Charles Melman : Qu'est-ce que la psychopathologie ?

Conférencier: 

EPhEP, Cours magistral, le 16/04/2015

   Comme nous ne nous sommes pas beaucoup vus cette année à cause de ma générosité, je vous ai préparé une conférence festive. (Il va falloir que vous vous accrochiez quand même un petit peu). Puisque nous sommes dans une école vouée à l'étude de la psychopathologie, partons du plus simple : est-ce que nous sommes capables, je suis sûr que oui, de donner une définition de la pathologie ? Où commence et où finit la pathologie ? Pour franchir un saut tout à fait aisé, la pathologie, son expression ordinaire, c’est tout bête, c’est la souffrance. Quand il y a souffrance, il y a pathologie. Pour Freud, la pathologie était une tension dans le corps ou dans l’esprit qui ne parvenait pas à trouver sa résolution. Par exemple une crampe et aussi bien évidemment la faim. Et puis évidemment, et c’est l’intérêt de la définition, la sexualité si celle-ci reste insatisfaite. Et donc son idée que le bon fonctionnement de l’organisme et de la psyché est l’évacuation des tensions : principe de plaisir. Pour arriver un peu tardivement, c’est-à-dire en 1925, dans l’Au-delà du principe de plaisir, à cette remarque que l’évacuation des tensions, sources de souffrance, ne pouvait jamais être complète, parfaite, et que c’est comme s’il fallait qu’il en reste une petite quantité pour assurer le maintien de la vie. Comme si donc - mais je ne sais pas si cette conclusion en a été immédiatement tirée - le maintien de la vie était porteur d’une souffrance, qu’il y avait toujours au titre de résidu un minimum de tension qu’on ne saurait satisfaire sauf à courir un risque léthal. Et c’est dans ce contexte que Freud a introduit la notion de pulsion de mort c’est-à-dire cette vocation à se débarrasser de ce résidu de tension inhérent au maintien de la vie. Autrement dit la pathologie, la souffrance, est inhérente à la vie elle-même. Ah, voilà brusquement une frontière qui prend une extension inattendue.

  

   Il est vrai qu’on aurait pu en prendre un autre exemple, apparemment moins dramatique et tellement interne à notre façon de faire, d’agir. On va supposer une famille composée de deux sœurs, entre autres, et un jeune homme qui va s’éprendre avec passion de l’une des deux. Quoi de plus charmant, et de plus raisonnable ? Sauf que : laquelle va –t-il épouser ? Eh bien régulièrement, il va épouser la deuxième. Comme si donc le maintien même de la vie était inhérent à ce qu’il en serait de sacrifice d’une jouissance, au maximum dans ce cas souhaitée, possible, à portée de main, quitte à devoir ensuite évidemment avoir une existence enrichie par cette nostalgie de celle qu’il aurait pu épouser et avec la perte de laquelle s’est ainsi constituée son existence ordinaire.

 

   Il est bien évident, puisque j’ai pris le thème général de la souffrance, que le médecin va en chercher la cause dans le corps. L’organogénèse est au principe de la démarche médicale. On ne saurait assez la remercier de la simplicité de sa démarche. Simplement cette démarche commence à devenir un peu plus compliquée quand il s’agit d’une souffrance psychique, puisque fidèle à son epistèmé, à son savoir, à sa démarche, elle ne pourra rechercher de la souffrance psychique la cause que dans l’organisme. C’est cependant dans ce contexte médical que va se produire un événement remarquable, d’autant plus remarquable qu’il a été mis en évidence très tôt c’est-à-dire, si je me souviens bien, deux millénaires avant notre ère :  dans un papyrus médical égyptien se trouve mentionné ce fait que les femmes présentaient des affections fonctionnelles ou organiques diverses, rassemblement tout à fait hétéroclite de ces souffrances organiques et cependant quand on procédait à l’examen anatomique – comme quoi ça a quand même commencé très tôt cette affaire, ils n’étaient pas plus bêtes que nous - on ne trouvait rien ! C’est quand même curieux, ces femmes qui présentaient ainsi des troubles qui pouvaient allez du bas ventre jusqu’à la gorge et l’encéphale en passant par les poumons, le cœur, les intestins, etc., donnant chaque fois des troubles localisés selon quoi ? Selon le fait - parce que c’étaient des médecins intelligents - qu’elles avaient un problème avec leur utérus. En effet, celui-ci souffrant de dessiccation – le pauvre ! - il grimpait, comme tous les corps plus légers que l’air, dans l’organisme et selon sa localisation, alors vous avez toutes les échelles évidemment, il donnait des troubles locaux selon l’endroit où il venait se bloquer. Alors vous me direz « mais ça quand même, ils ne l’ont pas vu ? ». Non, ils ne l’ont pas vu mais ils l’ont compris, ce qui est encore plus fort, de comprendre ce qu’on ne voit pas. Et donc le traitement était si j’ose dire à portée de main – c’est une métaphore - puisqu’il suffisait de corriger la dessiccation de cet utérus, autrement dit il fallait marier les jeunes veuves pour que tout rentre dans l’ordre.

