Claude Landman : Introduction à la clinique psychanalytique des névroses (2014) - 2

Conférencier: 

EPhEP, MT4 - cours magistral 2, le 10/03/2014

 

Je vais reprendre ce soir, comme convenu, le cas de névrose obsessionnelle du patient que Freud a nommé L’Homme aux rats. Ce texte, paru en 1909, se trouve comme vous le savez dans le recueil intitulé Cinq psychanalyses. Texte que vous avez sûrement dû travailler puisque l’une d’entre vous me faisait remarquer la dernière fois qu’il était au programme d’un de vos TD. Même si ce que je vais vous proposer ce soir sera particulièrement limpide, je vous demande néanmoins toute votre attention pour me suivre dans ce qu’il faut bien appeler, c’est le cas de le dire, le labyrinthe de l’observation de L’Homme aux rats.

Je ne m’arrêterai pas, faute de temps, sur les deux premiers chapitres de la première partie de l’article, Fragments de l’histoire de la maladie, qui sont  pourtant essentiels puisqu’ils concernent des éléments de la vie sexuelle infantile du patient qu’il rapporte spontanément à Freud sous forme de souvenirs dont les premiers datent de l’âge de 4 ou 5 ans. Il fait ainsi état d’une  sexualité infantile dominée par la compulsion dévorante à voir nues les femmes qui lui plaisent, essentiellement ses gouvernantes, compulsion qu’il met en rapport avec les angoisses et les symptômes dont il souffrait déjà à cette époque de sa vie. Ainsi que le souligne Freud, je cite :

Les phénomènes que notre patient nous décrit, dans la première séance, datant de sa sixième ou septième année, ne sont pas seulement, comme il le croit, le début de sa maladie, c’est sa maladie même. C’est une névrose obsessionnelle complète, à laquelle il ne manque aucun élément essentiel ; c’est en même temps et le noyau et le modèle de sa névrose ultérieure, un organisme élémentaire en quelque sorte, dont seule l’étude peut nous permettre de comprendre l’organisation compliquée de la maladie actuelle.

Mais venons-en maintenant au déclenchement de la névrose à l’âge adulte, dont je vous disais la dernière fois qu’elle était, plus encore que la reviviscence de la névrose infantile, la répétition sous une forme mythique, c’est-à-dire non pas directe, simplement calquée, mais avec une transformation de certains des éléments de ce que Lacan, dans son texte de 1953, Le mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, appelle une constellation originelle. Je cite :

La constellation originelle d’où est sorti le développement de la personnalité du sujet – je parle de constellation au sens où en parleraient les astrologues – ce à quoi elle doit sa naissance et son destin, sa préhistoire je dirais presque, à savoir les relations familiales fondamentales qui ont présidé à la jonction de ses parents, ce qui les amenés à leur union.

De cette constellation originelle, Lacan nous dit que, je poursuis la citation :

C’est quelque chose qui se trouve avoir un rapport – et un rapport qui est peut-être définissable dans la formule d’une transformation à proprement parler mythique – un rapport tout à fait précis - avec quoi ? – avec la chose qui apparaît la plus contingente, la plus fantasmatique, la plus paradoxalement morbide, à savoir le dernier état de ce qu’on appelle, dans cette observation, « la grande appréhension obsédante du sujet », scénario auquel il parvient, scénario imaginaire, comme étant celui qui doit résoudre pour lui l’angoisse provoquée par le déclenchement de sa grande crise.

Il y a donc au départ les éléments de la constellation originelle qui comme nous l’avons vu la dernière fois, sont au nombre de quatre et qui fonctionnent par couples d’opposition, et à l’arrivée, le scénario imaginé par L’Homme aux rats, à la fin des manœuvres militaires auxquelles il a participé comme officier de réserve, scénario imaginaire qui s’impose à lui pour résoudre l’angoisse qui l’a saisi et dans lequel nous retrouvons les éléments de la constellation d’origine transformés.

