Charles Melman : "Le petit Hans" - 7

Conférencier: 

EPhEP, Séminaire Charles Melman, le 30/01/2014 

Je vous propose de reprendre cette « Leçon XII », dont nous allons voir que nous l’avons jusqu’ici survolée, et dont vous allez voir également qu’elle est un pivot des processus de l’organisation psychique et que vous avez beaucoup de chance, de pouvoir vous y introduire, grâce à un guide, qui va vous mener par la main, dans la mesure où il s’agit d’une leçon centrale, je dis bien, et qui a la particularité d’être restée – elle est faite en 57, d’être restée à peu près négligée ou méconnue ou mal interprétée par les élèves.

Nous allons donc voir si sommes nous-mêmes capables aujourd’hui, à partir de ce cas clinique du  Petit Hans, si nous sommes capables non seulement de mieux la lire mais d’en accepter les données, car elle nécessite assurément que vous attachiez vos ceintures ; vous n’en avez pas, tant pis.

Vous avez d’abord, à cette « Leçon XII » –  que nous allons suivre pas à pas, nous n’allons rien laisser de côté – vous avez d’abord ce tableau, étrange et auquel, de façon tout-à-fait normale, vous n’avez rien compris. Vous avez d’abord ce tableau, qui anticipe ce que seront les nœuds borroméens mais qui l’ignorait à l’époque. Ce tableau est constitué par une combinatoire, celle du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Rappelons en passant qu’à la lecture du cas du  Petit Hans  vous avez pu remarquer, vous avez sûrement pu être sensibles au fait que les diverses représentations qui étaient données, à la fois du pénis, du sexe féminin, de la castration, de l’Œdipe, etc., étaient manifestement, ne pouvaient que laisser une impression de confusion, y compris d’ailleurs avec des conséquences pour le Petit Hans qui sont assez connues ; conséquences, dont il sera souligné dans cette leçon que  l’Œdipe ne suffit pas pour assurer l’identité sexuelle. Je veux dire que si l’Œdipe peut désigner le choix de l’objet, il n’exclut aucunement une position fondamentalement homosexuée ; ce qui est une remarque, je dois dire, non conventionnelle mais intéressante et qui justifie ce qu’il va là aborder, c’est-à-dire que ce qui s’avère déterminant dans l’organisation de la vie psychique n’est pas tant la façon dont nous allons  rationaliser une suite  d’évènements et d’interprétations, mais que ce qui est à l’œuvre est une combinatoire ; une combinatoire de catégories que Lacan amène : Réel, Symbolique et Imaginaire.

En rappelant ceci : c’est que si le signe est, je dirais, le moyen de communication de l’animal, celui que nous constituons se trouve habité par le signifiant. Commençons par le plus simple. Le signe a le bonheur, l’avantage de représenter, dit Lacan, quelque chose pour quelque « un » ; par exemple, lorsque Robinson voit sur le sable des traces de pas, voilà bien des signes qui désignent le passage d’un homme : l’île est habitée. Pourquoi : pour quelqu’un ? Quelque chose, encore, on comprend ; remarquez que c’est le rapport direct à la chose, et effectivement, quand Robinson rencontrera Vendredi, eh bien voilà, c’est bien un homme à qui il a affaire. Mais pourquoi : représente quelque chose pour quelque « un » ?  Eh bien, cela peut s’entendre, ce « un », comme l’élément d’une communauté animale et pour laquelle ce signe est significatif : ce n’est pas le même signe qui est représentatif pour toutes les espèces animales. Je crois que les termes de chose et de un, je dirais ici que ces termes sont à souligner.

  Le signifiant, dira de façon restée toujours originale Lacan, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. Autrement dit, l’émergence dans notre espace de perception d’un signifiant nous indique là la présence d’un sujet, non pas d’un « un », mais d’un sujet et qui se trouve représenté pour un autre signifiant, l’interlocuteur par exemple, moi, par exemple, à qui ce signifiant s’adresse. Le signifiant – je reprends ce développement pour essayer de vous rendre sensibles à la matérialité du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire : ce ne sont pas des concepts abstraits – le signifiant, comme vous savez, n’a pour propriété que d’être différent des autres signifiants : ce qui constitue sa spécificité, ce n’est pas tant de renvoyer à une constitution matérielle propre mais simplement au fait que les phonèmes qui le composent sont chacun différents des autres signifiants ; un signifiant représente donc une pure différence, et dans la mesure où il n’est représentatif d’un sujet que pour un autre signifiant, puisque nous n’avons jamais affaire qu’à ce registre de la parole, eh bien il est clair que dans cette adresse c’est bien la Chose qui se trouve perdue, puisque je n’aurai à me mettre sous la dent par l’usage du signifiant, cette invocation faite par le signifiant, qu’à un autre signifiant ; je n’aurai à me mettre sous la dent qu’un signifiant, et la Chose d’ailleurs, ne prendra ses qualités que par le signifiant qui la représente.