 

   Et ce que nous allons retenir à la charge de Freud c’est que dans ses conceptions, en tout cas sa façon de traiter Dora, il n’a pas trouvé mieux. Finalement si Dora souffrait de ses troubles hystériques, y compris non seulement pulmonaires mais aussi laryngés, avec une toux incessante etc., c’était qu’elle n’avait pas voulu accepter la solution de Freud c’est-à-dire prendre pour amant le charmant ami de la famille qui était le mari de sa meilleure amie. Elle a refusé la solution freudienne et a bien mérité de traîner ses troubles jusqu’à un âge à peu près avancé !

 

   Vous voyez, c’est magnifique parce que la pensée continue de venir dans des sillons qui sont tracés depuis si longtemps. Mais la conclusion n’a pas été tirée de cette affaire quant à la localisation exacte du trouble puisque nous n’allons pas retenir la solution des médecins égyptiens. Vous remarquez que cette maladie chez l’hystérique, justement c’est ce qui a tellement perplexifié les médecins, elle n’est pas dans le corps, alors elle tient à quoi ? Où est-ce qu’elle est logée, la cause de cette souffrance ? Si on retient en tout cas l’idée générale de l’affaire, c’est qu’elle est logée dans la relation, la relation de cette femme avec son entourage et comme on le sait, et elle l’exprime en général de façon lisible, le trouble dans la relation sexuelle. Est-ce que nous allons dire donc, en nous servant de ce qui a arrêté les médecins depuis tant de temps, et comme nous le savons, aux deux siècles derniers les a tellement surpris, que la souffrance psychique, sa localisation, la cause, se situe dans la relation puisqu’elle n’est pas dans le corps ? Si vous recevez un enfant, vous êtes forcément amené à demander à voir ses parents. Parce que vous savez que le lieu de la cause de cette souffrance n’est pas en lui. La question surgit : est-ce que la cause de la souffrance de cet enfant est chez les parents ? Elle est dans la relation, entre cet enfant et ses parents et nous allons voir de quelle manière en cours de route on peut préciser les instances en cause dans la relation. Parce que celle-ci, si le corps à un support matériel, un support physique, la relation n’a pas moins un corps matériel, un corps physique. Ce n’est pas le même que celui du corps.

  

   Freud, comme vous le savez, était un neurologue, ce n’était pas un psychiatre. Il  a travaillé à une époque sur une méthode de coloration argentique inventée par un médecin italien qui s’appelait Ramon Y Cajal. Cette méthode permettait de révéler la structure cellulaire des tissus. Jusque là on ne savait pas de quoi étaient faits les tissus. On avait beau regarder au microscope, sans méthode de coloration, on n’y voyait qu’affaire continue. Grâce à cette méthode de coloration, et à la découverte de la structure cellulaire des tissus et en particulier, entre autres, du tissu nerveux, du tissu cérébral. Freud a travaillé sur ces questions en commençant, comme vous le savez sûrement, son premier travail sur la recherche de la localisation des glandes sexuelles chez l’anguille - il était déjà obsédé - en tout cas c’était une énigme à l’époque, donc il fallu découper ce pauvre poisson en une série de lamelles, les colorer, et Freud a ainsi – ça ne lui a pas valu le prix Nobel – découvert la structure de la localisation des glandes sexuelles de l’anguille qui est désespérément et anatomiquement neutre, elle n’est pas explicite à cet égard.