Avant de déplier ensemble la transformation des éléments du mythe qui se produit chez L’Homme aux rats, posons-nous la question de savoir pourquoi Lacan emploie l’expression « Le mythe individuel du névrosé », plutôt que celle utilisée par Freud qui évoque « Le roman familial du névrosé » ? D’autant que le syntagme « Le mythe individuel » pourrait apparaître contradictoire dans les termes puisqu’un mythe est en règle générale partagé par une collectivité ? À cette question, je crois que l’on peut avancer deux réponses possibles qui loin d’être contradictoires, sont complémentaires.

La première est que l’expression employée par Lacan de mythe individuel pourrait faire entendre une articulation possible entre l’individuel et le collectif, contrairement à celle de roman familial qui suppose toujours un auteur.

La seconde est que le mythe individuel, même s’il ne peut se formuler, tout comme le roman individuel, autrement que par une historisation, accentue néanmoins, par rapport à ce dernier, la dimension déterminante de la structure dans la constitution d’un sujet, c’est-à-dire, comme le souligne Lacan, que chaque sujet doit sa naissance et son destin aux relations fondamentales qui ont présidé à l’union de ses parents, soit à l’existence d’une constellation d’éléments signifiants susceptibles de se combiner entre eux.

Venons-en maintenant à l’analyse de la transformation des éléments du mythe de départ qui aboutit au symptôme qui le conduira très rapidement à consulter Freud qui l’en délivrera en lui restituant son sens. Restitution du sens du symptôme qui constitue le but d’une psychanalyse.

La première version du mythe, ses différents éléments signifiants, est celle du père de L’Homme aux rats. Elle pourrait se formuler de la manière suivante, ainsi que le propose Juan Pablo Lucchelli  en 2006 dans un article du numéro 82 de la revue L’Information psychiatrique, intitulé Le mythe individuel revisité:

(Père : x) : (Ami : père) : : (Père : fp) : (FR : père)

(Dette sociale) ------ (castration du père) double dette

Ce qui signifie que la dette du père à l’endroit de l’Armée (Père : x) est à la dette payée par l’ami (Ami : père), ce que la « dette » envers la femme pauvre (Père : fp) est au « se faire payer » par la femme riche (FR : père). En effet, la dette contractée par le père envers la femme pauvre qu’il aime est compensée d’une manière en quelque sorte inversée, puisque loin de l’épouser ou même de lui offrir un cadeau de rupture par exemple, c’est lui et non elle, qui se trouve dédommagé par son mariage avec la mère du patient qui est une femme riche.

Afin que ce que je vous développe là ne vous paraisse pas trop aride, je vous remets en mémoire ce que le sujet qui deviendra plus tard L’Homme aux rats, a entendu à partir des récits de la légende, de la tradition familiale, des traits qui spécifient l’union de ses parents, c’est-à-dire sa constellation familiale originelle.

D’abord le fait que le père, ancien sous-officier, avec ce que cela comporte de dévaluation permanente dans l’estime de ses contemporains, a fait ce que l’on appelle un mariage avantageux.

C’est sa femme, en effet, qui appartient à un milieu beaucoup plus élevé dans la hiérarchie bourgeoise, qui a apporté à la fois les moyens de vivre et la situation dont il bénéficie au moment, élément déterminant, où ils vont avoir leur enfant.
Donc, le prestige est du côté de la mère. Et une des taquineries entre le père et la mère, qui s’entendent bien et semblent liés par une affection réelle, est une sorte de jeu fréquemment répété, un dialogue où la femme fait une allusion à la fois amusée et taquine à l’existence, juste avant le mariage, à un vif attachement de son mari pour une jeune fille pauvre mais jolie. Et le mari de se récrier et d’affirmer en chaque occasion qu’il s’agit là de quelque chose d’aussi fugitif que lointain et d’oublié. Mais ce jeu, dont la répétition même implique peut-être une part d’artifice, est quelque chose, nous dit Lacan, qui impressionne le jeune sujet qui deviendra plus tard le patient.

