Chantal Gaborit : Psychopathologie familiale et sexuation -cours 3

Conférencier: 

Logo Psychopathologie familiale et sexuationEPhEP, MTh1-ES2, le 01/12/2016 

 

Les deux cours précédents nous avons d’abord vu un peu l’histoire des lois concernant la famille, et j’avais essayé de vous montrer comment ces lois poussaient à une équivalence des places entre père et mère. Jeudi dernier, on a parlé de la fonction paternelle et on s’est demandé si les mères n’étaient pas progressivement conviées à exercer aussi une fonction qui viendrait d’une certaine façon gommer, peut-être, la question du maternel.

Aujourd’hui, pour notre dernier cours sur cette question de la famille, je voulais vous proposer d’illustrer tout ce que nous avons travaillé jusqu’à présent, à travers un travail qui approcherait d’un peu plus près la clinique — on va le dire comme ça — des familles recomposées. Il me semble que dans ces familles, on peut trouver une illustration de tout ce qu’on a travaillé jusqu’à aujourd’hui.

Les familles recomposées, ça concerne beaucoup de monde : plus de deux millions d’enfants en France vivent dans des familles recomposées et leur nombre augmente régulièrement ; et d’autre part tous les âges de la vie sont concernés, puisque la question du divorce ou de la séparation reste à l’œuvre comme une possibilité tout au long de la vie amoureuse. Je veux dire qu’on ne se sépare pas plus, qu’on ne divorce pas plus quand on est jeune que quand on est vieux. Si bien que cette question ne concerne pas que les jeunes enfants, mais aussi les ados, les grands ados, les jeunes adultes, qui se trouvent parfois devant cette question de la séparation de leurs parents à l’âge où eux-mêmes sont conviés à s’engager ou en en tout cas à se poser un certain nombre de questions par rapport au fait de faire un couple.

Avant d’en venir très précisément à l’observation clinique, je voulais simplement vous faire remarquer que cette question de la famille recomposée est quelque chose d’extrêmement présent dans notre société, et qu’en même temps nous n’avons pas les mots pour le dire ; ce n’est pas que ce soit si récent que ça, mais ce n’est pas encore tout à fait habituel, et nous n’avons pas les mots pour le dire.

Et donc je vais faire une petite parenthèse avec vous sur cette question du vocabulaire, pas seulement pour faire du vocabulaire, mais parce que ça va nous montrer que cette question de la nomination a toute son importance. Pour commencer, on sait les hésitations pour désigner les partenaires d’un couple non marié — compagne, compagnon, conjoint, conjointe, fiancé(e) — alors même que la question du mariage n’est pas du tout à l’ordre du jour, mais quel mot employer ? De la même façon, comment nommer les partenaires d’un PACS ? Et on sait par ailleurs les questions posées aux couples homosexuels qui ont un enfant : comment l’enfant doit-il appeler l’autre parent ? Dans la mesure où actuellement beaucoup de familles sont construites avec une cohabitation de plusieurs générations qui n’ont parfois aucun lien de parenté, ni par alliance ni par filiation, on voit comment la question de la nomination se pose.

Dans la langue française nous avons les mots de « famille recomposée » : nous parlons de famille recomposée. C’est un terme introduit par Irène Théry, importé directement de l’anglais reconstituted families, qui a eu le mérite de nommer une réalité qui auparavant n’était pas cernée dans le langage. Souvenez-vous, dans les années 60 on parlait des enfants du divorce, mais c’est tout, il n’y avait pas ces mots comme ça. Donc il y a ce mot de la langue anglaise, que Irène Théry a traduit et proposé en français dans la formulation de « famille recomposée » ; mais la langue anglaise a beaucoup plus de mots que nous pour ces familles, en particulier blended families : les familles « mélangées » (au sens de mixer avec un mixeur). De la même façon pour les liens de parenté dans ces familles recomposées, l’anglais met à la disposition le terme de stepfamilies : step au sens de degré, les familles où les liens de parenté sont « à degrés variables », qui se distinguent des liens par alliance ou par filiation ; c’est à degrés variables. Et ainsi on peut parler de stepmother pour désigner la nouvelle femme du père : ce n’est pas la mère, ce n’est pas non plus la belle-mère comme la mère du mari, the mother-in-law, c’est autre chose. Mais ce nom de step indique comme ça cette sorte de parenté par degrés.

