Charles Melman : "Le petit Hans" - 2

Conférencier: 

EPhEP, séminaire de Charles Melman, le 10/10/2013

  

Charles Melman : Bon, alors nous allons aujourd’hui nous enfoncer plus profondément dans les mystères du petit Herbert Graf. Comme vous l’avez vu la dernière fois, il s’agissait pour le papa, répondant à la demande de Freud, de vérifier in vivo la justesse de ses thèses concernant la sexualité infantile. Non pas donc par reconstitution à partir des analyses d’adultes, mais par observation directe chez l’enfant. Et il est assez remarquable, je dirais, assez stupéfiant que, dans ce qui était déjà le vingtième siècle, notre vingtième siècle ait pu encore rester dans la méconnaissance absolue de la sexualité de l’enfant, ce qui témoigne bien que notre rapport à la sexualité a tout de même quelque chose d’un petit peu odd, d’un petit peu… j’ai pas dit odieux, j’ai dit odd. Donc, voilà, il y a ce papa qui, euh, est en train d’allumer son petit garçon, car il est évident que celui-ci ne peut pas être insensible, je dirais, au type de projecteur qui est braqué sur lui ; et vous êtes sensible au remarquable travail de phénoménologue, de logiciel, de théoricien que fait ce petit garçon, mais nous laissant néanmoins dans une insatisfaction profonde contre, je dirais, à l’égard de ce que nous percevons comme étant un rapport à des structures qui nous échappent. En effet, dans un premier temps, il observe qu’il y a un trait, dans son environnement, qui fait que ceux qui en sont dotés appartiennent soit à l’animé, soit à l’inanimé. Ah, c’est une première chose. Et c’est donc lié à la possession d’un trait. Humm. Et puis, dans un second temps, le fait que, bien qu’il soit obligé de reconnaître dans son entourage que les personnes de sexe féminin relèvent sans doute de l’animé, du règne animal, ils peuvent pas ne pas posséder ce trait ; et donc ils l’ont obligatoirement. Et s’il n’est pas visible, c’est donc qu’il est petit, et que ça grandira. Et puis cette observation c’est que cette distinction entre ce qui est animé et inanimé, donc la distinction de ce qui fait le vivant, est donc marqué par un trait qui est en même temps le trait de l’appartenance sexuelle, de la sexualité. Donc assimilation, forcément, des deux caractères qui font ce trait, à la fois la vie animale, et la sexualité ; l’un et l’autre se trouvant liés. Et donc dans un premier temps tous les êtres animés sont donc possesseurs de ce trait qui caractérise le sexe mâle, celui-ci étant en quelque sorte, devant être (c’est toujours ce que pensent les enfants) général : tous ceux qui vivent l’ont forcément. Et, je dirais, cette négation de la réalité, c’est-à-dire que chez sa petite sœur, voire chez sa mère, il n’a rien observé de tel, ce qu’il corrigera en lui disant : « Oh chez toi, il est beau comme… comme chez un cheval ». Quel compliment, humm ! Je reviendrais sur cette question du cheval.