Si le signifiant ne vaut que par sa différence, il vient en quelque sorte trouver sa matérialité, cette fois-ci, comme étant chaque fois « un » ; chaque signifiant vaut comme « un » : Dans la suite des signifiants, eux qui sont tous différents, leur identité, c’est d’être chacun une unité, d’être chacun « un ». Et ce « un » devient le symbole – nous entrons là dans le registre du Symbolique -  le symbole de ce que le signifiant perd à l’occasion de son exercice, c’est-à-dire qu’il ne peut épuiser le champ des représentations : il peut toujours y avoir un signifiant de plus ,mais en outre, entre deux signifiants il y a un gap, il y a une coupure,  et pour les mathématiciens ce qu’il y a entre le zéro qui est donc le premier des « uns » qu’il faut compter dans la suite des nombres, il faut commencer par zéro  – 0, 1, 2, 3  –  entre zéro et un il y a une suite de nombres réels, comme vous le savez, infinie, et qui, elle, a la propriété d’être continue, dont les éléments ont la puissance du continu ; c’est-à-dire qu’entre deux chiffres pris dans une suite de nombres réels, eh bien je peux toujours entre les deux en intercaler un troisième, et entre ce troisième et le premier en intercaler un quatrième, et entre ce quatrième et le premier en intercaler un cinquième : un tissu continu.

Le signifiant donc, en tant que un, est symbole de ce qu’il ne peut atteindre, de ce qui lui échappe, et ce qui lui échappe ainsi et que Lacan va appeler le Réel, dans ce qui lui échappe de ce Réel se trouve entre autres, bien sûr, cet objet qu’il rate. Alors vous me direz pourquoi est-ce que le petit humain n’a pas uniquement affaire à un signifiant et pourquoi vient intervenir là la notion d’un objet ? Comment est-ce qu’il a accès à la notion d’objet  L’objet qui est donc réel, puisqu’il échappe au signifiant, il échappe à la prise par le  un : d'où est-ce que ça lui vient ? Eh bien justement, nous allons voir ça.

Donc, en tout cas, le signifiant dans sa dimension symbolique, est symbolique toujours de ce qui échappe à son pouvoir, et ça vaut comme nous l’avons dit aussi bien pour le concept, y compris bien entendu les concepts dont nous nous servons et qui n’entendent pas couvrir, rendre le champ de la théorie comme venant couvrir l’ensemble du domaine. Outre  le Réel donc, en tant que ce qui échappe au signifiant, se trouve l’Imaginaire qui est une dimension essentielle puisqu’elle est la représentation que nous pouvons nous faire de ce qui dans le Réel est désiré,la représentation que nous nous en faisons. Et il y a quelque part une remarque de Lacan disant qu’il est certain que la fixation de l’enfant est dépendante, est liée au fait qu’elle est la première image qui lui est apparue ; à sa mère donc et du même coup assurément à une femme, et pour des enfants qui ont été élevés par des boys, il n'est pas extraordinaire que des problèmes puissent survenir.