 

   Puis il est passé de là à un travail très important sur le mécanisme des aphasies. Son travail sur les aphasies est traduit en français, travail de neurologue valeureux, avec cette distinction de deux types d’aphasies correspondant à des atteintes corticales différentes, que ces aphasies soient motrices ou sensorielles. Et puis, de cette affaire d’aphasies qui étaient donc organiquement établies, il est passé à cette autre aphasie qui nous pose le problème que je viens d’évoquer c’est-à-dire celui de la localisation de sa cause, c’est l’aphasie des hystériques. Parce que là, on a eu beau faire toutes les recherches anatomiques que l’on voulait, y compris bien sûr cérébrales, pas trace de localisation repérable. Et c’est de là qu’il est passé à cette affaire qui nous permet aujourd’hui de travailler de façon tout à fait différente c’est-à-dire de constater que la relation a un support matériel qui est la parole. Parce que la parole, ça a des supports matériels, aussi bien évidemment phoniques qu’inscriptibles de diverses façons par divers appareils et surtout se réfère à un système, celui du langage, qui lui-même nous offre le support matériel que l’on pourrait autrement continuer de chercher. Support matériel dont la validité se vérifie tout de suite en ceci que c’est par la parole que l’on va guérir ce trouble de la relation, ce qui évidemment nous oblige bien à supposer que la cause en gît dans une souffrance de la relation elle-même. Il ne s’agit donc pas, en situant la cause de la maladie de la pathologie dans la relation, de s’affranchir d’un rapport matérialiste à ce qui est ici à l’œuvre. Mais il s’agit de considérer que le signifiant n’est pas l’équivalent de la cellule même s’il constitue l’une des unités de cet appareil qui est celui du langage.

 

   Voilà une jeune femme qui présente - le cas est rapporté dans les Etudes sur l’hystérie - une astasie-abasie, ça veut dire simplement qu’elle ne tient plus debout. Aucune cause neurologique. Il va se révéler, grâce à l’entretien avec elle, que la perte de son père chéri quelques mois plus tôt l’a désormais laissée sans soutien. Ça a l’air simple, c’est évidemment un peu plus compliqué. Car pourquoi ne le dit elle pas ? Pourquoi est ce que, d’abord cette affaire semble refoulée, qu’elle est désormais sans soutien, pourquoi ça s’exprime dans le corps, comme si le corps était une espèce de tableau, d’ardoise sur lequel venait s’écrire le fait qu’elle s’estime désormais sans soutien. Donc elle ne le dit pas, ça s’inscrit sur le corps comme sur un tableau. Pourquoi est-ce que ça semble refoulé ? Pourquoi, ce qui est encore plus énigmatique, le lui faire entendre - ce qui n’était pas tellement difficile, il ne fallait pas être un grand herméneute pour déchiffrer le symptôme – ô magie de l’opération : et la voilà qui repart à trotter !

 