Je vous reprends cette introduction de Freud pour vous rendre sensible au fait que vous allez vous perdre dans la suite si d’emblée vous ne vous accordez pas la distinction lacanienne de Réel, de Symbolique et d’Imaginaire. Ça, je vous le promets, je vous le garantis. Et non seulement vous ne vous y retrouverez pas, mais vous verrez les conséquences tout à fait pratiques que cela va avoir pour le petit Herbert, cette confusion permanente entre d’une part le Réel… Le Réel, c’est-à-dire la différence des sexes ; ça c’est réel, c’est garçon ou fille, y a de la différence des sexes. Et comme on est obligé de penser que tous les êtres animés en ont un - je dirais là tout de suite pourquoi on est obligé de le penser - eh bien, c’est que chez les filles, il est plus petit, donc on le voit pas forcément à l’œil nu. C’est  amusant, cette affaire, parce qu’elle va servir à Freud, aussi stupéfiant que cela paraisse, à expliquer ce qu’il en est de la spécificité féminine, c’est-à-dire d’en avoir un plus petit. Le clitoris étant le représentant plus petit de ce trait phallique. Avouez que c’est génial ! Autrement dit les thèses du petit Hans sont déjà pas fondamentalement différentes après tout de celles dont Freud va se servir pour essayer de rendre compte de la féminité, puisque vous savez qu’il l’attribue d’une part à l’acceptation d’un renoncement au moins partiel à la jouissance clitoridienne, et d’un déplacement de la jouissance sur le vagin, pour la femme. En tous cas il y a donc ce réel, bon. Mais ce réel, il n’est perçu comme tel… ce n’est pas une observation naïve, c’est déjà une observation savante que celle qui est capable de distinguer un trait spécifique. Ça ne s’invente pas, ça. Si je vous demande, dans cette salle, quel est le trait spécifique, ou si je vous demande de façon générale devant un objet quelconque quel est le trait spécifique de cet objet, avouez que ça ne va pas de soi. C’est une élaboration qui est déjà savante et qui, elle, vient du symbolique. C’est en effet le symbolique qui organise, je dirais, notre perception de l’espace comme marquée d’un certain nombre de traits, cet espace étant lui-même supporté par le Au-moins-un qui fait exception, et qui donc n’est pas dans le champ de la perception. Le Père supérieur, il faut grimper bien loin, sur une montagne et dans les nuages, et au milieu des éclairs, et etc., et etc. Mais enfin, il n’est pas là… on ne peut pas se tenir les coudes avec lui, je dirais, autour du feu allumé. On peut le célébrer, comme ça. En tous cas, il n’appartient pas à cet ensemble. En revanche c’est lui qui fonde l’ensemble. Et il fonde l’ensemble en tant qu’il est lui-même réel, bien que l’observation vienne démentir, cette fois-ci, toute présence, tout trait qui serait spécifique de ce lieu dans le réel ; sauf évidemment, comme j’ai déjà eu, ou comme d’autres ont eu l’occasion de le relever, sauf mon amour qui va le constituer comme ce Un, ce Un essentiel puisque, comme on le voit, tout repose sur lui. Ce Un essentiel que mon amour et mon sens du sacrifice, je dirais, vont ainsi ériger. Je crois ne pas être le premier à avoir fait remarquer, à l’occasion d’un colloque qui portait, je ne sais pas pourquoi, je sais plus quel était son thème exact mais enfin l’un des thèmes adjacents c’était la mendicité, [à avoir] fait remarquer qu’il est évident que le prince des mendiants, c’était Dieu. Car c’était celui qui vivait de nos dons, de nos sacrifices, et du même coup de notre amour. Je suis persuadé que d’éminents théologiens ont dû raconter ça bien avant… bien avant moi. Mais que c’est la force de Dieu, et je dirais assurément la force du mendiant, je veux dire il se réclame d’une autorité, il ne travaille pas… il travaille peut-être pour son compte, mais en tous cas c’est d’une autorité qu’il se réclame ! Et donc il faut le symbolique pour à la fois, je dirais, constituer ce Un, puisque comme nous l’avons déjà vu et comme je vous l’ai déjà présenté, si la suite des signifiants n’est faite, dans le langage, que de leurs différences, leur seul trait commun c’est d’être chacun Un. Et comme je l’ai déjà aussi fait remarqué, mais là je crois bien être original, je pense pas que ça ait été remarqué avant, ce Un a tellement trait, rapport avec la langue originelle, avec la langue première que, je l’ai déjà raconté c’est un bateau maintenant, en ce qui me concerne, je l’ai encore mis à l’épreuve il y a deux ou trois jours, je ne sais pas, chez quelqu’un qui est dans le plus grand embarras concernant ce qui pouvait être sa langue maternelle… c’est pas évident. Ça peut être la langue de la nounou et non pas celle de la mère, cela peut être celle de l’école et non pas celle ni de la nounou ni de la mère, ça peut être celle d’un père d’occasion, enfin… ça peut être celle d’une migration opérée. Quelle est votre langue maternelle ? Et alors ce qui est intéressant c’est que dans les phénomènes d’aphasie et donc de  dégradation des capacités de langage, on va voir successivement disparaître les langues d’acquisition pour que la dernière qui reste, et à ce moment-là on sait évidemment que c’est celle-là, ce soit la langue maternelle. Eh bien, petit travail pratique, si l’occasion se présente à vous de vouloir vérifier pour vous-même, ou pour un amateur quelle est sa langue maternelle, vous lui demandez tout simplement dans quelle langue il calcule, dans quelle langue il compte, c’est-à-dire dans quelle langue, pour lui, s’est constitué le Un. Et c’est absolument, je trouve, remarquable que ce Un, Lacan… c’est-à-dire que si vous parlez une langue, ça a des conséquences, quand même. Quand vous parlez une langue d’acquisition, vous n’y avez pas accès, vous n’y figurez pas en tant que Un et vous n’avez pas autorité à vous réclamer du Un qui fonde cette langue. Alors c’est démenti dans un certain nombre… dans le cas de quelques grands écrivains qui ont écrit en langue étrangère, brillamment, mais je suis persuadé que même Conrad, si on l’avait invité, là, à nous dire dans quelle langue il comptait, cela aurait