Christiane Lacôte-Destribats : La résistance de l’analyste

EPhEP, MTh4-ES13, le 22/01/2018

            Je pense que vous faites un cycle de cours ou de conférences sur la résistance ? Il y a plusieurs mois j’avais annoncé comme titre « La résistance » et puis Roland Chemama qui organise ce cycle m’avait redemandé un titre. Je l’ai un peu changé : « La position du psychanalyste jouxte-t-elle la position maternelle ? ». C’est quelque chose que je vais aborder avec Winnicott, avec Lacan et avec Jean Bergès.

 

            Le gageure entre ces deux titres finalement, la jonction entre ces deux titres est assez intéressante parce qu’il y a quelquefois des confusions qui sont faites entre la position du psychanalyste et une position maternelle, un peu vague d’ailleurs. C’est-à-dire quelque chose où la bienveillance va au devant de la neutralité du psychanalyste. Mais qu’est-ce que la bienveillance ? C’est un mot, vous le savez peut-être, vous lisez les journaux, vous écoutez les médias, la bienveillance, c’est très à la mode. On commence à en parler. Vous avez lu dans certaines rubriques économiques que dans la gestion des entreprises, il s’agit non pas de sanctionner les erreurs, mais de féliciter. La bienveillance : dans l’orbite contemporaine et dans la gestion des entreprises, comme vous le lisez dans tous les manuels d’épanouissement personnel, il s’agit de « narcissiser », de complimenter et pas du tout de sanctionner les erreurs. Donc il y a déjà quelque chose là autour de la bienveillance, quelque chose qui ne convient pas tout à fait à la position du psychanalyste. Il ne s’agit pas de décourager nos patients, il s’agit plutôt d’encourager. Mais à quoi ? D’encourager la poursuite de leur analyse, parce que l’analyste n’évalue pas.

            Outre cela, qu’est-ce que c’est qu’une mère ? Il y aura au mois d’avril, à Chambéry, un colloque organisé par l’école qui dépend de l’ALI, l’Ecole Rhône-Alpes, sur « Qu’est-ce que c’est qu’une mère ? ». Ce qui est intéressant, puisque vous lisez Freud et Lacan, c’est que Lacan a déplacé la question de la mère du côté du grand Autre. Le premier grand Autre réel, c’est la mère mais ce n’est pas forcément le personnage maternel ou le crocodile dangereux que représenterait une mère ou le fusionnel débile entre mère et enfant. Quand Lacan dit le grand Autre, c’est situer d’emblée une question autour de l’altérité, l’altérité qui se constitue et qui est d’emblée là, dans le langage. C’est-à-dire qu’on parle beaucoup dans les médias de la difficulté d’une séparation entre la mère et l’enfant, comme si le fusionnel était déjà là entre une mère et un enfant. Mais à partir du moment où, comme le disait Lacan, la mère comme l’enfant sont des parlêtres, c’est-à-dire que le langage est entre eux, il y a d’emblée entre eux, même si elle n’est pas constituée, une altérité qui est posée en anticipation.

Faisons, comme me le demandait Roland Chemama, une étude qui ne soit pas uniquement dans notre champ lacanien ; j’ai choisi de faire un détour important par Winnicott : un tout petit livre édité dans la collection Payot. Le premier article s’appelle : De la capacité d’être seul, et le deuxième : De la communication. Il y a une préface avec laquelle j’ai quelques points de désaccord, mais vous la lirez. C’est intéressant,  La capacité d’être seul. Plus je relis ce texte très dense, plus je le trouve puissant. Je vais commencer par  De la communication : p.77, Winnicott dit ceci : « Dans une croissance normale, il existe un stade intermédiaire où l’expérience la plus importante pour le patient par rapport à un objet bon ou pouvant le satisfaire est son refus de l’objet. Le refus fait partie du processus de création de cet objet ». C’est à l’origine d’un problème très difficile pour le thérapeute dans un cas d’anorexie mentale. C’est un texte qui parle aussi de ce qui arrive dans nos cures. Le refus de parler d’un patient, par exemple. Est-ce qu’on va l’interpréter comme une résistance ? Le refus de parler, ce n’est pas très agréable pour l’analyste. Ce n’est pas agréable du tout pour le patient, s’il est angoissé. Cela ne doit pas être interprété en terme d’agressivité, sinon ça bloque tout, mais ça a été souvent le cas. Winnicott nous enseigne qu’un patient peut refuser, et dans son rapport à l’objet, le refus peut être nécessaire pour la création de cet objet. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l’objet n’est pas dans un statut objectal évident. Quand Winnicott dit : « L’expérience la plus importante pour le patient par rapport à un objet bon ou pouvant le satisfaire est son refus de l’objet », c’est l’opposition que faisait Melanie Klein entre bon objet et mauvais objet. Ce qui est intéressant, c’est qu’un patient peut refuser un objet bon ou pouvant le satisfaire. Même sans parler d’anorexie mentale, qui est le cas le plus grave, c’est assez fréquent. Avons-nous le désir d’obtenir toujours la meilleure des satisfactions ? C’est loin d’être prouvé et vous le savez bien.