   C’est de ce type d’histoires devenues un peu trop faciles, un peu trop évidentes, que pourtant notre réflexion mérite de s’arrêter, de ne pas céder à ce qui va devenir une évidence du même type que celle des médecins égyptiens. En effet, première remarque, il est clair que ce symptôme constitue une adresse, une déclaration. Mais on ne sait pas à qui, elle-même ne sait pas à qui. Mais c’est comme si elle attendait le lecteur qui viendrait, on ne va pas dire tout de suite l’en délivrer, mais qui viendrait témoigner qu’il la reçoit, qu’il l’entend, qu’il l’écoute. Ce qui va venir s’inscrire dans ce qui sera une plainte féminine commune, celle de ne jamais être entendue ni écoutée. En tout cas là il y a une adresse, on ne sait pas à qui, mais qui est en attente. Pourquoi n’est-ce pas articulé vocalement ? Pourquoi elle le dit pas : « Depuis que papa n’est plus là, moi je ne tiens plus debout, j’ai plus mon soutien ». Disons que si elle le disait, elle n’aurait pas le symptôme. Ça aussi c’est étrange. Pourquoi elle ne le dit pas ? Elle ne le dit pas alors que c’est écrit, son symptôme. Son symptôme c’est une écriture. « Je suis sans soutien » Sans soutien, c’est écrit, il faut le lire, pas l’écouter puisqu’elle ne le dit pas. Il faut le lire. Elle ne le dit pas parce que du lieu où elle se situe en tant que femme, c’est-à-dire le lieu Autre, vous en avez entendu parler, vous en avez les oreilles rebattues de ce lieu Autre, dans ce lieu Autre il n’y a pas de voix. Sauf dans ce cas d’une autre pathologie que j’ai déjà esquissée avec vous qui est celui de l’automatisme mental. Quand ça se produit, quand il y a une voix dans l’Autre, ça pose de sérieux problèmes. Ordinairement il n’y a pas de voix dans l’Autre. C’est le problème, comme vous le savez, de ces hallucinations propres à l’automatisme mental qui peuvent ne pas être vocalisées. Comme s’il y avait une espèce de lecture par le patient de ce qui défilait là en bande, mais sans que ce soit vocalisé. C’est un processus étrange. Et le patient, quand et si vous avez l’occasion de le voir, il distingue parfaitement les hallucinations vocalisées d’autres hallucinations sonores ou non, ça ne passe pas par les oreilles. Dans  ce lieu Autre, ça ne peut pas être dit parce qu’il n’y a pas de voix pour le dire. En revanche c'est écrit parce que ce lieu Autre, il est fait d’une écriture. Donc c’est écrit. Et ça s’adresse à qui ? Eh bien ça s’adresse au maître à venir c’est-à-dire celui qui sera capable tel Champollion avec sa pierre de Rosette, de déchiffrer ce qu’on lui offre là, on revient aux Egyptiens, aux hiéroglyphes. Le maître à venir, et qui donc donnant voix en le lisant, ce message écrit, va en libérer, du fait de lui donner voix, la patiente, ce qui reste énigmatique. C’est curieux parce que vous voyez qu’on a là un problème proposé au médecin, au maître à venir, d’une lecture à haute voix exactement semblable à ce que j’évoquais tout à l’heure à propos de cet automatisme mental non vocalisé.

 

   Cette question, c’est-à-dire « pourquoi elle ne le dit pas ? », a tourmenté suffisamment Freud pour que le premier rêve dont il fera état dans son bouquin inaugural sur la signifiance des rêves, la Traumdeutung, sera l’un de ses rêves à lui et qui concerne justement une amie qui a dû être plus ou moins une patiente, même pas sûr, et dont il essaie d’ouvrir la bouche pour savoir ce qu’il y a là au fond, qu’est-ce qu’il y a de caché au fond de sa bouche et dont elle souffre, puisqu’il y a manifestement des signes physiques de souffrance : elle n’a pas l’air bien, elle est pâle, elle est bouffie. Mais qu’est-ce qu'il y a au fond de la gorge des femmes, hein ?

 

   Si on postule que cette patiente astasique-abasique était la victime d’une formulation qu’elle s’était faite à elle-même et qui a été refoulée, « je n’ai plus de soutien ». Refoulée pourquoi? On n'en sait rien dans l’histoire, peut-être parce qu’elle ne pouvait pas dire ça à la mère, faire entendre à la mère que maintenant que papa était mort, c’est pas la mère qui avec ses propres faiblesses allait être capable de la soutenir. Peut-être que par décence ou par amour maternel elle a refoulé ce qui était inconvenant de dire, on va supposer ça, ce n’est pas très hasardeux et ça ne dérange rien.