été le polonais. Comme quoi, vous voyez, il ne suffit pas d’être expert dans une langue étrangère, c’est bizarre, dans une langue d’acquisition, dans une langue étrangère, pour du même coup être autorisé du Un que dans l’inconscient elle met ainsi en place. Et puis il y a ce foisonnement de l’imaginaire, évidemment, chez le petit Hans, c’est-à-dire qu’il essaie de raccorder tout ça, c’est-à-dire le Un du Réel, du corps, le Un du Symbolique, avec ce qui pour lui appartient au champ des phénomènes, à l’observation, c’est-à-dire comment faire coïncider le fait que contrairement à ce que l’observation laisserait penser, le Un, symbolique, serait supporté non pas par le trait qui lui revient et qui, évidemment, est apparenté à celui du père – hein, il vérifie d’ailleurs : « toi aussi, t’as un fait-pipi ? », « évidemment, lui dit papa, bien sûr » – mais est supporté contre toute évidence par la mère ; car ça va bien être ça, son problème. Et je dis son problème, alors que c’est un problème banal dans l’élevage des enfants. Les expériences que nous avons des névroses infantiles nous témoignent que, chez les enfants, c’est effectivement le genre d’aventure qui ne manquent pas, et avec dès lors, ce sentiment d’une catastrophe, imminente, c’est que s’il veut donc appartenir au groupe de ceux qui l’ont, bien qu’on ne le voit pas, mais qui l’ont, symboliquement, eh bien il faut qu’il renonce à son petit fait-pipi, parce que sinon, ben, il est plus nulle part, hein ! Et donc vous voyez à cette occasion combien le terme de complexe de castration dont va se servir Freud est un terme qui est d’autant plus ambigu, et qui nous rend, je dirais, la compréhension brouillardeuse, et qui est que, effectivement, du fait de l’ordre du Symbolique, pour relever du Un, c’est-à-dire se trouver phalliquement marqué, que ce trait soit visible ou qu’il ne le soit pas, il faut effectivement opérer un renoncement du petit fait-pipi. C’est-à-dire que pour apparaître - je suis en train d’évoquer pour vous la suite de cette affaire -, c’est-à-dire que pour avoir le droit d’apparaître dans le champ des représentations, pour y être légitimé comme Un, y être reconnu comme Un, il convient d’avoir opéré le sacrifice, le don, le geste d’amour qui va contribuer à la constitution de cet Au-moins-un, et qui est donc la renonciation à faire apparaître dans la présentation de soi ce trait. C’est en tant que je l’ai sacrifié que du même coup je l’ai, ce qui, avouons-le, est une opération qui, économiquement, paraît évidemment étrange : il faut y renoncer, il faut le sacrifier pour l’avoir. Mais quand il s’agit d’un petit mâle, cette renonciation, ce sacrifice, et là encore vous allez avec beaucoup de subtilité, la subtilité que je vous connais, vous allez vous servir des catégories de Lacan, et apprécier le fait que si cette renonciation se fait dans le champ de l’Imaginaire, elle se fait pas dans le champ du Réel, ni du Symbolique. Elle se fait dans le champ de l’Imaginaire. Qu’est-ce que ça veut dire, elle se fait dans le champ de l’Imaginaire ? Eh bien ça veut dire que, lorsque l’on appelle le monde, on va le mettre entre guillemets (on fait comme ça en général), dans le monde « civilisé », eh bien vous vous présentez, je dirais, à votre interlocuteur comme partageant avec lui le fait que vous avez renoncé, ensemble, à autoriser votre propos d’une référence sexuelle, sauf évidemment les cas qui sont parcellaires, de séduction, mais que la relation civile, le discours, le discours lacanien, les discours, que la relation civile est fondée sur le fait que vous ne venez pas asseoir l’autorité de votre propos sur ce qu’il en est de votre appartenance sexuelle. Si vous le faites, ou bien vous êtes dans la provocation, ou bien vous êtes dans l’indécence, ou bien vous êtes dans la brutalité, ou bien vous êtes dans le traumatisme… ou bien vous êtes dans la séduction. Et c’est bien pourquoi il peut arriver que la séduction, ou la tentative de séduction ait du mal à se trouver distingué de ces divers registres. Donc pour notre enfant, la difficulté pour lui est la suivante c’est que, si pour le petit mâle cette renonciation se fait dans le champ de l’Imaginaire, dès lors qu’il s’agit, je dirais, de l’acceptation, de l’enregistrement du fait que la virilité est du côté féminin, il doit accepter que cette renonciation soit de l’ordre du Réel. Vous voyez comment ça sert, ces registres ? Et avec une conséquence clinique qui n’est absolument pas négligeable puisque ceux qui relèvent de cette mise en place se trouvent forcément amenés, du fait que dans cette organisation le manque est réel, eh bien à le désirer ce signe, ce trait, ce membre, à le désirer comme réel. Et c’est ce qui évidemment donne son assise à la fois à la féminité, et bien évidemment pas moins à l’homosexualité. Il est bien évident que si féminité et homosexualité mâle ne sont jamais antagonistes, c’est évidemment que l’objet, finalement, désiré est le même. Donc communauté, par l’investissement du même objet. Et ce qui est tordant, parce que y a toujours de quoi se tordre dans ce genre d’affaire et je souhaite que vous puissiez partager cette torsion, c’est qu’aujourd’hui les groupes sociaux qui se constituent sont organisés sur le fait de partager le même objet, et il n’est pas étonnant dès lors que ce soit parfaitement synchrone ou homogène avec, évidemment, ce qui est le coming out de l’homosexualité. Je crois, mais peut-être certains d’entre vous pourront-ils m’instruire là-dessus, qu’il y a un livre de Bourdieu, ancien, qui doit s’appeler La distinction, et où y a déjà quarante ans, je pense, ou soixante ans, ou davantage, je ne sais pas, je crois que c’est un livre des années soixante, et où il évoque la constitution, la parcellisation de l’organisation sociale par la constitution de groupes qui se réunissent par le goût du même objet, autrement dit il faut appeler les choses par leur nom, l’organisation de la société en clubs. On est membre du club ou on n’est pas membre du club. Et on peut choisir son club...