Donc Réel, Symbolique et Imaginaire. Alors vous me direz : oui le Symbolique mais pourquoi le symbole ?  Vous savez que le symbole c’est cet élément qui, détaché d’une pièce de monnaie selon une ligne de fracture spécifique, sera susceptible d’en être rapproché pour reconstituer cette pièce –  la reconstituer intégralement comme une assiette brisée en deux morceaux et vous pouvez la recoller, σύνβολειν (« sunbolein »), remettre ensemble  – sauf que dans le cas qui nous concerne, la pièce cassée, la pièce manquante, celle dont le fragment est le symbole, va s’avérer ne jamais  pouvoir parfaitement venir reconstituer la forme inaugurale, autrement dit, faire une union parfaite. Ceci pour les raisons que je ne vais pas là reprendre mais dont vous avez quand même une idée, d’ailleurs là je crois qu’avec cette introduction je suis déjà pour vous dans des truismes, mais Réel, Symbolique et Imaginaire sont des catégories trop importantes pour qu’on ne soit pas au clair là-dessus. Donc le signifiant est le symbole d’une perte qui ne sera jamais réparée, on ne pourra jamais recoller les deux morceaux, et c’est au point où vous savez que Lacan dira qu’il n’y a pas de rapport sexuel, ce qui veut dire que les deux morceaux ne vont pas ensemble, malgré des efforts déployés de part et d’autre, et par les institutions.

Alors donc, maintenant lisons ce tableau qui inaugure la « Leçon XII » et qui restera tellement, je dirais malentendu, que dans la « Leçon XIII » Lacan va revenir sur la définition qu’il inaugure dans cette leçon. Ce qui vous frappe d’abord, c’est que la première ligne, quand vous la lisez horizontalement : père réel ; castration ; dette symbolique ; phallus, vous vous demandez pourquoi il n’y a pas : père réel, père symbolique et phallus. De même dans la ligne verticale : père réel, mère symbolique, mère imaginaire. Pourquoi : mère symbolique, et non pas à cet endroit père symbolique ? Pourquoi cette cassure dans ce tableau, et pourquoi le père symbolique est-il inscrit tout seul à gauche ? Et qu’est-ce que c’est que ce père symbolique ? Alors le père symbolique, c’est ce qui plus tard sera appelé par Lacan le nom du père ; c’est un signifiant, qui a une particularité très amusante  et c’est sans doute pourquoi il réjouit toujours. Il a une particularité très amusante, c’est que lui, il ne représente pas un sujet pour un autre signifiant. Autrement dit, il ne fonctionne pas comme les autres : il fonctionne comme ce que Lacan appellera plus tard un point de capiton. Vous savez ce que c’est, un point de capiton, vous avez peut-être chez vous un matelas par hasard, c’est ce qui vient unir comme cela deux couches. Il a repris cela des dessins de Saussure avec les deux courants du signifiant et du signifié, et voilà que, avec le nom du père nous sommes renvoyés à un signifié, non pas à un sujet représenté pour un autre signifiant, mais un signifié, point de capiton. Et lequel ? Quel signifié ? Et bien, le signifié d’une instance qui aurait à se tenir dans le Réel, une instance Une, puisqu’il lui est prêté d’être génératrice, génitrice, génératrice des « uns » qui organisent le champ de la représentation et le monde, qui le peuplent, donc cette instance supposée être présente dans le Réel, et dont la seule certitude qu’il y ait est qu’elle répond. C’est génial son truc, elle répond. Qu’est-ce que ça veut dire, qu’elle répond ? Eh bien, ça veut dire que nous sommes en général habités par un dialogue intérieur qui se tient, qui se fait   –  aujourd’hui ça se fait moins parce qu’on a des écouteurs sur les  oreilles et que l’on écoute… Stromae (rires)  –  mais jusque-là, avant les écouteurs, il y avait donc ce dialogue intérieur,  dont personne ne s’étonne d’ailleurs, cela paraît vraiment aller de soi, alors qu’il s’en faut de peu de choses pour que ça puisse apparaître comme bizarre. Un dialogue avec une instance assurément Une avec laquelle le sujet s’interpelle, dont il reçoit des injonctions, voire s’adresse des messages qui viennent de cette instance supposée.  Par exemple, « tu es vraiment un pauvre petit connard », « vraiment, c’est pas fort ce que tu fais »...   Autrement dit, cette instance que Lacan va spécifier comme étant celle du Surmoi, cette instance Une dans le Réel, et dont le caractère générateur, le pouvoir générateur qui lui est attribué, va faire qu’aussi bien, de façon plus laïque, il puisse être nommé phallus.