De son côté la langue française maintient cette ambiguïté avec les deux sens possibles pour belle-mère, belle fille, beau-père… vous connaissez. La belle-mère sera soit la nouvelle femme du père, soit la mère du nouveau mari : vous voyez, ce n’est pas du tout la même chose. Et d’ailleurs en français classique, le terme exact pour nommer la nouvelle femme du père, c’est « la marâtre », comme on l’entend dans les contes de fées. Mais est-ce que cela dessine un lieu d’identité véritable ? Ce n’est pas sûr. La langue anglaise propose aussi le terme de patchwork families : famille reconstruite, famille construite avec des petits morceaux, comme une mosaïque, avec des petits bouts, pas toujours assortis, mis côte à côte, cousus ensembles, pas toujours harmonieux… Voilà : patchwork families. Mais en français on n’a pas tout ça. De la même façon on est parfois dans l’embarras pour désigner la fratrie, dans ces nouvelles configurations familiales. Quelques termes sont assez précis : frère, sœur, demi-frère, demi-sœur, qui renvoient à un lien de parenté extrêmement précis. Mais comment désigner les enfants de la même génération qui habitent dans le même lieu, dont les parents forment un couple mais qui pourtant n’ont entre eux aucun lien de parenté ? Ils ne sont ni demi-frères, ni demi-sœurs, mais ils sont dans la même famille.

Et donc en 1981 Irène Théry a introduit également le terme de « quasi-frère » pour désigner ces enfants vivant dans la même famille et sans aucun lien de parenté. « Quasi » ça signifie que c’est ça sans être tout à fait ça ; quasi : quand c’est « quasi-quelque chose ». Du coup, si c’est ça sans être tout à fait ça, on voit le problème posé par ce terme — par ces termes de quasi-frère ou quasi-sœur — puisque demi-frère et demi-sœur (ou frère et sœur) marquent clairement où passe l’interdit de l’inceste ; le terme de quasi-frère laisse un grand flou sur cette question, qui d’ailleurs donne lieu parfois à des interprétations.

Et je voudrais noter ici un terme qui existe dans notre langue et qui n’est pas reconnu, qui n’est pas retenu par les sociologues et les éducateurs, parce que c’est un terme qui apparaît comme trop problématique pour tout le monde, mais que pour ma part je retiens comme une vraie trouvaille : c’est le terme de « faux frère ». Parce que je trouve qu’il y a des jeunes maintenant qui savent inventer avec une petite pointe d’humour, un terme pour dire à la fois la fraternité et la trahison qui les réunit, mais pas seulement au titre de l’amour fraternel ; ce ne sont pas de vrais frères et sœurs : ce sont donc des « faux frères ». Je trouve que c’est plutôt bien trouvé. Sans oublier que dans l’usage commun — et vous le voyez sûrement — chacun emploie le terme qui lui paraît dire au mieux sa famille, même si ça n’est pas le terme exact. Ainsi on voit dans les familles recomposées qu’il n’est pas rare du tout que les enfants parlent de « mon frère » ou « ma sœur » alors qu’il s’agit du demi-frère ou de la demi-sœur, et qu’il faille quelque temps pour qu’ils vous disent : « c’est mon demi-frère ou ma demi-sœur », ou : « c’est le fils du copain de ma mère » ; mais en première instance ils vont vous présenter « mon frère » ou « ma sœur ». Récemment j’ai entendu une petite fille de huit ans me parler de son « demi-papy » — c’est un maniement de la langue en même temps, parce qu’on entend bien ce qui est dit —, qui est donc le nouveau conjoint de sa grand-mère : aucun lien de parenté avec elle mais elle pouvait nommer, dans cette invention qui n’a aucune réalité, à la fois la différence de génération et le rôle symbolique qu’elle pouvait attribuer à cet homme.