Ce qui est fantastique, c’est que vous observez, au lieu d’observer simplement et banalement le fait que le petit Hans, évidemment il est intelligent et il fonctionne en tout ça, observateur, logicien, métaphysicien, etc., mais que ces dimensions sont à l’œuvre, chez lui. C’est-à-dire que ce que vous observez en réalité in vivo c’est que chez cet enfant qui a trois ans, et c’est bien comme ça que la sexualité se met en place, tout ça est à l’œuvre. Et le problème, le grand problème pour lui étant : ces trois ronds, comment les nouer ? Et comment les nouer de telle sorte que lui il y trouve son assise subjective ? Qu’il s’y retrouve dans ce nouage.

Nous en sommes là quand brusquement le petit Hans va tomber malade. Et je dois dire que Freud a un réel talent pour exposer ces cas, vraiment… je ne suis pas sûr que depuis on ait fait aussi bien, c’est une progression à la fois évènementielle et dramatique qui est, je dirais, fascinante. Et il avait peur de ça, il disait : « on va lire mes écrits comme des romans ». Mais lire ses écrits comme des romans… on pourrait lui répondre que : « qu’est-ce que la vie sinon un roman ? » Si ce n’est que grâce à lui on peut mieux s’expliquer sur ce qu’on entend par roman, et comment ça se met en place, le roman individuel. Voilà. Alors il tombe malade parce qu’il éprouve de l’angoisse. C’est le père donc… je commence avec vous le deuxième chapitre, l’Histoire de la maladie et analyse, et donc c’est une lettre que cite Freud, que lui adresse le père :

« Je vous adresse encore quelque chose touchant Hans - hélas, cette fois-ci, c’est une contribution à l’histoire d’un cas. Comme vous l’allez voir, se sont manifestés chez lui, ces derniers jours, des troubles nerveux qui nous inquiètent beaucoup, ma femme et moi, car nous n’avons pu trouver aucun moyen de les dissiper. Je me permettrai d’aller demain… vous voir, mais… je vous envoie un rapport écrit de ce que j’ai pu recueillir.

