combien il l’annulait de la même façon dont il repoussait toutes les terminaisons, tous les termes qui venaient s’imposer, se proposer à lui. D’où cette procrastination et ce goût de la stase  dans lesquels nous sommes peut-être nous-mêmes engagés. Charles Melman fait ici allusion au fait qu’il consacrait une deuxième année de séminaire à la névrose obsessionnelle, qu’il n’avait pas terminé ce qu’il avait mis au travail la première année. Nous verrons plus loin en quoi, pour des raisons topologiques, un deuxième tour est souvent nécessaire pour arriver au terme, pour conclure sur un sujet qui est mis à l’étude. La question se pose également de savoir si nous allons pouvoir proposer ce soir, au terme de notre parcours, un certain nombre de conclusions, fussent-elles provisoires.

Je poursuis la citation :

Ce que nous pouvons remarquer en même temps, c’est que Termin, ce terme, qu’il repousse si vigoureusement dans son existence, de mettre fin à quelque situation que ce soit, recouvre régulièrement des situations hautement symboliques, qu’il s’agisse du mariage – pour lui à repousser – qu’il s’agisse de la mort, qu’il s’agisse de la naissance (vous savez, ça c’est moi qui l’ajoute, que la Dame de ses pensées, sa cousine Gisela Adler qu’il envisageait d’épouser, ne pouvait plus avoir d’enfant à la suite d’une ovariectomie bilatérale), qu’il s’agisse de la naissance donc, qu’il s’agisse de la valeur symbolique de l’examen universitaire puisqu’il est celui qui marquerait son accession à un nouveau statut, celui d’adulte, comme on dit ; sans doute ce rapprochement entre le terme de ces  situations hautement symboliques, nous mettent sur la voie pour comprendre son refus, ou sa difficulté, à l’accepter.

À quoi Melman fait-il allusion ici ? Tout simplement à la difficulté que nous avons pu mesurer la dernière fois, en nous arrêtant sur la névrose infantile du petit Ernst, de la difficulté de ce sujet à pouvoir accepter le pacte symbolique mis en place par le Nom-du-Père, ainsi qu’à la jouissance qu’il autorise, caractérisée justement par un terme, terme permettant un accès à la dimension d’abaissement des tensions qui définit le principe de plaisir. Nous avons vu la fois dernière combien, au contraire, ce petit sujet était habité par des appréhensions obsédantes, torturantes, brûlantes, sources d’une jouissance qui ne lui laissait aucun repos. Et vous vous souvenez de la fonction qu’a pu avoir la double ou même triple dette impayée héritée du père dans la difficulté majeure qui fut celle de L’Homme aux rats pour se mettre en règle avec le pacte symbolique qu’instaure le Nom-du-Père et la métaphore qu’il induit, à l’origine de la perte de l’objet primordial, imaginarisé le plus souvent par l’interdit de la mère.

Je reprends la citation :

… faisons cette brève remarque que justement il y a une ambiguïté avec le mot Termin, en allemand t.e.r.m.i.n ou terme français puisqu’ils viennent bien sûr du latin qui signifie borne, du latin terminus et qui par une extension métaphorique a pris la valeur de définition ; il est étrange de constater que nous retrouvons exactement, le même jeu métaphorique dans la langue grecque où il existe terma mais qui n’est que fort peu utilisé, le mot grec pour signifier la borne est horos et de la même façon le même usage métaphorique de ce mot se produit dans la langue grecque puisqu’il voudra dire également dans cette langue, définition.

C’est intéressant de voir combien cette sagesse de la langue, comme disait Lacan, est venue entendre ce qu’il en était de la borne, ce qu’il en était du terme – il y avait même chez les Romains un dieu Terminus, un dieu terme (il s’agissait, c’est moi qui le rajoute, d’un dieu, fils de Jupiter, qui était le gardien des bornes, c’est-à-dire de ce qui séparait entre elles les propriétés entre elles, représentation figurant la dimension de la limite, de la coupure, qui est ce à que l’obsessionnel tente d’éviter).

Je poursuis et termine, c’est le cas de le dire, la citation :

… de même que le horos grec, la borne, pouvait avoir un caractère sacré, - entendre donc comme les grecs étaient passés sans aucune difficulté à un usage métaphorique de la borne pour exprimer ce qu’il en est du fini, de la définition, du terme tel que nous l’entendons en français, c’est-à-dire aussi bien du mot.