Et puis je vous ferai remarquer également que le terme français de « famille recomposée » lui-même me paraît être un terme qui ne reflète pas du tout ce que vivent les enfants. Ce qui est recomposé, c’est un couple, éventuellement un couple qui veut refaire famille, mais jamais la famille de l’enfant. Donc le terme français rend compte plutôt du point de vue des partenaires du couple. En effet en cas de divorce, de remariage, ou de remise en couple de leurs parents, les enfants ne se trouvent jamais avec une « famille recomposée, » mais toujours avec au moins deux familles. Et ça je crois que c’est à noter : les enfants n’ont pas une « famille recomposée » : ils ont plusieurs lieux familiaux. Pour un enfant — en cas de séparation de ses parents —, sa famille d’enfance est perdue à tout jamais, et elle sera d’autant plus idéalisée qu’elle sera perdue.

J’insiste sur ces termes et je prends le temps de vous les détailler un peu, parce que vous savez combien notre lecture de la réalité est conditionnée par les signifiants qui nous permettent de la dire. Par ailleurs, quand on reçoit un enfant, que ce soit en institution ou en cabinet (en libéral), nous avons toujours à prendre le temps de nous y repérer, et de ne pas nous en tenir aux formulations justement trop globales ou trop approximatives employées par tout le monde, et qui reflètent l’imaginaire de cet idéal de la famille. Nous avons à savoir d’abord la légalité, le côté légal des adultes qui nous amènent cet enfant : quels sont leurs liens exacts avec cet enfant ? Et parfois il faut insister un petit peu pour le savoir exactement. Et puis aussi parce que les dénominations que nous allons employer vont dire quelque chose, justement, du refoulement, du symbolique, des interdits et donc de la légitimité, de la place de chacun. Je ne superpose pas tout à fait la légalité et la légitimité, mais voyez c’est important de s’y repérer, et particulièrement en ce qui concerne la place du père, parce que c’est toujours cette place-là qui est rendue floue par ces dénominations.

 

Je voudrais vous parler de la question du refoulement, puisqu’on a pas mal parlé lors de ces derniers cours de la manière dont un enfant pouvait accéder en son nom à une place sexuée, à un nom, à une identité sexuée.

Dans toutes les cultures, une des fonctions de la famille c’est de refouler, au moins partiellement, cette érotique du désir. Et la plupart du temps le désir sexuel n’y est abordé que sous l’angle de l’amour, c’est-à-dire hors sexualité. Et d’ailleurs parler de « famille recomposée », là où c’est au fond un couple qui se forme, indique déjà comment dans le langage nous venons signifier le refoulement de ce qui concerne ce couple, puisque nous allons le nommer « famille recomposée » : comme si nous ne pouvions inscrire la question du désir que dans une vision familiale, et qu’en cas de séparation ou d’échec, il faudrait recommencer non pas à aimer ou à désirer, mais à faire famille. D’ailleurs les termes employés sont significatifs et commencent toujours par « re- » : re-composé, re-faire sa vie, re-mariage... comme si le génie de la langue mettait l’accent sur l’inévitable répétition, là ou l’imaginaire de l’amour s’efforce de nous faire croire à quelque chose de nouveau. Et les enfants ne s’y trompent pas, c’est-à-dire qu’ils sont les premiers à percevoir comment leur parent qui a tout envoyé promené ne fait que recommencer la même chose avec le nouveau conjoint : ça ne leur échappe pas du tout aux enfants, ils le repèrent très vite.

Dans une famille recomposée, quand un parent refait sa vie, le refoulement ne peut plus tenir de la même façon, même si chacun fait preuve de pudeur dans son discours ou ses comportements. Et du coup la nouvelle situation peut s’avérer parfois un peu difficile pour les enfants, car elle les oblige à prendre en compte, justement, le désir sexuel et la jouissance ; alors qu’auparavant, cette question du désir pouvait n’être lue ou entendue que dans le registre de l’amour. Et on voit comment certains enfants ont pu se tenir un temps tout à fait en deçà de la question du sexuel, et tout d’un coup, ils vont se trouver à devoir prendre en compte cette question.