   Donc l’inconscient venant se proposer là comme cet écrit à déchiffrer, dès lors qu’il se manifeste par des interventions qui font symptôme, par des manifestations plus exactement qui font symptôme, il se manifeste par écrit. Et même lorsqu’il s’agit d’un lapsus, comme vous le savez, vous l’avez déjà entendu chez nous dans cette École, le support du lapsus vocal qui n’est pas nécessairement un lapsus de plume, c’est toujours une simple lettre en trop, une lettre, c’est l’écrit, ce n’est pas un phonème en trop, une seule lettre, et qui vient dire beaucoup plus que ce que le patient, ce que la personne, pensait vouloir dire. Et avec cette distinction majeure à laquelle ces petites histoires nous introduisent, entre l’écrit et la voix, la voix qui ne se supporte que du trou fait dans un ensemble. Ce n’est pas seulement le trou percé dans le tuyau et qui va supporter la confection de la flûte et qui en est le témoignage : pour qu’il y ait de la voix, il faut qu’il y ait une colonne sonore qui se déplace, comme une arrivée d’air qui se déplace dans un orifice, dans un tuyau. La voix, dès lors qu’elle décomplète ne serait-ce que par sa nature physique même, tout ce qui serait compacité, la voix ménage ainsi dans cette compacité, dans cette totalité, dans cet ensemble, l’espace où un dire peut se faire. De plus c’est toujours le même espace pour un sujet donné puisque son dire finalement sera toujours le même. On ne cesse, chacun d’entre nous, de dire la même chose, ce qui nous rassure d’ailleurs parce que quand on se met à parler brusquement différemment de ce qu’on a l’habitude d’entendre de soi-même, ça peut paraître gênant.

 

   L’écrit est un ensemble homogène. Non troué, totalitaire, et sans limite. Et ce qui va nous amener comme vous le voyez à opposer le pouvoir de la voix qui se réfère je dirais à ce qui est une défection dans la totalité, dans la compacité, opposer le pouvoir de la voix qui se supporte d’un trou, de l’écriture et dont le pouvoir est toujours totalitaire. Outre le fait qu’elle n’a pas de sujet, vous vous rendez compte, et qu’elle n’a pas d’adresse. C’est pourquoi vous aurez à rencontrer ou vous rencontrerez des questions qui ont été posées à propos de l’auteur : l’auteur d’un écrit, est-ce que c’est le signataire est ce que son nom représente effectivement le lieu d’où ça s’est écrit pour lui lorsqu’il a écrit. Ou bien est-ce que ça s’est imposé à son propre nom ? Encore que, comme vous le savez, ça peut parfaitement être l’écrit de ce que l’on appelle un nègre et auquel son nom propre à lui sera attribué. Et c’est ce qui fait d’ailleurs que lorsque nous avons des amis qui s’engagent dans l’écriture, la première chose qui est la plus évidente, c’est qu’ils écrivent sans savoir à qui ils s’adressent. C’est fait pour qui, ce qu’ils écrivent ? Il n'y a pas longtemps encore, j’ai eu la faiblesse de m’emporter, ce qui n’était vraiment pas nécessaire, on ne fait pas toujours le nécessaire, à propos d’un texte que l’on m’apportait, aux fins de publication éditoriale et dont je ne comprenais absolument pas à qui ça s’adressait. C’est fait pour qui ? Ça ne posait pas de problème à l’auteur, par ailleurs excellent. Enfin personne excellente. Ecrit qui n’était pas inintéressant mais écrit pour qui ? Or ça il n’y en avait pas trace dans le tapuscrit. Et d’autre part quand on connaissait un peu cette personne qui venait donc proposer son travail, on était très surpris que cette personne puisse en être l’auteur, ça n’allait pas du tout de soi.