Donc, le père symbolique, ce signifiant atypique, en tout cas bien différent des autres signifiants, puisqu’il est indexé, on aurait presque envie de dire qu’il est traité comme un signe s’il y avait à l’extrémité qu’il désigne une chose, alors que ce qu’il y a là, c’est une instance hypothétique, puisqu’il n' y en a pas beaucoup qui l’ont rencontrée, et ceux qui l’ont rencontrée en sont revenus un petit peu secoués. Donc c’est la supposition de ce Un dans l’Autre, dans le Réel, qui n’existe peut-être que du fait de mon amour, de mon amour pour le faire exister, puisque je ne suis pas sûr de son existence, et l’amour, c’est toujours faire exister ce qui manque d’être : est-ce qu’on aime quelqu’un ou quelqu’une pour ce qu’elle a ou pour ce qu’il a, ou pour ce qui lui manque ? On peut éventuellement désirer ce qu’elle a ou ce qu’il a, mais aimer ce n'est pas la même dimension, et on n’aime évidemment quelqu’un que dans la mesure où il est porteur, animé par ce qui lui manque, et que par l’amour il s’agit bien de le faire exister. Au point que Lacan dira, mais je ne m’étendrai pas sur cette conséquence, que l’amour est toujours réciproque. Ça, c’est toujours très, très amusant dans les cas d’érotomanie, et où la personne qui en est marquée est absolument à chaque fois  persuadée que… la vedette, par exemple, dont elle s’est éprise, eh bien quand elle apparaît sur l’écran, elle lui fait des signes tout à fait privés, elle s’adresse à elle, elle signifie que… L’amour est toujours réciproque, puisque celui-là ou celle-là que j’aime, c’est-à-dire dont je fais un « un » parfait, c’est bien aussi parce qu’en retour il me fait « un » parfait, et que l’un et l’autre étant des « uns » parfaits, sans aucune coupure entre nous  –  c’est pourquoi l’érotomane va toujours sous les fenêtres de son objet  –  il n’y a que la fusion, enfin réussie, qui nous attend. C’est quand même fort, je dirais, que nous soyons animés par des déterminations aussi indifférentes à nous-mêmes, aussi sourdes, bien que ce Surmoi, nous ayons l’habitude de lui prêter parole.

 En tout cas, c’est bien la présence dans le Réel de ce Un supposé, dont le nom du père est le représentant, je n’en ai jamais que le nom, et Lacan dira dans le texte  : mais qui a jamais été, a pu assumer le fait d’être un père complet, d’être un père parfait, d’être un père réussi et qu’est-ce que ce serait d’ailleurs puisque ceux qui ont cette charge, ils essaient d’en assurer la fonction avec évidemment un décalage par rapport à cet idéal qui sera toujours perçu immédiatement par les enfants, bien sûr, et décalage qui habituellement provoque l’amour de l’enfant, pas seulement la revendication : pauvre papa, hein, il a bien besoin d’être aimé…