Pour un adulte le divorce ou la séparation, puis le nouveau couple, sont souvent l’occasion d’une modification dans sa façon de se situer en tant qu’homme ou en tant que femme, l’occasion parfois de remettre en chantier les questions existentielles telles que « qu’est-ce qu’être un homme ? » « qu’est-ce qu’être une femme ? », mais pour un enfant la séparation de ses parents n’est pas non plus sans effets. L’enfant aura lui aussi à modifier son lien à chacun de ses parents, mais également à modifier, comme je viens de vous le dire, la place qu’il avait dans la précédente configuration familiale. Il pouvait être en place d’objet chouchou de l’un des parents, ou dans une rivalité avec l’un des parents, ou en place d’arbitre (on voit quelquefois des enfants qui étaient en place d’arbitre des conflits, et tout d’un coup ils ne le peuvent plus). Donc quelle que soit la place qu’il avait, qui était forcément une place en lien avec ses parents, il va se trouver à devoir modifier quelque chose.

Certains enfants font cette modification de leur place très spontanément, très activement, parce qu’ils perçoivent plus ou moins consciemment qu’il y a là pour eux quelque chose d’un mouvement de vie, un nouveau positionnement. Et ils peuvent accepter cette nouvelle écriture : ils s’y engagent, ils veulent comprendre. Du coup, pour eux l’accent n’est pas tellement porté sur « Quel est le nouveau conjoint de mon père ou de ma mère ? », « Est-ce qu’il me convient ou pas ? », mais ils vont plutôt s’interroger sur la façon dont leurs parents tentent de mettre en place un nouveau rapport homme-femme, c’est ça qui va les intéresser. Ils veulent comprendre, pour eux-mêmes, pour s’en servir pour leur propre construction.

Et puis pour d’autres enfants, c’est plus difficile, particulièrement pour ceux qui avaient trouvé un certain abri, un certain confort dans la famille précédente, dans la famille en train de se décomposer. Parfois c’est parce qu’ils se tenaient en place d’être le soutien ou le protecteur du parent déprimé, ou parce qu’ils faisaient tranquillement alliance avec l’un ou l’autre des parents, ou avec chacun des deux successivement, alternativement. Ceux pour qui c’est plus difficile, ce sont souvent ces enfants-là, qui ne posaient pas de problème : les plus calmes, ceux qui faisaient ce qu’on attendait d’eux, en se contentant de se tenir à l’écart de tout questionnement concernant le désir. Fantasmatiquement, ils se tenaient dans la lecture de la famille comme idéale et hors sexualité, alors même que parfois l’ambiance à la maison pouvait être détestable : ce n’est pas ça le problème, mais ils peuvent vivre comme extrêmement intrusifs, dérangeants ou persécutifs les changements auxquels la nouvelle situation les oblige. Ce sont ces enfants qui ne veulent pas savoir le sexuel. Et en en parlant avec eux, certains peuvent exprimer que finalement les conflits ou les vicissitudes entre leurs parents, dans la famille initiale, ils les interprétaient dans l’ordre d’une fraternité qui ne marchait pas bien entre leurs parents ; mais pas dans l’ordre de ce que Lacan nomme le « non-rapport sexuel », le fait qu’entre homme et femme il y a toujours un hiatus, comme ça, qui fait que la complétude idéale n’est pas à l’ordre du jour. Ces enfants-là l’interprètent dans l’ordre d’une fraternité qui ne marchait pas : ils ne s’entendaient pas bien, ils auraient peut-être dû mieux s’y prendre…

Parfois ils ont raison, d’une certaine façon, parce que le lien qu’il y avait entre leurs parents pouvait être de cet ordre-là ; on sait comment certaines organisations de couple sont régies par deux désirs qui s’organisent dans une rivalité frontale, et qui ne peuvent jamais être pacifiées par le phallus en position de tiers : c’est toujours soit l’un, soit l’autre (ou soit toujours le même). Et du coup on voit un certain nombre d’enfants qui n’ont même jamais pu se poser la question de la façon dont un homme et une femme peuvent se débrouiller pour vivre ensemble : pour eux c’est la même relation qu’entre frère et sœur. Pourquoi certains peuvent-ils entrer dans ce questionnement d’une façon un peu vive, qui les intéresse, qui les concerne et dont ils font leur affaire pour continuer à grandir, alors que d’autres sont dans une résistance passive (ou très active d’ailleurs) sur ces questions ?