 

   Ceci nous ramène à une curieuse répartition entre d’une part la voix qui sera rapportée à une autorité masculine, et l’écrit qui par le lieu d’où il se fomente sera rapporté à la toute puissance féminine. Ça c’est bizarre. Cependant c’est bien comme ça, et je crois que nous n’avons pas à nous étonner si finalement l’écriture a tant d’attrait pour les dames. C’est vraiment leur truc. Et Lacan va plus loin puisqu’il va faire remarquer le caractère féminisant de l’écriture. Un écrit, ça ne se discute pas. Ce qui a été une parole émise, serait-elle autoritaire, il y a toujours l’espace pour la contredire, la tempérer, la discuter. Un écrit, ça s’impose de soi-même. Et puis comme en plus il n’y a pas d’émetteur, et vous n’êtes là une adresse qu’occasionnelle, c’est beaucoup plus compliqué.

 

   De telle sorte que nous en revenons à la question de la matérialité de ce qui donne corps à la relation. Ce qui donne corps à la relation et qui est donc le lieu de la souffrance, le lieu où gît la cause de la souffrance, il y a à la chercher dans ses diverses modalités. Eh bien, ce corps s’appelle le discours. C’est le discours qui donne corps à la relation et c’est dans son corps que gît la cause de la souffrance des locuteurs. Alors ce discours - là aussi je suppose qu’on vous en a rebattu les oreilles - c’est un instrument écrit par Lacan, car ça relève de l’écriture dont beaucoup de ses élèves sont restés, j’allais dire interloqués, en souffrance, pour parler mieux. Puisque comme vous avez pu le voir, il comporte quatre places pour quatre agents. Je ne vais pas là développer les Discours, j’en rappelle simplement le principe. Pour essayer de bien préciser le sens des places et des agents. Les places, comme vous le savez, il y en a une qui est celle où se tient le signifiant qui se réclame d’un pouvoir de maîtrise, ce que Lacan appellera aussi la place de l’agent. Si je dis une phrase qui à cette heure-ci commence à m’intéresser : « Va chercher le plat dans le frigidaire ! », eh bien, cette phrase s’articule d’une place qui est évidemment celle du commandement. Je la dis à qui ? Je l’adresse à celui où celle qui se trouve là en position d’avoir à répondre au titre d’objet c’est-à-dire qu’on ne lui demande pas son avis, on lui demande d’exécuter ce qui s’est dit avec cette phrase remarquable « Va me chercher ce plat dans le frigidaire ! », on lui demande d’exécuter ce qui est dit quoiqu’il en pense. Il pense peut-être que ce n’est pas à lui de le faire, ou pas à elle de le faire, que je n’ai qu’à le faire moi-même, etc. Ce sont des occurrences qui en plus ont la saveur de ne pas être exceptionnelles. Donc ça s’adresse à cette place occupée disons par l’objet, l’objet en l’occurrence destiné à me satisfaire.

 