Sans doute le terrain a-t-il été préparé de par une trop grande excitation sexuelle due à la tendresse de sa mère, mais la cause immédiate des troubles, je ne saurais l’indiquer. »

Ça, c’est merveilleux, c’est-à-dire que s’il est malade, c’est que sa mère le sert d’un peu trop près, et en particulier quand il se plaint d’être anxieux, eh bien elle le met dans son lit, et puis elle lui fait des câlins. Alors… alors pourquoi cette attribution, pourquoi cette idée ? C’est évidemment que, Max Graf, il veut aussi valider la thèse freudienne selon laquelle l’angoisse est liée à une libido qui n’a pas pu normalement s’écouler. Et donc tout phénomène provoquant une montée de la libido va inévitablement provoquer de l’angoisse. Et que donc il n’y a qu’une seule façon de faire céder l’angoisse, c’est d’apaiser la libido par les moyens qu’on voudra. Et lui-même étant luxurieux n’a qu’un moyen à sa disposition, c’est évidemment Martha, et à qui il refuse tout moyen de prévention parce que, et il l’écrit dans ses théories, le coïtus interruptus est source et générateur d’angoisse. Si la satisfaction n’aboutit pas à un abaissement parfait de la libido, c’est l’angoisse. Donc il dit à Freud : « voilà c’est sa mère qui l’excite et qui donc fait monter en lui de la libido, évidemment, voilà, vous voyez c’est »… Et puis il y a autre chose évidemment c’est qu’il reconnait, Hans, qu’il se touche, il y met la main. Et donc ça aussi ça doit contribuer à exciter, faire monter la libido, etc., etc. Et donc deux manifestations pathologiques, premièrement cette angoisse dont je viens de parler, et deuxièmement « la peur d’être mordu dans la rue par un cheval » qui :

« […] semble être en rapport d’une façon quelconque avec le fait d’être effrayé par un grand pénis », dit le père.

Il a, dit le père :

« […] remarqué [de bonne heure], le grand pénis des chevaux et il [en] avait tiré la conclusion que sa mère, parce qu’elle était […] grande, devait avoir un fait-pipi comme un cheval. »

Voilà ce que rappelle le père. Bon, y a quand même une certaine pudeur, dans cette affaire, qui n’évoque pas le fait que, vraisemblablement, ce qu’il appelle le grand pénis des chevaux, c’est qu’il a dû voir des chevaux en érection, ce qui après tout est un spectacle qui n’a rien d’exceptionnel, et qu’il a certainement dû remarquer qu’il y avait là quelque chose de particulier qui se proposait ; il ne serait pas absurde qu’il ait pu le rapporter, je dirais, à d’autres espèces animales, et en particulier humaine, voire à ses propres expériences d’attouchement. En tous cas y a, je dirais, de façon… c’est pas un élément décisif dans l’observation, mais en tous cas, on ne veut pas évoquer là le fait qu’il y a pas seulement le petit pénis des filles et puis l’autre, celui des garçons, mais il y a aussi le fait que chez les garçons, il peut y avoir un petit pénis et un grand pénis, pénis en érection, et… et que c’est effrayant. La nature de ce qui fait là l’effroi, chez les enfants, car c’est aussi quelque chose d’assez général, ça n’est pas propre au petit Hans, la nature, là, de ce qui fait l’effroi n’est pas claire. Peut-être est-ce le sentiment que dès lors leur appartenance au Un s’en trouve désavouée, puisque eux-mêmes n’auraient pas l’instrument adéquat ? C’est possible, je n’en sais rien. Il est rare que les analyses d’enfants aillent… ce n’est pas un thème tellement favorisé, je dirais, par l’observation, par les… y compris de nos collègues. Mais il est bien évident que lorsqu’il attribue ce grand pénis à sa mère, c’est à la fois bien entendu… c’est pas un démenti, c’est pas un démenti de la réalité, mais c’est l’assertion que, elle ne l’a finalement grand, que parce que justement elle a fait le sacrifice, puisqu’elle ne l’a pas ; donc si elle ne l’a pas c’est qu’elle en a fait le sacrifice et que du même coup, chez elle, elle relève, son appartenance est celle du, d’un grand pénis. Et c’est bien pourquoi il a peur d’être mordu. Pourquoi est-ce qu’il a peur d’être mordu ? Et on apprendra très vite que c’est les doigts, il a peur que ses doigts ne soient mordus par le cheval. Eh bien c’est qu’évidemment, s’il veut appartenir au grand pénis maternel, il faut qu’il sacrifie non plus dans l’imaginaire mais dans le Réel son petit zizi. Alors, dit le père, pfff je ne sais pas que faire de ces données. Il a bien raison :

« A-t-il vu quelque part un exhibitionniste ? Ou […] tout n’est-il en rapport qu’avec sa mère ? »

C’est quand même formidable, cette assimilation de l’exhibitionniste et de la mère ! Hein, c’est pas beau, ça ?