Qu’est-ce que dit Winnicott ? Le refus fait partie du processus de création de cet objet. Cela commence par quelque chose qui est actif chez un patient mais aussi chez un petit enfant. Ce qui est toute la difficulté de la cure, toute l’habileté qu’on pourrait y mettre aussi dans notre écoute, c’est de faire que ce refus soit pris comme l’hypothèse, j’insiste sur ce terme, l’hypothèse de quelque chose qui va créer l’objet, qui va peut-être le rendre bon mais du côté de la création de l’enfant.

Ce n’est pas parce qu’une mère va proposer des objets à son enfant, qu’ils sont bons. Sans parler du bon sein. Ce n’est pas pour ça que c’est bon pour l’enfant. Vous voyez que ce refus est quelque chose à prendre non pas du côté de l’imaginaire qu’on peut associer à l’idée de résistance, c’est-à-dire l’idée d’une barrière, la figuration d’une barrière. C’est quelque chose de très important qui commence en quelque sorte par une négativation, mais que l’analyste doit permettre au patient de conduire jusqu’à une appropriation subjective de quelque chose qui lui semblera bon. Mais ce n’est pas facile à jouer, ce que dit Winnicott de façon très fine. Ces deux textes sont à lire, parce qu’il y a beaucoup d’exemples cliniques.

Ces deux textes sont d’une densité extraordinaire. On n’a pas besoin de mille pages pour s’imprégner de ce texte. En particulier, il y a un moment de refus qui est très singulier : c’est par exemple quand un patient refuse l’interprétation de l’analyste. Et c’est là le point, dit Winnicott, où pourrait apparaître, de la part du patient, sa propre interprétation sous un mode créatif. C’est un mot qui revient souvent chez Winnicott, la créativité, le créatif. On n’a pas besoin de donner à la création une aura artistique et métaphysique sensationnelle. C’est-à-dire la saisie, l’appropriation qui fait que le patient avance une interprétation, peut passer par le refus de l’interprétation de l’analyste. Dans ce petit texte (p. 98-99 ) destiné à la formation des analystes, il dit ceci : « Le danger, c’est que l’analyste interprète au lieu d’attendre que le patient trouve seul d’une manière créatrice. Si nous ne parvenons pas à nous comporter d’une manière qui facilite le processus analytique du patient (qui est l’équivalent du processus de maturation du nourrisson et de l’enfant) – ça, c’est toute une question – nous devenons soudainement non moins dangereux pour le patient et alors nous en savons trop et nous sommes dangereux parce que nous sommes trop près d’une communication avec le noyau calme et silencieux de l’organisation du moi du patient. Il convient de manier l’interprétation de façon non pas tempérée, mais de faire en sorte que ce soit le patient qui l’apporte lui-même, que nous ne fassions que scander quelque chose qui est déjà là dans la parole du patient ».

« On pourrait discuter ici le but de l’interprétation de l’analyste. Quant à moi, j’ai toujours éprouvé le sentiment que l’interprétation a une fonction importante qui est d’établir les limites de la compréhension de l’analyste ». C’est assez fort, ça, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce sont des textes que vous pouvez aussi entendre en écho avec ce que Lacan a pu écrire. Il ne s’agit pas de comprendre notre patient. C’est même dangereux. Et Winnicott, et ça Lacan l’a beaucoup répété, Winnicott dit quelque chose qui est à la fois très proche et très précis. C’est-à-dire qu’une interprétation doit être située, fondée sur les limites de notre compréhension. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas belle, intelligente. Encore que Lacan disait que quand on est trop axé sur l’intelligence, on rate son coup puisque l’intelligence est toujours liée à une sorte de maîtrise. Mais là, ça va plus loin. Nous ne comprenons pas tout. Lacan dira beaucoup plus tard dans les Non–dupes-errent qu’une interprétation est incalculable dans ses effets. C’est une autre manière de situer les limites de compréhension de l’analyste. C’est-à-dire qu’une interprétation fait des vagues. Mais nous ne savons pas quelquefois où cela touche et jusqu’où ça va.