D’autre part, il existe un autre élément du mythe familial qui n’est pas de peu d’importance. Le père a eu, au cours de sa carrière militaire, ce que l’on peut appeler, en termes pudiques, « des ennuis » et même de gros ennuis. Il a fait ni plus ni moins que dilapider les fonds du régiment dont il était dépositaire au titre de sa fonction, en raison de sa  passion pour le jeu. Il était ce que l’on appelle en allemand, Freud le souligne dans l’observation, un Spielratte, un « rat de jeu », c’est-à-dire quelqu’un qui fréquente très souvent les maisons de jeux. Et le père n’a dû son honneur, voire même sa vie, au moins au sens de sa carrière, de la figure qu’il peut continuer à faire dans la société, qu’à l’intervention d’un ami qui lui a prêté la somme qu’il convenait de rembourser. Et Freud ajoute, je cite :

Après avoir quitté la carrière militaire, et après qu’il fut devenu fortuné, il rechercha ce camarade serviable, mais ne le retrouva pas. Notre patient n’était même pas sûr qu’il eût jamais réussi à rembourser cet argent…

Cet ami se trouve donc avoir été le sauveur, dans cet épisode dont on parlait encore comme de quelque chose qui a été vraiment important et significatif dans le passé du père.

Voici donc comment se présente, pour le jeune sujet, la constellation familiale. Ceci, bien entendu, sort morceau par morceau au cours de l’analyse et n’est naturellement rapporté ni raccordé d’aucune façon par le sujet à quoi que ce soit qui se passe d’actuel.

Et Lacan insiste sur le fait qu’il faut toute l’intuition de Freud, pour comprendre qu’il y a là les éléments absolument essentiels au déclenchement de la névrose obsessionnelle, avant même la grande crise, et en particulier le conflit femme riche/femme pauvre. La névrose se déclenche en effet  au moment où son père (en réalité c’est la mère, puisque le père est déjà mort, mais elle dit à son fils que c’était là le souhait de son père) le pousse à épouser précisément une femme riche et non la femme pauvre à laquelle il voue un amour dont la forme est marquée des caractéristiques qui sont propres au sujet obsessionnel, à savoir une idéalisation de celle qu’il appelle ici « la Dame » et qui lui permet de mettre l’objet à distance et de rendre la réalisation de cet amour impossible.

Ce qui est significatif, c’est la stricte correspondance entre ces éléments initiaux, originels, fondamentaux chez le sujet et ce que Freud appelle la grande appréhension obsédante. Tandis qu’il effectuait une période militaire sur un champ de manœuvres,  lors d’une halte (Raste) où il perdit sa paire de lunettes, son pince-nez (Zwicker) un capitaine qu’il qualifie de cruel raconta un supplice oriental, particulièrement épouvantable.

Quel est donc ce supplice que le sujet a les plus grandes difficultés à avouer à Freud ? Je cite :

On attache le condamné (il s’exprimait si obscurément que je ne pus deviner dans quelle position on attachait le supplicié), on renverse sur ses fesses un pot dans lequel on introduit des rats, qui se – il s’était levé et manifestait tous les signes de l’horreur et de la résistance, - qui s’enfoncent. Dans le rectum, dus-je compléter.

C’est à ce moment que son esprit fut traversé par l’idée que ce supplice arrivait à deux personnes qui lui étaient particulièrement chères : la femme pauvre idéalisée qu’il aimait et, chose plus paradoxale encore, à son père, qui est mort depuis plusieurs années et réduit à un personnage imaginé dans l’au-delà.

Le lendemain soir, poursuit Freud, le capitaine en question lui remit un colis contre remboursement et lui dit : « Le lieutenant A en a acquitté pour toi le montant. Tu dois le lui rendre ». Ce colis contenait le lorgnon que le malade avait commandé par télégramme. À ce moment, se forma en lui une « sanction » : ne pas rendre l’argent, sinon cela arrivera (c’est-à-dire le supplice aux rats se réaliserait pour son père et pour la dame). Alors surgit en lui, suivant un schéma qu’il connaissait bien, un commandement, une sorte de serment, pour combattre la sanction : Tu rendras les 3 couronnes 80 au lieutenant A, ce qu’il murmura presque.

Cette succession immédiate à ce qui se présente pour le sujet comme une pensée, un ordre, par une contre-pensée, un contrordre, est typique du symptôme obsessionnel.