« [Et] il […] n’est pas très agréable qu’il commence de si bonne heure à nous proposer des énigmes [hein]. En dehors de la peur d’aller dans la rue et d’une dépression survenant chaque soir, [d’une dépression survenant chaque soir,] Hans est au demeurant toujours le même, gai et joyeux. »

Alors là, bon, sur le fait de la dépression du soir, et qui n’est pas rare non plus chez les enfants, toutes les mamans connaissent ça, et les enfants aussi d’ailleurs, c’est évidemment, évidemment, la crainte d’être abandonné. Dès lors que l’insertion symbolique n’est pas assurée, y a toujours la crainte, en l’absence physique de la personne protectrice, tutélaire, la peur d’être abandonné, d’être laissé. Mais il y a dans cet épisode quelque chose de beaucoup plus amusant, et que vous n’avez évidemment pas vu, parce que vous n’êtes pas disposés toujours à vous amuser comme il faut, quelque chose de beaucoup plus amusant, et qui est, je crois, alors vraiment très rarement exploré, donc vous avez là un privilège, si ce n’est peut-être même un scoop, c’est la distinction entre l’espace domestique et l’espace public. Distinction de ces deux espaces, dans la mesure où ils ne sont pas dans le même espace, et ils ne relèvent pas des mêmes dimensions - ça, alors ! Ça alors, car vous verrez comment toute la phobie de Hans va effectivement, et comme toutes les phobies d’ailleurs, se construire sur cette incapacité à sortir de l’espace privé, domestique, pour passer dans l’espace public. Qu’est-ce qu’ils ont d’hétérogènes, l’un à l’autre ? J’ai, au cours d’un colloque sur la féminité je crois, j’avais fait remarquer que, finalement, les femmes ne devenaient un problème social, problème de société, sociétal il faut dire, problème sociétal, que parce qu’elles avaient été sorties de l’espace domestique, c’était leur espace. Elles y étaient en quelque sorte plus ou moins confinées. C’est d’une grande élégance le port du voile, l’imposition du voile; ça rappelle qu’elles n’ont pas à être là, dans l’espace public, ce n’est pas leur domicile, ça. Leur domicile, c’est à la maison, parce que, dans cet espace, elles ne peuvent apparaître que au titre de Un, Un quelconque; pas telle femme, ce n’est pas madame Truc, madame Machin. Je vais quand même vous raconter une anecdote. Je dois participer je sais plus quand, j’ai été invité par le Conseil général du val d’Oise qui organise une journée sur la sexualité chez les personnes âgées et handicapées, ils ont pensé que j’étais un spécialiste de la question, et ils me demandent d’ouvrir leur colloque. Ce qui ne m’arrangeait pas pour l’horaire, mais enfin… Et donc ils me demandent, évidemment le titre de mon intervention, par téléphone, et je leur propose : Abraham et Sarah étaient-ils des coquins ? Là-dessus, je reçois un mail d’un inconnu qui a reçu une invitation, et qui me dit, je ne comprends pas très bien le titre de votre intervention, pourquoi dites-vous : Abraham et Farah étaient-ils des coquins ? J’oublie de dire que, quand je lui avais dit Sarah, il s’agit de la Déléguée culturelle, de la responsable culturelle du Conseil général, je ne veux pas redire de quel département, elle m’avait demandé de lui épeler ce prénom. Et ce que j’avais fait de bonne grâce, et sans discuter. Et donc je me retrouve avec ce titre, que je trouve absolument délicieux, et celui qui m’interroge ainsi me rappelle que Farah, après tout, était la dernière reine d’Iran, et que sans doute cette association d’Abraham et de Farah a quelque lien profond… ! Enfin, quelque chose… Je trouve ça quand même vraiment amusant. Donc je vais traiter de savoir si Abraham et Farah étaient des coquins, bon… Alors pourquoi je vous raconte cette affaire ? Je vous raconte cette affaire, j’en étais à la question de l’espace domestique des femmes, à qui était réservé un espace domestique hors de l’espace social ; c’était pas leur affaire ! J’évoque là aussi bien évidemment la Grèce que… la Grèce, faut pas dire la Grèce, faut dire Athènes, puisqu’à Spartes c’était autre chose. A Spartes, ils étaient bien en avance sur nous parce que, à Spartes, ils étaient tous semblables, donc ils avaient résolu le problème, et bien avant nous. Nous, on réclame la parité, mais à Spartes la parité ils l’avaient établie et réussie, humm. Ça veut dire quoi, la parité ? Ça veut dire tous avec le même, c’est un progrès, c’est ce qu’on appelle une économie de redistribution. C’est ça. Bon, ne nous égarons pas. En tous cas, séparation de l’espace domestique… ça, si vous voulez comprendre la phobie, vous ne pourrez pas éviter, je dirais, la mise en place de cette distinction radicale. Ce qui caractérise… prenons le sentiment que vous éprouvez tous, je pense, lorsque vous rentrez chez vous et