Il y a,  je vous la conseille, elle  se joue encore,  la pièce d’Ibsen Le canard sauvage et qui tourne entièrement autour de la question des pères ; du père. Et il y a là le personnage d’un homme d’affaires qui a réussi, un type intelligent, crapuleux, mais honnêtement, crapuleux parce quand on est un homme d’affaires, on n’a pas tellement le choix, et qui donc voudrait bien que son fils rentre dans la société, qu’il s’associe à son père,  pour prendre la suite, etc. … Et le fils s’insurge contre son père lubrique, malhonnête et profiteur ; s’insurge au nom de quoi : au nom justement du Surmoi, au nom de l’Idéal. Et donc il récuse ce père.  On découvre au cours de la pièce ses malversations, et alors que l’autre père qui est mis en scène, et qui est le fils d’une des victimes de cet homme d’affaires, et qui est un pauvre bougre, dont la vie est ratée, enfin bref, un velléitaire, névrosé, etc. et qui élève une fille qui a quatorze ans dans la pièce, et ce père faible, lâche, velléitaire, elle l’adore. Or il y a donc le fils du premier qu’il dénonce, qui est un type normal, et puis il y a l’autre, le raté, et que sa fille, aux petits soins pour lui, adore, elle a besoin de le  constituer, d’être la fille dont il pourrait être fier. C’est une pièce très lacanienne. C’est écrit en 1885, c’est-à-dire au moment où Freud arrive à Paris ; et Freud était fasciné par le théâtre d’Ibsen, vous avez l’inconscient qui est là mis sur la table. Mais il fallait évidemment un clinicien pour prendre la position du thérapeute. Ibsen est un dramaturge. Et Ibsen avait également cette particularité, il était lui-même dans une relation tout-à-fait spécifique à son propre père puisque norvégien, il appartenait à un pays que le congrès de Vienne venait de détacher du Danemark qui était donc le patron de la Norvège, pour le donner à la Suède. Donc son pays était passé du Danemark à la Suède, c’est agréable quand on est le citoyen d’un pays, et il écrivait en danois, mais un danois truffé d’idiotismes norvégiens, d’idiotismes populaires, du parler populaire. Mais il écrivait en danois. Et il n’y a qu’une pièce qui est écrite en norvégien, une seule, qui est la plus connue, qui est Peer Gynt, et donc on ne s’étonnera pas que Joyce soit tombé sur Ibsen, il a tout de suite reconnu là un frère ; A un moment où les Norvégiens vont montrer leur lâcheté en refusant de se défendre contre les Prussiens et les Autrichiens qui viennent de se saisir de deux provinces appartenant au Danemark, il quitte son pays à ce moment-là pour aller où ? À Trieste ; en tout cas pour descendre en Italie et passer vingt-sept ans en exil, comme ça. Est-ce que ça ne vous dit rien, tout ça ? Et le père de Henrik Ibsen était un riche négociant qui bien entendu, a dissipé sa fortune en menant joyeuse vie, ce qui fait que le petit, il devait avoir sept ou huit ans quand le statut social de la famille s’est trouvé détruit, que ce petit qui lui parlait donc une langue étrangère, dont le père a provoqué la décadence de sa famille, s'est trouvé affronter en plus  dans la petite ville où ils étaient la rumeur qu’il n’était pas le fils de son père. C’est pas beau, tout ça (rires) ? Lui-même fera un enfant à la bonne qui travaillait dans la pharmacie où il était préparateur, à l’âge de dix-huit ans, et toute sa vie il lui paiera une pension alors qu’il n’avait pas un sou. Il aura avec sa femme légitime qu’il épouse vers l’âge de trente ans un second fils, prénommé Sigurd, qui deviendra quoi ? Et bien Sigurd deviendra Premier Ministre de Norvège. Et si vous lisez cette pièce, vous aurez l’impression de lire une observation de Freud . Alors que Freud à ce moment-là arrive donc à Paris,en 1886, ce qui était de sa part extrêmement courageux parce que nous étions peu après la guerre de 70 et que venir faire des études en France avec une bourse, c’était une bourse d’État qu’il avait obtenue, c’était pas s’assurer une carrière. Et toute la pièce dont je vous parle est organisée autour d’un silence, quelque chose qui ne doit pas être dit, concernant justement le comportement de l’homme d’affaires et dont dépend le destin de tous les personnages, et dont le fils de cet homme d’affaires voudra que la vérité éclate : ce qui va causer la ruine de tous les protagonistes. Avec cette interrogation formulée par un médecin  –  un médecin dans la pièce qui est un bon vivant, c’est un noceur, faut prendre son pied quoi, faut pas s’occuper du reste  –  et qui dira que ce qu’il faut préserver, c’est le mensonge vital. C’est chez Ibsen. Avec donc cette interrogation : vérité ou mensonge ? Et dont vous savez comment même au sein de la psychanalyse, c’est une question qui reste ouverte puisque le style, je dirais, qui s’est inspiré de celui de Freud consistait justement à mettre sur la table ce qu’il pouvait y avoir de caché dans l’histoire familiale, voire dans les sentiments : voilà, il faut le dire. Et alors que Lacan a agi de façon radicalement différente, c’est-à-dire nullement pour négliger l’accès à la vérité des faits, ce qui n’est pas la même chose que la vérité tout court ; l’authenticité des faits, oui, ça, il faut l’établir. Mais en maintenant toujours ce qu’il en est de ce silence fondamental qui nourrit et qui entretient la parole, et le désir.