   Dans cette adresse, qui concerne le champ des représentations, on est dans l’espace des représentations, on est dans la cuisine, ou dans le salon enfin l’endroit que vous voudrez. Dans le champ des représentations, il y a le maître et puis celui auquel il s’adresse. Mais dans cette interpellation, il y a quelque chose qui a chu. Et c’est pourquoi je vous ai tout à l’heure parlé des deux sœurs. Ce qui a chu, c’est que ce plat ne viendra jamais complètement me satisfaire. Il va peut-être sur le moment-là, et j’aimerais bien qu’il arrive, il va peut-être me calmer mais comme on le sait, cet appétit-même risque de rester sur sa faim puisque tant que ça peut, cette faim ne sera pas apaisée. Il y a donc cet objet qui a chu dans cette adresse même et que Lacan, comme vous le savez par cœur, théorise comme objet petit a et donc la place, s'il y a la place du maître, la place de l’objet, il ne dit pas du serviteur, c’est autre chose un serviteur, la place de l’objet hors du champ des représentations, l’objet qui a chu et qui va être cause de la souffrance permanente puisque l’insatisfaction va rester maîtresse du terrain. Insatisfaction aussi bien pour l’émetteur de cet ordre que pour celui qui y répond, insatisfaction réciproque donc c’est le début en général de la scène de ménage. C’est clair. Et puis toujours hors du champ des représentations, un espace complètement inattendu et sur lequel vous êtes absolument tourmentés, parce que la vérité ça tourmente toujours, un espace dans ce qui est cette machinerie du discours. Alors si on comprend bien ce qui se passe dans le champ de la représentation, ça, ça va. Si on peut admettre la place d’un plus de jouir d’un objet qui a chu et qui est hors du champ des représentations, ce que Freud situait toujours dans le sous-sol avec ses fameux tanagras dont de multiples exemplaires décoraient son bureau, c'est la place de la vérité. Alors donc vous voyez la question sur laquelle vous êtes amenés et qui est la question de votre vie : c’est quoi la vérité ? En quoi consiste-t-elle dans cette affaire, hein ? Parce que là on reste entre soi, en quelque sorte. Même avec le plus de jouir, il est incarné par cette sœur adorée à laquelle on a renoncé, et qui est sortie du champ, elle n’est plus dans le milieu. Alors la vérité, c’est quoi ? Eh bien il va falloir un tout petit peu réviser ce que j’ai situé tout à l’heure en parlant de ce réseau sans limite, infini, que constituait l’écrit, y compris l’inconscient, pour retenir que son caractère justement d’être sans limite laisse toujours la place d'un espace au-delà, bien sûr, que les mathématiciens ont su écrire, qui signifie que le sens de ce qui vient de cet écrit ne saurait jamais se conclure. C’est-à-dire que là où en quelque sorte j’ai pu déléguer un plus de jouir pour lui donner le sens d’un appétit, même quitte à rester déçu, cet appétit, dans le champ de la réalité, le champ des représentations, où cet objet petit a est venu lester l’inconscient, de cet objet qui entretient chez le locuteur ce désir destiné à rester inassouvi, la vérité c'est que cet objet ne vient pas fermer le sens de ce qu’il y a là dans l’Autre et qui est en quelque sorte, on pourrait dire, un alibi pour un sens dernier, ultime, celui justement qui assurerait satisfaction complète et qui n’est pas au rendez-vous. Place de la vérité, et alors ça c’est ce qui va être pour nous tous ici le plus difficile à admettre. Quand nous allons rentrer chez nous, dans quelques minutes, on va être tourmentés par cette affaire. C’est que cette place, comme c’est une place, elle peut être occupée par des instances qui vont venir à cette place. C’est ainsi que dans le discours du maître, il y a une instance qui va venir à cette place de la vérité, c’est-à-dire fonctionner pour nous, braves crédules, comme si elle était l’expression de la vérité. Ce sera la place du S barré c’est-à-dire du sujet. Nous y tenons les uns et les autres beaucoup puisque nous sommes dans le meilleur des cas des humanistes, à penser que le sujet c’est finalement la vérité absolue, la vérité dernière que nous avons à protéger, à défendre. Telle est là notre ressource, ce sujet, notre ressource identitaire ultime, le sujet, S barré et c’est pourquoi l’écriture de Lacan est fortement imagée, la pure faille. Et cette faille, vide, n’a besoin d’être soutenue par rien. C’est dans une faille que vient se loger ce que nous tiendrons donc comme la vérité absolue, c’est-à-dire le sujet.  