Je vais vous faire quelques petites remarques de méthodologie. Certes, je lis Winnicott avec ce que j’ai appris de Freud et de Lacan, mais ce que je voulais vous faire remarquer pour que nous ne soyons pas sclérosés par une scolastique, c’est que nous ne devons pas refuser certains mots qui ont mauvaise presse, qui seraient interdits, par exemple chez Lacan le mot de « communication ». Lacan dit qu’il ne s’agit pas de communication dans l’analyse, n’est-ce pas ? Comme le mot de « self ». Comme un certain nombre de mots. Mais je crois qu’il faut suivre la méthodologie que j’essaie de proposer. Il faut suivre le mouvement de l’élaboration clinique de tel ou tel analyste, aussi fondateur que peut l’être celui de Winnicott et ne pas s’empêcher, au nom de quelques peurs de tomber dans l’erreur ou l’hérésie, il ne faut pas s’empêcher de penser où ça va.

Il s’agit de déchiffrer avec des mots qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Avec une langue qui n’est pas le français. De déchiffrer où cela nous mène et après, on fait les distinctions, ce qui fait les différences. Parce qu’il y a dans toute communauté analytique des diktats qui sont extrêmement stériles. Ainsi, le self, le moi, la communication et puis quelque chose qu’il appelle le « self secret » en parlant de l’enfant. Je reviendrai là-dessus. Il faut ne pas se choquer de l’opposition chez Mélanie Klein du bon ou du mauvais objet mais essayer de comprendre quel est l’enjeu d’une difficulté clinique qui fait écrire tel ou tel analyste. C’est fait à partir d’impasses cliniques, de difficultés. Lacan écrivait aussi à partir des impasses cliniques. Certes, Lacan nous a beaucoup aidés et nous a fait passer au-delà de ce que certains termes produisaient comme impasse. C’est certain. Mais, avec Lacan, on peut aussi déchiffrer d’autres éléments, lire autrement ses textes.

Ainsi, sur les limites de la compréhension, qui doit guider l’interprétation, Lacan disait : « Il ne faut pas comprendre ». Il s’agit de déchiffrer, de lire. Sur les limites de l’interprétation dont parle Winnicott, il ne faut pas oublier ce que soulevait Charles Melman : c’était que Winnicott, quand il parlait des limites de l’interprétation qui sont les limites de la compréhension s’opposait à Mélanie Klein. Vous connaissez les interprétations que faisait Mélanie Klein dont Lacan disait : « C’est une géniale tripière ». Vous connaissez l’histoire du train et du camion : Mélanie Klein dit au petit enfant : « Tu vois là ce sont tes parents… C’est l’acte sexuel de tes parents ». Cela apparaît comme extrêmement brutal, schématique, mais il faut le replacer ça aussi dans son contexte. Winnicott prend la position tout à fait opposée, beaucoup plus silencieuse et laissant la possibilité au patient de créer ce qui sera son interprétation à lui. Le silence, les limites se retrouvent dans le fait qu’on peut laisser un petit enfant élaborer petit à petit dans son langage à lui sa propre position par rapport à ses parents, par rapport à ses malheurs, par rapport à sa détresse. Il y a toujours cette comparaison qui, je dois dire, me plaît beaucoup. Ce qui ne veut pas dire que je sois une mère ou un père ou quoi que ce soit. Avec les enfants, nous sommes des analystes. Nous avons à nous souvenir de ce qui se passe entre des parents, entre une mère et son enfant quand il commence à jouer, à parler, à se saisir de symboles qui sont tout de même déjà là autour de lui, qu’il les reprend en les refusant, en les acceptant, en les récréant. C’est comme ça que ça se fait.

Ne tombons pas sur le tabou parisien des psychanalystes sur la notion de communication. Quand Winnicott parle de la communication, il ne fait pas une théorie de la communication ou de l’information, au sens moderne du terme aujourd’hui. Mais il oppose la parole au silence chez un patient. D’autre part, il insiste sur le symbolique en construction. Alors vous me direz, on voit ce que ça veut dire le symbolique en construction chez un enfant qui se saisit petit à petit du langage, mais ça va aussi très loin dans la cure chez le patient adulte parce que Lacan nous a appris que la répétition qui se produit dans le transfert, par le transfert même, par la situation transférentielle, par la position dys-symétrique entre le patient et l’analyste, introduit quelque chose de nouveau, il se crée quelque chose de nouveau. C’est-à-dire qu’il n’y a pas le déchiffrage d’un texte déjà là dans une analyse, mais il y a production, remaniement des signifiants, ce qui est très proche de ce qui se passe chez l’enfant.