Alors, après cette excursion théâtrale, et la vérification du fait que le public entend très bien, je veux dire que c’est une pièce qui fait vibrer immanquablement, on ne peut pas rester insensible à cette pièce qui se termine tragiquement. Mais le public ne veut pas qu’on lui gâche son plaisir. C’est-à-dire que l’imbécile qui viendrait expliquer les ressorts de la pièce, on n’en veut pas, et ça c’est un point intéressant parce que le masochisme est un ressort de cette histoire ; Leopold Sacher-Masoch viendra rendre visite à Ibsen et sur le cahier de Masoch Ibsen écrira, il aura mis un mot sur son album, il mettra : « La littérature nouvelle doit déplacer les poteaux des frontières ». Il n'a rien déplacé du tout, puisque le public ne veut pas que les poteaux soient déplacés. Et la résistance à l’analyse doit une bonne part à cette condition, c’est-à-dire : Ne venez pas me déranger dans ma façon de souffrir. C’est ce que Freud a appelé abusivement l’instinct de mort, parce qu’il était fâché de voir que ce qu’il faisait ne marchait pas trop.

Nous avons encore le temps, nous avons encore trois rencontres et dans ces trois rencontres devant nous je compte bien faire que cette « Leçon XII », qui est un pivot, qui est essentielle, nous soit parfaitement claire. Mais donc pour revenir à ce tableau, et à la ligne supérieure : père réel ; castration ; dette symbolique ; phallus, qui a donc pour combinatoire R, S, I., vous voyez que la lecture verticale de la colonne : castration ; dette symbolique,  vous avez au-dessous : frustration ; dam imaginaire et au-dessous : privation ; trou réel . Donc, vous avez là une autre combinatoire qui est : S, I, R, mais dont vous voyez que dans tous les cas elle concerne le traitement du trou, de ce qui fait trou, c’est-à-dire le Réel. Mais dans le cas où il s’agit de la castration et de la dette symbolique, eh bien c’est là une interprétation du Réel comme susceptible d’entretenir le désir, sexuel. Frustration, dam imaginaire : c’est l’interprétation du même Réel comme étant la cause d’une injustice fondamentale, d’une promesse non tenue, à la fille, par exemple ; pourquoi n’est-elle pas traitée à l’égal du garçon, comme le Petit Hans en fait la recension: tous les êtres animés, ils en ont un, alors ? Et puis, le même Réel, le même trou, interprété comme privation, autrement dit là comme traumatisme, comme amputation, comme handicap. Donc, j’attire votre attention là-dessus : la façon, la lecture qui sera faite de ce même trou, selon qu’elle sera symbolique – castration, imaginaire  –  frustration, réelle  –  privation, va avoir des conséquences subjectives décisives : c’est toute la vie qui se trouve là appendue, par l’effet de la lecture symbolique, imaginaire ou réelle qui sera faite de ce même trou ; alors, pourquoi dette symbolique en haut ? Eh bien, dette symbolique, puisque nous l’avons vu je crois bien la dernière fois, ce que la relation imaginaire permet de repérer comme appartenance phallique - dans le cas du Petit Hans, réciproque avec la mère : tu l’as, moi aussi, la question étant de savoir chez qui elle est la plus grande  –  eh bien, le processus de la castration consiste, nous l’avons vu explicitement,  à renoncer à cette représentation imaginaire de l’appartenance phallique au profit d’une reconnaissance symbolique , cette fois par l’instance Une que j’évoquais tout à l’heure, et que signifie le nom du père. Autrement dit, je consens à me séparer de ce que l’assignation imaginaire me permet, m’autorise, pour maintenant être tributaire du don, et le terme de don va revenir très souvent  dans cette leçon du séminaire, du don qui me revient de l’Autre mais cette fois-ci sous une forme qui n’est plus liée, je dirais, à l’occasion, à la circonstance occasionnelle du partenaire avec qui je peux nourrir ce jeu du leurre  –  le terme de leurre est également souvent repris, là chez Lacan  –  mais il y a maintenant cette indépendance de la relation en miroir, celle par exemple du Petit Hans avec sa mère, où s’entretient cette compétition phallique, pour être maintenant, je dirais une inscription, et qui rend au porteur de cette inscription une liberté, un détachement de la relation duelle à laquelle il était jusque-là assigné .

Frustration ; dam imaginaire. Dam imaginaire : alors il est évident  que vous connaissez Lacan, c’est pas par hasard, il aurait pu mettre dommage imaginaire. De même  il propose de traduire Vergleichung, c’est-à-dire Vergleichung c’est la « comparaison ». Il propose de la traduire  « équipotence ». « Équipotence », alors pourquoi il se sert du terme d’équipotence, hein ? Au lieu d’ « équivalence », puisque Vergleichung, c’est « équivalence ». Alors, pourquoi il se sert  du terme d’équipotence ? Faites marcher un peu votre fantaisie. C'est tout bête, mais c’est du Lacan ça, c’est-à-dire que vous retrouvez là le fameux cheval, avec « équi / potence ». Vous me direz : dans « équi / valence » aussi. Oui mais dans « équipotence » ça prend un relief, si j’ose ainsi m’exprimer, plus précis. C’est amusant, tout ça, non ?