Ce qui est - et je vais vous laisser sur cette dernière remarque, qui va ne pas décevoir votre ardent désir de savoir - c’est que dans cette écriture des discours - et vous voyez je n'ai pas traité les discours, j’ai juste voulu traiter la matérialité du corpus qui assure la relation et qui est le siège de ce qui va faire souffrance. J’ai rien voulu d’autre si ce n’est que l’instance active, le moteur de l’affaire, le premier moteur immobile de cette affaire, ne figure pas dans le discours. Cependant il va être essentiel. Je me suis beaucoup interrogé pour savoir pourquoi Lacan l’avait escamoté sauf le fait, parce qu’évidemment on ne peut pas le représenter, l’inscrire dans le champ des représentations, l’on inscrit bien l’objet petit a et le lieu de la vérité, alors pourquoi pas la place du premier moteur immobile ? Parce que le signifiant maître ne vient pas de nulle part. D’où est-ce que ça vient, ça ? Et d’ailleurs on s’interroge toujours sur ce qui fonde l’autorité des maîtres, à savoir si leur autorité est bien fondée, s’ils ont été bien élus et s’ils sont bien à la hauteur de leurs tâches, hein. Ce n’est pas rare, que ceux qui ont fonction de maîtres ne soient pas toujours à la hauteur. C’est amusant ce que je vous dis parce que Lacan, justement à une époque où ce n’était pas bien vu de se comporter en maître, eh bien dans ses relations privées, il n’hésitait pas, et d’ailleurs ça a été source d’un certain nombre de conflits dans la mesure où se comporter en maître aujourd’hui ce n’est pas politiquement correct. Il faut que le patron discute et qu’il explique. Le seul problème c’est que le signifiant fonctionne sans qu’il y ait rien à expliquer, c’est ça qui est embêtant. Ce qui donc ne figure pas dans l’écriture de ces discours et qui y est pourtant, et qui va être la cause de la souffrance, ça s’appelle l’instance phallique. Et puisque j’ai évoqué en cours de route l’enfant amené à la consultation et où les parents sont là dans leur douleur, dans leur peine, et l’enfant recroquevillé comme ça dans son malaise, son malheur, ses symptômes, son énurésie, ses vomissements, son insomnie, son refus scolaire, il vous apparaîtra toujours tellement lisible que ce qui ne va pas là entre eux, c’est dans leur rapport que les parents ont à offrir à l’enfant ce qu’il en est de leur propre rapport à l’instance phallique, de leur propre façon de traiter l’instance phallique. Parce qu’un enfant par définition, c’est un petit phallus, en cours de croissance, c’est pour ça que c’est tellement mignon, le petit chéri, eh oui. C’est pour ça aussi, permettez-moi cette remarque, qu’il y a des pédophiles. Pourquoi il y aurait des pédophiles ? D’où est-ce que ça pourrait bien leur venir, cette affaire ? Eh bien ce petit phallus est en souffrance parce que le rapport des parents à leur grand phallus n’est pas tout à fait comme il faudrait et donc ils n'ont pas bien mis l’enfant dans une position qui doit lui permettre de se repérer joyeusement et avec espoir dans la construction de cet idéal pour lui. Car un enfant a cette intelligence qui lui permet très vite de distinguer qui en a et qui n’en a pas et quels sont les modes de rapport des uns et des autres avec cette instance, comment ils s’en débrouillent, comment ils ne s’en débrouillent pas, leur perversité. L’intelligence de l’enfant est toujours admirable pour déchiffrer tout cela. Nous, nous sommes des phénoménologues, nous nous attachons, nous ne croyons  que ce que nous voyons, que ce que nous observons, ça c’est le principe même de la médecine.

 

   Donc ce que nous verrons la prochaine fois, c’est de quelle façon les diverses modalités de traitement de cette instance phallique par les locuteurs vont rendre compte de leurs névroses, de leurs psychoses, et puis d’une façon plus générale, comment elle contribue à entretenir leur insatisfaction c’est-à-dire cette tension qui risque d’être excessive au point d’entraîner une douleur. Douleur qui peut se révéler difficile à supporter et qui vous explique pourquoi le grand mouvement culturel actuel consiste, cette instance phallique, à l’annuler, autrement dit à faire sortir le papa qui en est le représentant, de toute responsabilité à cet égard et, lui qui en était le fonctionnaire émérite, de le renvoyer à ses loisirs de week-end. C’est ce à quoi nous assistons sans que personne ne puisse y changer grand-chose ni même avoir la moindre prédiction à inscrire, sauf concernant les enfants pour qui ce n’est pas de la prédiction, c’est ce qui se passe.

 

   Voilà, je vous souhaite une bonne soirée et à la prochaine fois.