Alors quelques remarques à ce sujet. Je trouve passionnant d’avoir l’impression de ne faire avec l’adulte que de l’analyse d’enfant. Et, à part le fait qu’on se taise davantage dans une analyse d’adulte, il me semble que les ressorts sont très semblables. C’est-à-dire que ce qui est intéressant, c’est de retrouver la petite enfance d’un patient. Et aussi la créativité de ce petit enfant chez le patient adulte. Ce que je vous dis, c’est que le symbolique dans une cure d’adulte est lui aussi mis en œuvre de façon nouvelle. Un petit texte de Winnicott, p. 94 : « Devons-nous cesser de tenter de comprendre les êtres humains ? La réponse pourrait venir des mères qui ne communiquent jamais avec leurs nourrissons sauf dans la mesure où elles sont des objets subjectifs pour leurs enfants. Lorsque les mères sont perçues objectivement, leur nourrisson est devenu maître de différentes techniques de communication indirecte dont la plus évidente est l’emploi du langage. Une période de transition existe cependant et elle m’a particulièrement intéressée. C’est celle dans laquelle objet et phénomène transitionnel ont une place et commencent à instaurer pour le nourrisson l’utilisation de symboles ».

Vous avez beaucoup entendu parler d’objet transitionnel. Mais, ce sur quoi je voudrais insister, c’est que les phénomènes transitionnels ont une place et commencent à instaurer pour le nourrisson l’utilisation de symboles. C’est-à-dire, ce n’est pas l’objet qui serait entre la mère et l’enfant. Non. Ce sont des objets, que ce soit le doudou, que ce soit une peluche, que ce soit je ne sais quel objet qui devient défiguré, morceau de tissu très souple qui fait plein de plis, qui se prête à toutes sortes de combinaisons ce sont des objets qui servent à utiliser les symboles. Jean Bergès le disait très bien. Il disait que l’objet transitionnel, ce n’est pas le cordon ombilical restauré. C’est un objet dont on parle. Si vous avez des enfants en cure ou si avez des enfants, eh bien, l’objet transitionnel, le doudou, on ne cesse d’en parler parce qu’il est caché, parce qu’il est perdu, parce qu’il est sali, il est lavé, il est ici, il est là, on l’a laissé hier, on le reprend juste avant de se coucher. C’est-à-dire, c’est une utilisation des symboles, de l’espace et du temps, de la perte, de l’appropriation, c’est un support de la parole. Quelquefois, on fait de l’objet transitionnel une imaginaire transition, entre la mère et l’enfant. Alors que ce qui compte, c’est le support de quelque chose qui est extrêmement fait de coupures, comme dans le signifiant, caché, perdu.

Alors sur La capacité d’être seul, là aussi, ça vaut la peine de relire ces textes un peu anciens, aujourd’hui où les médias parlent d’angoisse de séparation, de ceci, de cela, d’un état fusionnel entre mère et enfant .C’est très schématique ! Figurez-vous que l’originalité de Winnicot (p.56), c’est la capacité d’être seul en présence de la mère, c’est-à-dire la constitution, la possibilité d’être seul, tranquille, comme on voit un petit enfant ou un bébé jouer avec ses peluches ou ses légos, en présence de la mère ou à proximité, si la mère est dans une autre pièce. Et tranquille. C’est-à-dire que la solitude n’est pas détresse mais constitution subjective. Winnicott titre un paragraphe: « Etre seul à un stade d’immaturité ». Il dit : « La question que l’on se pose maintenant est celle-ci : un enfant ou un nourrisson peut-il être vraiment seul à un stade très primitif alors que l’immaturité du moi rend impossible une description de cet état suivant les termes que nous venons d’employer. C’est là la partie essentielle de ma thèse. Il nous faut pouvoir parler d’une forme non élaborée de solitude même si nous convenions que la capacité d’être vraiment seul correspond à une élaboration ; l’aptitude à la solitude authentique a ses fondements dans cette première expérience d’être seul en présence de quelqu’un ». Vous voyez qu’il y a quelque chose dans cette position qui est aussi la position analytique, à moins que nous ne fassions de l’analyse, de la cure analytique, une pratique d’étayage, de support, d’aide etc. Mais à partir du moment, où nous nous posons, comme analyste,dans une position qui n’est pas symétrique de celle de notre patient ou de notre patiente, il s’agit d’être là, d’écouter, de déchiffrer ou d’aider à la création du déchiffrage mais le patient est seul d’une certaine manière avec sa parole, ses hésitations, avec ce qu’il essaie de dire. C’est quelque chose qui rompt avec l’imagerie maternante, n’est-ce pas ? Je continue la lecture : « Etre seul en présence de quelqu’un est un fait qui peut intervenir à un stade très primitif, au moment où l’immaturité du Moi est compensée de façon naturelle par le support du Moi offert par la mère. Puis, vient le temps où l’individu intériorise cette mère, support du Moi et devient ainsi capable d’être seul, sans recourir à tous moments à la mère ou au symbole maternel ». Là, il parle de l’enfant et de sa mère. Ce qui est très original, c’est qu’il s’agit d’une position de solitude, à un état d’immaturité du Moi.