quittez l’espace public, c’est d’abord que vous n’êtes plus sous un regard… c’est étrange ça. Vous n’êtes plus sous un regard, et avec le côté inévitablement toujours surmoïque du regard. Le regard, il n’est pas dans la tombe, il est, je dirais, le projecteur qui éclaire l’espace public, le champ des représentations, le champ de la vie sociale. Et vous appartenez, je dirais, à cet espace en tant que vous avez opéré, justement, le sacrifice semblable à celui des autres membres de la communauté pour en relever de cet espace. Si vous n’avez pas opéré le même sacrifice c’est-à-dire si vous relevez d’une autre culture, si vous êtes de passage, si vous relevez d’une autre religion, etc., tous les problèmes à ce moment-là surgissent de : qu’est-ce que vous foutez là ? Et qu’est-ce qui légitime votre présence là ? Et pour anticiper un peu sur la suite, si je vous parle de cette présence incontournable du regard dans l’espace public, et qui est encore plus présente dans la culture voisine de l’autre côté de la Méditerranée, mais qui est pas moins présente chez nous, c’est qu’il s’agit bien entendu évidemment de partager aussi le même objet petit a. Et avec ce qui sera si facilement éprouvé comme malaise subjectif, si volontiers, je dirais, par tout névrosé de bonne qualité, c’est-à-dire de ne pas être à sa place dans cet espace. Donc ça nécessite, comme je viens de le dire, pour avoir droit à cet espace, le sacrifice, et le fait de relever de ce même Au-moins-un, du même espace domestique, ça veut pas dire qu’il est sans dieu. Au contraire, au contraire. L’espace domestique, c’est… ça aussi c’est un de mes bateaux, mais il faut le remettre à flot de temps en temps. L’espace domestique, il y a toujours… une maison, c’est constitué par… c’est construit autour d’un dieu lare. Une fois que vous construisez une maison, c’est comme si vous faisiez le temple d’un dieu lare. Et je pourrais m’amuser à évoquer, faudrait… tenez, voilà un beau sujet de roman pour ceux d’entre vous qui ont un peu de plume, c’est justement la visite des maisons, et comment vous pouvez être sensibles au fait qu’il est clair qu’il y a eu dans cette maison une présence qui bizarrement est restée, là quelque part, sur les murs, dans les objets, dans la disposition, dans les odeurs, etc., etc. Alors vous me direz, mais alors ? Ben oui, mais ce dieu lare, je dirais, il n’a pas d’exigence sacrificielle spécifique, lui, en quelque sorte. Il vient conjoindre. C’est peut-être autant le dieu de la vie que le… c’est plus le dieu de la vie que le dieu du sexe. Et le dieu de la vie, il exige pas de sacrifice. Et le dieu de la vie, il est là pour tout le monde. C’est pourquoi il prend si facilement, je dirais, une figure maternelle, bien sûr. Quoique tu fasses, quoique tu deviennes, quoique tu paraisses, eh bien là tu es chez toi. Pas dans l’espace public, mais là tu es chez toi. Et ce que l’on oublie également, c’est combien l’espace domestique est beaucoup plus le lieu d’un… comment dirais-je ? D’abord il est clair que, ne serait-ce que vis-à-vis des enfants, mais y a même pas besoin d’enfant, enfin, c’était en général et jusqu’ici le lieu où s’exerçait la plus grande pudeur à l’endroit du sexe, c’est-à-dire non seulement le regard n’est plus là, mais il n’était plus nécessaire d’endosser, je dirais, de la même façon les signes extérieurs d’identité sexuelle. Et ça frappe, chez les enfants, ce type de relâchement. Ça les interroge, évidement. Et c’est, enfin je vais pas faire de la poésie à ce sujet, c’est bien pourquoi finalement l’activité sexuelle à proprement parler, d’abord bien souvent les enfants la perçoivent même pas dans leur… dans le lieu domestique auquel ils ont appartenu ; c’est très fréquent qu’ils restent dans l’ignorance qu’il y a de ça dans ce lieu qui, en tous cas, se distingue de l’espace public d’être un lieu purement réel. Ça, c’est étrange de le dire comme ça. Un lieu réel. Et l’on y est… où l’on est Un non pas d’être symboliquement identifié, mais d’être simplement marqué par la vie, d’être vivant ; et c’est bien ce qui compte pour une mère. Alors que l’espace public se définit d’être à la fois, de relever à la fois de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Donc l’espace domestique a un curieux privilège, c’est une espèce d’îlot, d’enclave, de bulle comme ça, de Réel. « Ah, je rentre chez moi », alors là peu importe mon apparence extérieure, je m’affaisse, je suis tranquille, et je me repose. C’est très curieux tous ces effets, et que je ne développe pour vous uniquement pour faire quelque poésie, mais parce que ça va être au cœur du problème de toute phobie. Et que là encore, vous voyez, cette référence, ces trois catégories vont s’avérer déterminantes.