Alors, quelles conclusions pourrions-nous avancer nous-mêmes ce soir, à la suite  des quelques séances de lecture que nous avons consacrées au cas de L’Homme aux rats, en prenant appui sur Lacan ? Je vais vous en proposer deux. La première consistera à tenter de spécifier, à partir de ce cas rapporté par Freud, ce qui caractérise la pensée obsessionnelle, par rapport à des pensées itératives un peu obsédantes qui peuvent survenir chez chacun, dans des cas extrêmement variés, à l’occasion de certaines expériences ou de préoccupations diverses, sans que nous puissions aucunement parler de névrose obsessionnelle.

Quant à la seconde, elle portera sur le statut si particulier de la lettre dans cette structure qui est celle de la névrose obsessionnelle.

Qu’est-ce qui nous permet donc, à certains moments, d’avancer que ce qui se présente à nous cliniquement n’est pas du registre de la rumination ou de la stase de la pensée, mais que nous avons affaire à des pensées authentiquement obsessionnelles ?

Je vous propose, à la suite de Melman, de retenir, en référence à la clinique psychanalytique, que les pensées, les jaculations obsessionnelles doivent comporter au moins trois traits.

Le premier est qu’elles doivent être obligatoirement impératives, adressées au sujet avec un Tu : Tu vas faire ceci ! Tu dois faire cela !

Dans le cas de L’Homme aux rats, vous vous en souvenez, le premier impératif, à l’origine de la grande appréhension obsédante, lui vient du fameux capitaine cruel.

Deuxième trait qui paraît également caractéristique : cet impératif va être suivi d’une dénégation et devient un Tu ne dois pas ! Lui-même habituellement suivi d’une nouvelle dénégation Tu ne dois pas ne pas ! Et ainsi de suite, dans une chaîne, dans une suite dès lors interminable.

Le troisième trait que nous pouvons retenir et qui me paraît essentiel, est que ces impératifs sont toujours en rapport avec quelque commandement qui se rapporte à la castration. Soit en tant que ce commandement inviterait à accomplir complètement cette castration, à tenter de s’effacer comme sujet  désirant, soit au contraire, à l’outrepasser cette castration, à aller au-delà de la limite qu’elle pose et qui met le sujet à l’abri d’une jouissance insupportable. D’où, dans ce dernier cas, le caractère abominable des représentations sexuelles qui s’imposent au sujet ou des vœux de mort qui lui viennent à l’esprit.

Dans le cas de L’Homme aux rats, la pensée obsédante du supplice des rats s’est organisée à partir de la question de la dette, question qui concerne éminemment la castration, puisque la mise en place du fantasme et donc du désir, passe par ce qui est dû à l’Autre et en particulier au Père symbolique, afin que soit conclu avec lui le pacte qui donne droit à une jouissance qui se caractérise par la propriété d’avoir une limite.

Venons-en maintenant pour conclure, à la question du statut de la lettre chez l’obsessionnel. Qu’est ce que l’écriture, je parle de l’écriture alphabétique ? Pour nous, l’écriture est constituée de lettres qui n’ont chacune, plus aucun rapport avec quelque objet que ce soit dans la réalité, dans l’espace de la représentation. Chaque lettre a  donc pour nous une valeur symbolique, commémore le symbole et la perte de l’objet qui ne peut pas s’écrire, qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Chaque lettre commémore la perte de l’objet impossible à représenter.

Eh bien, le propre de l’obsessionnel consistera à tenter de restituer à la lettre sa valeur de signe, à en faire le signe de cet objet, fût-il perdu. Comme si chaque lettre avait, collée à elle, ce réel qui nous tourmente. L’obsessionnel transforme la valeur purement symbolique de la lettre en signe de l’objet perdu qui à partir de ce moment-là colle à la dite lettre ; ce qui fait qu’on peut la déguster, la humer, la calligraphier. Lorsque le symbole passe ainsi au signe, l’objet qui avait à subsister dans le réel en tant que non présentifiable, apparaît dans le champ de la réalité, le symbolique se met en continuité avec le réel. La réalité, chez l’obsessionnel et en particulier chez L’Homme aux rats, devient entièrement contaminée par le réel de cet objet, elle en est infectée entièrement et des objets incongrus et inconvenants, des rats notamment, qui viennent s’y balader.