Afin d’être fidèle à ce serment qu’il s’était fait à lui-même, le sujet sera amené à élaborer un scénario fantasmatique nécessaire pour mettre un terme à son appréhension obsédante, une sorte de cérémonie expiatoire en apparence absurde dont la teneur est la suivante : puisqu’il s’est juré qu’il rembourserait la somme au lieutenant A, il convient, pour que n’arrive pas à ceux qu’il aime le plus, les catastrophes annoncées par l’obsession, qu’il fasse rembourser par le lieutenant A la somme en question à la demoiselle de la poste, afin que celle-ci la reverse devant lui au lieutenant B, dont il a appris entre temps que c’était lui et non pas A qui s’occupait des questions de la poste. Le lieutenant B lui remettra alors les 3 couronnes 80, ce qui lui permettra de rembourser le lieutenant A. Ce scénario, non seulement absurde mais en circuit fermé, se répétera plusieurs fois dans la journée, avec quelques variantes en fonction du lieu où se trouveront le patient et le lieutenant A. J’y reviendrai précisément la prochaine fois. Il ne sera bien entendu jamais mis en acte, ne serait-ce que parce que notre sujet avait été informé par un autre capitaine, bien avant le moment où  le capitaine cruel lui enjoignit de payer les 3 couronnes 80 au lieutenant A, qu’il ne devait rien à ce dernier. En effet, c’est la demoiselle de la Poste qui avait avancé généreusement les 3 couronnes 80 à celui qui avait perdu plus ou moins volontairement son lorgnon, Zwicker en allemand, où l’on entend le chiffre 2, Zweï, l’entre-deux, voire le dédoublement. Elle avait en effet fait confiance à cet honorable officier qui de plus se trouvait dans les environs et n’aurait ainsi aucune difficulté à lui rembourser la somme avancée.

Au point où nous en sommes, il est possible de proposer, à la suite de Lucchelli, une formule transformée du mythe d’origine, celui du père, qui devient la deuxième version du mythe, celle du fils, celle de l’Homme aux rats, atteint de névrose obsessionnelle. Bien qu’il nous faudra attendre la prochaine fois, en reprenant notamment l’analyse détaillée du transfert du patient sur Freud, pour déplier comme il convient la formule du mythe du fils, je vous propose néanmoins de l’écrire :

($ : x) : (A : $) : : ($, dame de la Poste) : [$ : femme riche]

(répétition de la constellation originelle) : [$ : fille de Freud]

Je commente la  formule : la dette du sujet ($ : x) est à l’argent avancé par A (A : $), ce que la dette envers la femme pauvre ($ : dame de la Poste) est à… et c’est là que les choses se compliquent car, ainsi que nous l’avons vu, si le père choisit de se faire payer par la femme riche (FR : père), L’Homme aux rats est confronté, dans son scénario, à l’impossibilité, comme son père, de payer la dette à la femme pauvre, figurée par la dame de la Poste, puisque si ce scénario se réalisait, il resterait en dette à son endroit. La formule du mythe transformé ne se complètera qu’à partir du moment où, dans le transfert, ainsi que le souligne Lacan, je cite :

Le sujet se met à imaginer que Freud ne désire rien moins que de lui donner sa propre fille, dont il fait fantasmatiquement un personnage chargé de tous les biens de la terre.

Autrement dit, dans son fantasme transférentiel, c’est Freud qui lui demande, en épousant sa fille, de payer sa dette à la femme riche.
C’est ainsi que la transformation qui se produit entre la première version du mythe, celle du père, et la seconde version, celle du fils, se traduit, comme le formule Lacan, par une inversion des relations (« payer la dette » au leu de « se faire payer ») et des termes ( payer la dette, non à la femme pauvre, incarnée par la demoiselle de la Poste, qui aurait comporté un choix, mais à la femme imaginée riche, la fille de Freud croisée dans l’escalier). Ou pour le dire avec Lacan :

Pour éteindre la dette, il faut en quelque sorte la rendre, non à l’ami, mais à la femme pauvre, et par là à la femme riche que lui substitue le scénario imagé.

Ainsi, selon Lacan, la répétition dans la névrose n’est pas la répétition du même, mais une répétition transformée des éléments constitutifs, originels, telle que Lévi-Strauss la repère dans les différentes versions d’un mythe.

Nous verrons lors de notre prochaine rencontre, comment Freud, à la fois, réussit à alléger L’Homme aux rats de ses symptômes, mais également ce sur quoi il a buté, en fin de compte, dans cette psychanalyse.