Auditrice :

-          « Impotence » aussi.

Charles Melman :

-          C’est vrai. Vous avez raison, ça met en résonance le terme d’impotence.

 Alors je voudrais quand même qu’on épuise cette première ligne ce soir. Père réel, qu’est-ce que ça veut dire, père réel ? Alors il n'est pas très disert là-dessus. Qu’est-ce que c’est, le père réel ?

Auditeur :

 Est-ce que l'on peut dire que comme il doit y avoir un interdit dans le Réel, de ce fait on en déduit un père réel ?

Charles Melman :

-          Le représentant de la fonction paternelle qui se trouve au foyer, il a aussi un certain Réel, je veux dire : il n'est pas fabriqué à la chaîne. C’est celui-là et pas un autre: il y a aussi un Réel du père, il est foutu comme ça, aussi bien physiquement, mentalement qu'émotionnellement, libidinalement, tout ce que l’on voudra: c’est le père réel auquel on a affaire ; mais qui a cependant à tenir la fonction qui lui est dévolue du fait d’être nommé père : c’est la nomination. Il n'y a rien d’autre que la nomination qui fait de lui un père. Et s’il récuse cette nomination, si l’enfant naît sous X, eh bien, il est affranchi.

 Mais alors, pourquoi est-ce qu’il faut le père réel ? Pourquoi est-ce qu’après tout un père symbolique ne suffirait pas, voir la photo du père sur la commode , ce n’est pas exceptionnel. Pourquoi est-ce qu’il faut un père réel ?

Auditrice :

-          Pour voir si ça tient.

Charles Melman :

-          Il faut qu’il y ait un père réel, et qu’il s’occupe de la maman, bien sûr. Pourquoi est-ce qu’il faut qu’il s’occupe de la maman ? Mais parce qu'il faut justement qu’il valide cette puissance dans le Réel du phallus, dont il est un représentant. Ce qu’on pourra lui reprocher d’ailleurs au nom de la protestation contre l’obscénité.

  Auditrice :

-          Je crois que vous avez parlé de la toute-puissance maternelle. Est-ce que c’est ce père réel qui vient faire limite aussi à ça, donc une certaine protection de l’enfant contre la toute-puissance ?

 Charles Melman :

-          C’est-à-dire qu’à partir du moment où le père réel témoigne que la maman n’est  pas la représentante souveraine de cette instance profilée derrière elle et qui s’appelle le phallus , du même coup il fait limite. Mais il peut aussi bien sûr parfaitement accepter que ce soit la maman. Et pourquoi ai-je parlé du phallus, eh bien parce que justement, l’interprétation imaginaire de cette instance supposée dans le Réel, c’est bien que c’est là l’instance dont la fonction est d’être génératrice.

Et donc, on a là cette première ligne. Très rapidement car j’aurais préféré que la prochaine fois on puisse aller au-delà de ce schéma : Mère symbolique. Mère symbolique de quoi ? Mère symbolique, eh bien justement, la mère en tant que symbole de cette instance phallique profilée derrière elle. Une remarque, tout de même, son pouvoir ne tient pas à une nomination. Elle n’est pas fonctionnaire. Une mère – le père est un fonctionnaire, il a à assumer la fonction – une mère n’est pas une fonctionnaire. Mais cela ne l’empêche pas d’être en tout cas représentante de cette instance phallique. Mais avec pour conséquence que le Réel auquel elle n'a pas moins affaire, justement, le trou sera interprété comme frustration, c’est-à-dire que ne lui a pas été, je dirais, donné, ce que la promesse initiale avait engagé. « Frustration », c’est en allemand Versagung, c’est-à-dire la promesse, le dit qui n’est pas tenu. Ce qu’elle oblitère dans le champ oral par un objet bien réel, et qui est le sein. Ne serait-ce qu’à le raconter comme ça, on a l’impression de décrire des situations cliniques, qu’on ne saurait rendre plus abstraites que par ce rassemblement, je dois dire. Mais vous remarquez quand même ceci, c’est que – et c’est ça la beauté, si je puis dire, de l’affaire – c’est que ce sein réel, eh bien il a quand même un aspect, une dimension imaginaire du fait qu’il est néanmoins dans la colonne avec au-dessus, le phallus, qui lui est imaginaire. Donc il en prend quand même une coloration, c’est-à-dire de venir à la place du phallus ; du phallus en tant qu’imaginaire, le sein réel.