Je vous donne encore, avant de vous laisser vous proposer d’intervenir, de contribuer par quelques remarques, je vous lis rapidement un début de suite. Le père toujours :

« Hans ([qui a maintenant] quatre ans et neuf mois) se lève un matin en larmes et répond à sa mère qui lui demande pourquoi il pleure : « Pendant que je dormais, j’ai cru que tu étais partie et que je n’avais plus de maman pour faire câlin avec moi. » »

Et c’est vrai que le sexe, c’est ce qui sépare un enfant de sa mère, c’est vrai. Et ce qu’on appelle finalement la castration, c’est bien cette séparation là, c’est bien elle qui fait qu’effectivement la mère se trouve partie.

« Donc, [dit le père,] un rêve d’angoisse. »

Et le père poursuit :

« Cet été, à Gmunden, j’avais déjà remarqué quelque chose d’analogue. Le soir, au lit, il était le plus souvent très sentimental et fit une fois cette remarque : « si je n’avais plus de maman », ou bien « si tu t’en allais » […], je ne me rappelle plus les termes exacts. Malheureusement, [à] chaque fois qu’il manifestait cette humeur élégiaque, sa mère le prenait dans son lit. »

J’attire votre attention sur le nom du lieu « Gmunden », puisque dans « Gmunden » vous avez le « Mund », la bouche. Et que comme par miracle, comme par enchantement, ça va être la bouche du cheval. Comme vous voyez, il s’en passe des choses à Gmunden.

« Le 5 janvier environ, il vint de bonne heure dans le lit de sa mère et dit alors : « Sais-tu ce que la tante M… a dit : [elle a dit] « Comme il a un gentil petit machin ! » (la tante M… avait habité chez nous voici quelques semaines ; un jour en regardant ma femme donner son bain au petit garçon, elle dit en effet tout bas à ma femme ces paroles. Hans les entendit et chercher à s’en servir maintenant à son profit.) »

[Quelques jours plus tard] il va comme d’habitude avec la bonne dans le Stadtpark, commence à pleurer dans la rue et demande à être reconduit à la maison : il veut faire câlin avec sa maman. Comme on lui demande, à la maison, pourquoi il n’a pas voulu aller plus loin et s’est mis à pleurer, il ne veut pas le dire. Il est gai comme d’habitude jusqu’au soir ; mais le soir [évidemment] il a peur, il pleure et on ne peut le séparer de sa maman ; il veut de nouveau faire câlin. Ensuite, il redevient gai et dort bien.

Le 8 janvier, ma femme décide, afin de voir ce qu’il en est, de le mener elle-même à la promenade, et ceci à Schönbrunn, où il va d’ordinaire volontiers. Il recommence à pleurer, ne veut pas partir, il a peur. A la fin il y va quand même, mais a visiblement peur dans la rue. En revenant de Schönbrunn il dit à sa mère, après une grande lutte intérieure : « J’avais peur qu’un cheval ne me morde ». (Il avait en effet, à Schönbrunn, manifesté de l’inquiétude à la vue d’un cheval.) Le soir, il aurait eu un accès semblable à celui du jour précédent, et demandé à faire câlin. On le calme. Il dit en pleurant : « je sais que demain il faudra encore que j’aille me promener », et ensuite [il dit] : « le cheval va venir dans [ma] chambre. »

Ça, c’est curieux, ça, hein ? Eh bien je vous propose que ce soir nous restions sur cet élément de suspens. J’encourage évidement vivement votre lecture attentive de la suite. Car on se promène dans un monde magique, enchanté, c’est beaucoup mieux que Lewis Carroll, quand même… indiscutablement. 

Charles Melman