Il y a à un moment où pour le tout petit enfant, la mère prend le relais de certaines fonctions qu’il ne peut pas effectuer tout seul. Mais ce qui compte, c’est quelque chose qui va très loin pour l’enfant et pour nos patients. Là, je m’appuie sur une phrase de Bergès dans son livre : Le corps dans la neurologie et la psychanalyse  que je vous incite à lire avec beaucoup d’attention. A la p.54, dans le sous-chapitre qui s’appelle : « Immaturité et anticipation » , il est dit : « Comment rendre compte des rapports réciproques entre, d’un côté, l’immaturité foncière des fonctions du corps de l’enfant, en particulier motrices, plus d’ailleurs que posturales, et de l’autre la projection anticipatrice dans le symbolique ? (…) La projection dans le symbolique ne tient pas seulement à ce que le langage est déjà là, mais aussi à ce que les instruments attachés à la sensorialité sont, eux, parfaitement matures dans leur montage, anticipant même. Pour l’enfant, il s’agit, non pas de reconnaître la voix, mais de discriminer des différences phonétiques. » A partir de là, l’enfant procède à l’élection de ses différences qui produisent la saisie du langage. Il y a un autre texte de Jean Bergès, p 30 : « Ce qui est en jeu dans l’anticipation se situerait ainsi du côté du figuratif anticipé, et du coup le sujet est en cause bien avant le moi ».

Je vais vous expliquer ça, parce que c’est plein de références importantes. Vous avez lu chez Lacan, la figuration nécessaire du stade du miroir ? Ce que dit Jean Bergès, ce que dit d’une autre manière Winnicott - il faut s’habituer à changer un petit peu de langue et de langage - c’est que dans l’immaturité, c’est-à-dire avant que le Moi, le Moi constitué par le stade du miroir donne une forme figurative, le sujet est en cause. C’est ce que dit Jean Bergès : « Ce qui est en jeu dans l’anticipation (de la totalité du corps dans le miroir et dans le stade du miroir) se situerait du côté du figuratif anticipé et du coup, le sujet est en cause bien avant le moi ». Cela, ce n’est quand même pas banal, n’est-ce pas ? Et c’est profondément lacanien. Bergès, analyste d’enfants et d’adultes qui a beaucoup lu Winnicott, est lacanien, formé par Lacan. Cela veut dire qu’en face d’un petit enfant, du nourrisson, nous faisons l’hypothèse qu’il est un sujet. C’est-à-dire que nous anticipons quelque chose bien avant que son Moi soit constitué. De même, quand nous recevons quelqu’un dans un entretien préliminaire, un adulte, on pose que quelque chose du sujet de l’inconscient va pouvoir se trouver une issue par le langage. Mais nous anticipons. Nous en faisons l’hypothèse. C’est l’hypothèse de départ. Et ça suffit à mettre en branle…De même une mère qui ne fait pas l’hypothèse que son nourrisson est autre chose que quelque chose à langer, à nourrir, mais un sujet, cela lui permet de créer ce que Winnicott appelle la communication et aussi l’élection des phonèmes dans la parole de la mère. C’est-à-dire que ce ne sera pas seulement une musique, une voix intrusive ou la mère crocodile, ce sera une mère qui dira quelque chose parce qu’elle a fait l’hypothèse que son petit bébé, même s’il ne peut pas dire « moi » est un petit sujet.

            Winnicott le dit d’une autre manière. Mais vous voyez que ça explique ce que veut dire « être seul » en présence de la mère. Cela ne peut se faire que si l’enfant sait que sa mère le considère comme un petit sujet, et non pas comme un prolongement d’elle-même, son objet de jouissance, son appendice. Un enfant  peut être seul en présence de sa mère bien qu’il soit dans l’immaturité du Moi. C’est intéressant cette inversion des hiérarchies temporelles : le moi puis après le sujet, mais pas du tout ! C’est le contraire. L’anticipation du sujet permet cette solitude, et permet, là Winnicott le dit en ces termes : « Ce qui aide, c’est que l’enfant puisse saisir quelque chose comme l’existence ininterrompue de la mère, malgré les contretemps qu’elle lui inflige ».