Et puis dans la dernière ligne, le trou réel attribué à un père imaginaire, c’est-à-dire injuste ou défaillant, et l’objet ayant la valeur de quoi ? Eh bien justement du fait qu’il ne vient pas garantir ce phallus symbolique, dont nous avons suivi la trace au cours de cette élaboration,  c’est bien pour ça que le trou est purement réel, ce n’est pas un trou habité. En quoi ce trou est réel et origine une privation, eh bien c’est qu’il est déshabité de la supposition phallique, la supposition d’être habité par le phallus. Et  je vous recommande au moins la lecture du Canard sauvage pour que vous voyiez se déployer sous vos yeux la mise en scène de ce tableau, avec une justesse époustouflante.

Je vous signale tout de suite pour ceux qui voudraient, avant notre prochaine rencontre, se préciser pour eux-mêmes ces notions de père imaginaire, de père réel et de père symbolique, que comme Lacan a pu vérifier, entre le « séminaire XII » et avant le « séminaire XIII », il reprend, dans la « Leçon XIII », la question du père symbolique, du père imaginaire, du père réel et il reprend aussi le tableau que je viens d’évoquer avec vous. Alors j’espère que pour vous ceci est parlant ; je dois dire que pour moi c’est absolument remarquable de voir combien, c’était 1957, c’est resté sans audience, et sans doute comme je le disais tout à l’heure à cause de ceci, c’est que : comment, nous serions, nous, dépendants d’une pure combinatoire ? Alors que le récit, y compris l’histoire clinique, laisse toujours, profile toujours je dirais la présence du fauteur dans toute cette affaire, n’est-ce pas. Un récit est toujours habité, forcément. Y compris quand c’est un récit clinique : il s’est passé ceci et donc il y a eu ça, et ça, ça a eu pour conséquence cela, etc. La consécution du récit ne manque jamais de mettre en vibration, je dirais l’auteur de ce qui fait consécution, de ce qui fait cause et effet. En revanche, vouloir évoquer le rôle décisif d’une pure combinatoire – je veux dire si vous avez une lecture par exemple symbolique du trou - forcément ça a tout de suite… Et puis le fait que vingt ans plus tard il est tombé sur l’histoire du nœud borroméen, c’est-à-dire la façon dont Réel, Symbolique et Imaginaire peuvent tenir ensemble et ouvrir une autre combinatoire, et qui justement n’a plus besoin de l’hypothèse de cette instance Une dans le Réel, autrement dit de l’au-moins-Un, pour faire qu’un sujet puisse fonctionner, puisse se tenir.

 

Autre auditrice :

-          Merci. Juste une question un peu à côté, ce que l’on voit là c’est que en fonction de la lecture du trou, ça va avoir des effets tout-à-fait différents ; En même temps ces différents trous,  comment on passe de l’un à l’autre ?

Charles Melman :

-          Je ne crois pas. C’est en tout cas la vocation de la cure, de favoriser une lecture différente, ça c’est sûr. Mais spontanément nous n’avons aucune liberté à cet égard. Ce qui veut dire que nous disons toujours les mêmes choses. Et est-ce que les patients de Freud ont pu s’engager dans des lectures différentes ? Ce n’est pas évident. C’est souhaitable évidemment. C’était la formule mannonienne, d’Octave Mannoni : « Je sais bien mais quand même ». Autrement dit : oui oui, tout ça d’accord, c’est bien beau mais quand même. Autrement dit : faut quand même pas me déranger, quoi. D’accord ?

Autre auditrice :

-          Du coup est-ce que ça ne voudrait pas dire qu’il n’y aurait que trois lectures…

Charles Melman :

-          Oui, il n’y en a que trois. Mais oui. C’est une combinatoire relativement réduite.  Et ce qui veut dire qu’il y aurait une clinique à écrire et qui n’est pas faite.

     

Charles Melman