Dans le livre que nous avons écrit, Roland Chemama, Bernard Vandermersch et moi- même, Le métier de psychanalyste, nous avons travaillé en quelque sorte sur le contretemps. Contretemps de la mère qui ne répond pas tout de suite aux cris de son enfant. Or horreur ! On a l’habitude de parler du caprice maternel. Un enfant peut aussi ne pas être l’objet du caprice maternel si sa mère lui a donné cette espèce d’assurance que même si elle n’est pas là à la minute, elle est tout de même là. Alors Winnicott dit cela : « Le sujet avant la maturité du moi ». Il le dit d’une autre manière, il appelle ça le « self secret », auquel il ne faut pas toucher. La précaution de l’analyste et le respect de la mère par rapport à ce « self secret », c’est quelque chose qu’effectivement, on entend beaucoup en analyse d’enfants : « Cela, je ne peux pas te le dire ». Evidemment, dans ces cas-là, la mère est supposée répondre : « Ne le dis pas. Et c’est peut-être ton secret, tu le diras quand tu le voudras ». Ce n’est pas tout à fait la même chose qu’avec des patients adultes, néanmoins Winnicott par sa pratique des enfants savait que c’est fondamental de laisser ce self dans le secret.

Bergès qui s’occupe aussi beaucoup d’enfants pose la question de façon beaucoup plus théorique : « Le sujet est en cause avant la maturité du Moi » : c’est important par rapport au projet analytique. Ce que Lacan dit de la résistance dans ce texte célèbre, c’est que la résistance du patient, c’est finalement la résistance de l’analyste. Et c’est juste. Dans les Ecrits, p.373, dans Introduction au commentaire de Jean Hippolyte, Lacan écrit ceci : « C’est en tant que le sujet arrive à la limite de ce que le moment permet à son discours d’effectuer de la parole, que se produit le phénomène où Freud nous montre le point d’articulation de la résistance à la dialectique analytique ». « Car ce moment et cette limite s’équilibrent dans l’émergence, hors du discours du sujet, du trait qui peut le plus particulièrement s’adresser à vous dans ce qu’il est en train de dire. Et cette conjoncture est promue à la fonction de ponctuation de sa parole. Pour faire saisir un tel effet nous avons usé de cette image que la parole du sujet bascule vers la présence de l’auditeur. Cette présence qui est le rapport le plus pur dont le sujet soit capable à l’endroit d’un être et qui est d’autant plus vivement sentie comme telle que cet être est pour lui moins qualifié, cette présence pour un instant délivrée à l’extrême des voiles qui la recouvrent et l’éludent dans le discours commun en tant qu’il se constitue comme discours de « l’on » précisément à cette fin, cette présence se marque dans le discours par une scansion suspensive souvent connotée par un moment d’angoisse, comme je vous l’ai montré dans un exemple de mon expérience ».

C’est un texte canonique sur la résistance mais aussi la façon dont elle tourne, dont elle devient point-pivot et point créateur de la parole. Vous sentez que je précise petit à petit le terme de présence. C’est-à-dire, cette position où la parole d’un patient s’arrête, où il refuse de parler, où quelque chose paraît impossible, où nous sentons qu’il y a quelque chose qui pourrait être dit, mais qui ne peut pas se dire et où le patient est en présence de l’analyste. Est-ce que ça va être une présence aussi tranquille que celle que décrit Winnicott, d’un enfant en présence de sa mère, ou à côté, et où la parole peut se faire, où la mère fait l’hypothèse du sujet ? L’analyste aussi fait l’hypothèse d’un sujet.

Alors c’est une période de la théorie lacanienne où Lacan parle en termes de dialectique, c’est-à-dire de ce passage d’un moment à l’autre, d’un mot à l’autre, d’un concept à l’autre, d’une position subjective à l’autre. La résistance n’est pas intéressante en tant que telle, mais ce n’est pas une barrière imaginaire, c’est quelque chose qui peut faire une bascule vers quelque chose d’autre. Lacan dit ceci que c’est un moment où la présence de l’analyste est saisie comme telle. à condition, que cette présence fasse obstacle, c’est tout l’enjeu. Quelle doit être la présence de l’analyste pour qu’elle permette de passer dialectiquement à autre chose que ce refus, mais il doit passer à une parole qui va faire surgir la créativité du sujet de l’inconscient ? Il n’y a pas de recettes. Il y a simplement peut être à faire confiance à cette parole difficile ou à ce refus de parole, et convoquer tous les analystes et leurs expériences pour nous aider à déchiffrer ce quelque chose qui pivote autour de notre présence.

Lacan dit à la suite de ce texte quelque chose d’assez amusant : « D’où la portée de l’indication que Freud nous a donnée d’après la sienne : à savoir que quand le sujet s’interrompt dans son discours, vous pouvez être sûr qu’une pensée l’occupe qui se rapporte à l’analyste. Cette indication, vous la verrez le plus souvent confirmée. Si vous posez au sujet la question : « Que pensez-vous à l’instant ? A quoi se rapporte votre pensée ? »,  là il fera « des remarques, plus ou moins désobligeantes sur votre aspect général et votre humeur du jour, sur le goût que dénote le choix de vos meubles ou la façon dont vous êtes nippé…etc. ». Mais ce que dit, Lacan, aussitôt, c’est qu’il n’y a pas à interpréter en termes d’agressivité, mais il s’agit de notre seule présence. Présence qui est capable de formuler, présence de parlêtre, de quelqu’un qui se tait mais qui peut parler, et qui fait des hypothèses sur la parole possible du patient. Il ne s’agit pas des figurations ou l’imaginaire ou l’image de l’analyste. C’est très différent. Je vous parle de la présence et de la solitude du patient qui, lorsqu’elle est assez tranquille, peut lui permettre de parler. C’est-à-dire que ce moment où affleure quelquefois de façon angoissée pour le patient la présence de l’analyste, ça doit être pris dans une dialectique et non selon l’idée d’un barrage, parce qu’il est vrai que l’imaginaire fait souvent résistance, le moi fait souvent résistance, et ce qu’il s’agit de dénicher, c’est le sujet divisé dans sa parole, dans les signifiants qui le constituent.

Il s’agit de remettre les mots en mouvement autour de ce point-pivot que l’analyste est. La résistance est un drôle de concept auquel on doit faire très attention. Mais tout dépend de la conception qu’on s’en fait. Elle est résistance si on conçoit l’interprétation et la parole du patient comme un aveu. Si ce qui semble difficile à dire est de l’ordre de l’aveu, eh bien, c’est assez fichu. Nous sommes le juge d’un tribunal et ça ne va pas s’arranger. Si on veut faire avouer, par exemple, le trauma et en faire l’explication générale des difficultés de quelqu’un, nous sommes juges pour enfants et la parole est complètement enfermée dans la problématique de l’aveu ou de la confession. Ou même, allons plus loin, et de façon polémique, si nous attendons un acquiescement à une interprétation que l’on suggérerait, on ne va pas lever la résistance et là, je suis un peu provocatrice, parce que vous savez que Freud demandait souvent à ses patients d’acquiescer ou pas aux propositions d’interprétations qu’il leur faisait.

Nous, nous jouons plutôt de la scansion, de l’interrogation. Mais ce qui compte, c’est que le patient soit presque à la naissance de sa propre parole en train d’interpréter les signifiants qui l’ont fabriqué. Sans tomber dans l’admiration de Winnicott pour la créativité, on peut penser que le respect du refus de communiquer, comme il disait, et la manière dont on va faire tourner la parole un moment interrompue, constitue l’anticipation propre au symbolique. La résistance, ce n’est pas un texte bloqué mais quelque chose qui ne peut se mettre en mouvement sauf à dire que le symbolique anticipe toujours ce qui n’est pas encore là. Et c’est ce qui fait le propre de notre pratique. Il ne s’agit pas seulement de respecter le « self secret » mais plus profondément faire l’hypothèse de l’anticipation d’un sujet dans une parole qui viendra tôt au tard. Voilà ce que je voulais vous dire.

 

QUESTIONS

 

Etudiant : vous avez dit tout à l’heure : « Or nous ne comprenons pas tout ». Il me semblait que vous faisiez allusion au hors-sens chez Lacan.

 

Réponse : C’est très intéressant votre question. La dimension du hors-sens, c’est une manière de ne pas écouter les paroles d’un patient en leur donnant tout de suite une ou plusieurs significations. C’est-à-dire, c’est de laisser les phonèmes, les syllabes, les formulations dans leurs états d’ailleurs sonores pour trouver les jeux de mots possibles, pour trouver dans ces jeux de mots une possibilité de les faire entendre et de trouver d’autres ramifications de la position du sujet dans sa parole.

 

Etudiant : Je pense que ça, ce n’est pas facile du tout, de tenter de ne pas faire de sens.

 

Réponse : C’est très difficile. Mais vous savez quand j’ai quelques analystes qui me font la confiance d’un contrôle, je leur demande quelquefois d’écrire dix lignes de mots à mots du texte du patient pour repérer les jeux de signifiants, en dehors de toute signification, pour pouvoir se repérer, de savoir de quoi il s’agit inconsciemment. C’est un exercice que vous pouvez faire. Du mot à mot, cinq lignes d’un discours. Et puis de le chahuter un peu et de voir un petit peu ce que ça dit.

 

Etudiant : Quelles incidences il pourrait y avoir dans le développement de l’enfant s’il n’arrive pas à se passer d’être seul avec la mère ? Et comment on peut les reconnaître ?

 

Réponse : De l’angoisse, sinon, c’est un développement de la parole entravée. Le malheur des enfants est souvent fait de ça.

 

Etudiant : Reliez-vous ce texte de Winnicott, « La capacité d’être seul », à un autre texte de Winnicott « Au centre » ? Il n’y a rien dans le rapport à la négativité, au vide du Grand Autre.

 

Réponse : Oui. Ce sont des thèmes qui courent dans toute l’œuvre de Winnicott. Mais il y a au centre de la théorie de Winnicott, tout ce qu’il dit du jeu. C’est-à-dire, cette manière de situer la fiction, le leurre et de permettre la parole, de résoudre la résistance. Il y a aussi dans l’analyse avec les adultes une façon de jouer, de faire jouer les signifiants, c’est là qu’on retrouve alors le hors-sens, en jouant d’avoir cette liberté sans que ce soit effectivement injonctif, impératif.

 

Etudiant : J’ai deux questions. Est-ce qu’on pourrait dire que le silence est une parole ?

 

Réponse : Le silence est une parole quand il est situé entre deux paroles.

 

Etudiant : C’est une ponctuation ?

 

Réponse : Oui, c’est une ponctuation. D’ailleurs, votre question est très intéressante et me permet de vous dire que l’une des manières de faire passer quelque chose de la résistance, c’est de situer le silence du patient comme une scansion et non pas comme une impossibilité.

 

Etudiant : Une autre question qui est un peu plus générale. Je me pose toujours la question concernant notre société contemporaine où nous sommes extrêmement sollicités, où nous avons du mal avec la solitude. Comment pouvons-nous supporter aujourd’hui cette posture analytique que vous décrivez, cette abstinence de parole ?

Réponse : Vous avez tout à fait raison de poser la question. On peut être nuancé. J’allais vous dire d’abord, elle ne le supporte pas. Les gadgets informatiques, je ne sais pas si ce sont des doudous ou des objets transitionnels. Ce sont plutôt des objets addictifs. C’est-à-dire des objets qu’on ne perd pas, à propos desquels on ne parle pas, qu’on manipule et auxquels on est fixé. C’est assez différent. Je suis schématique là-dessus. La deuxième réponse que je vous ferai, c’est que, au bout du compte, les gens viennent tout de même en analyse si on arrive à les apprivoiser. Ils ont vu aussi que les objets addictifs étaient très limités, que les thérapies brèves sont aussi très limitées, que les symptômes ne se résolvent pas si bien que cela. Mais nous sommes sur la pente des objets addictifs et pas du tout des objets transitionnels. C’est-à-dire, les objets nous mettent en rapport virtuellement avec l’autre, mais c’est tout. Les gens qui ont déjà fréquenté toutes les techniques d’épanouissement personnel en reviennent. Contrairement aux années 70 où on allait facilement en analyse, les gens ne sont pas au courant de la manière dont l’analyse fonctionne et de la place du langage en particulier : il faudrait expliquer plus dans les entretiens préliminaires

 

Etudiant : Anticiper la naissance du sujet avant le stade du miroir, c’est une approche radicalement différente de celle de Lacan ?

Réponse : On peut tirer cela tout à fait de Lacan. Anticiper, en faire l’hypothèse. Enfin, une mère qui n’aurait pas fait l’hypothèse du petit sujet quand elle soutient son enfant devant le miroir et ne lui dirait pas : « c’est toi là. Est-ce que tu le sais ? », je ne vois pas comment le stade du miroir pourrait fonctionner. Il y a le jeu où de temps en temps il se regarde, et se tourne vers la mère, vers l’image de la mère pour se regarder. Tout ça est pris dans l’hypothèse d’un petit sujet qui ne se résout pas, même si cela constitue son moi imaginaire, qui ne se résout pas à être uniquement cette figure qui est vue dans le miroir. Voilà ce que je pourrais dire.

 

Mme Lacôte-Destribats
Co-auteur du livre : "Le métier du paychanalyste"