Je vous proposerai une hypothèse qui est aussi un constat clinique qui, je trouve, peut pratiquement se généraliser et qui me sert un peu de point d’appui dans mon travail avec ces enfants : il me semble qu’il est plus facile aux enfants d’une femme d’accepter le nouveau conjoint de leur mère, plus facile pour eux qu’aux enfants d’un homme d’accepter la nouvelle femme de leur père. Vous voyez, je laisse tout de suite tomber la question de la symétrie, alors que – je vous l’ai déjà expliqué – tout notre discours social va vers un gommage de cette différenciation entre enfant garçon et enfant fille, et entre enfant de Monsieur et enfant de Madame : comme si tout était toujours en symétrie. Et — quand elle est simplifiée — la lecture œdipienne dont je vous ai parlé la dernière fois nous pousse aussi quelquefois à cette lecture en symétrie. J’ai essayé de voir comment on pouvait attraper les choses un peu autrement, parce que cliniquement on ne retrouve pas cette symétrie : on voit au contraire que pour les enfants, la difficulté n’est pas la même à trouver une place dans une famille qui est recomposée du côté de leur père ou du côté de leur mère. Et du coup, il m’a semblé que les concepts d’objet ou de signifiant que nous propose Lacan sont très éclairants pour nous, que ce soit avec les familles recomposées, avec les familles monoparentales ou homoparentales. On va prendre un petit peu le temps de décliner ça.

Les enfants d’une femme peuvent donc avoir affaire à un nouvel homme dans la vie de leur mère, quelqu’un d’autre que leur père, un étranger. Il est notable cliniquement que même s’ils résistent un peu, cela ne les met pas forcément en grande difficulté. Pourquoi ? Eh bien tout d’abord, me semble-t-il — souvenez-vous de ce que je vous ai expliqué la dernière fois sur la question de la fonction du paternel —, ça ne les met pas trop en difficulté parce que la fonction paternelle, du fait même d’être symbolique, n’est jamais complètement collée à la personne du père, du papa : elle peut être assumée par d’autres. On peut même aller jusqu’à dire que cette fonction paternelle peut se répartir sur plusieurs hommes. Le père symbolique — celui qui vient séparer la mère et l’enfant — est par définition un étranger, étranger à ce duo mère-enfant, même si c’est le papa qui vit à la maison ; par rapport à ce duo, il a pour l’enfant il a un statut d’étranger. Alors si c’est un homme totalement étranger qui vient là aux côtés de la mère, eh bien structurellement il est plutôt pas mal venu pour assumer cette fonction paternelle, pour l’occuper un peu.

Il est vrai que tout le discours éducatif va dans le sens de dire qu’il ne faut pas occuper la place du vrai père, au point qu’un homme peut se sentir illégitime à occuper cette place, comme s’il délogeait l’autre. Pourtant, de structure, le père c’est celui qui entame la mère, celui qui fait qu’elle ne sera pas toute-mère, celui qui la fait femme, si son activité fantasmatique ou désirante passe, pour elle, par son désir à lui. Ainsi, dès qu’un homme est en relation érotique avec la mère d’un enfant, il prend pour cet enfant valeur de père. En ce sens, le nouvel homme d’une femme prend automatiquement valeur paternelle pour les enfants de cette femme. Pas besoin qu’il soit super sympa, super à la hauteur : ce n’est pas ça dont il est question. Donc il y a plusieurs hommes possibles pour cette fonction de père, sans que l’un ne se substitue à l’autre, et sans d’ailleurs que ce soit pénalisant pour l’un ou pour l’autre, parfois même au contraire. On voit des enfants qui peuvent retrouver un lien meilleur avec leur propre père parce qu’ils ont pu passer aussi par un conjoint de leur mère ; ça peut vivifier cette fonction paternelle. Je mettrai un seul bémol : s’il le veut bien ; parce qu’on voit parfois le nouveau conjoint de la mère – pour des raisons qui tiennent parfois à son histoire ou au discours social qui le délégitime de cette place – qui ne veut pas trop s’en occuper. C’est parfois un peu dommage, mais bon… En tout cas il n’y a là rien d’automatique, justement parce que c’est une fonction symbolique. Et puis je peux aussi ajouter : si elle le veut bien ; parce que la fonction paternelle ne peut s’exercer que si la mère d’une part laisse un espace, mais d’autre part si elle se laisse être concernée, être entamée par le désir de cet homme.

Cliniquement on peut remarquer aussi que, pour certains hommes, la fonction paternelle est plus facile à assumer pour des enfants qui ne sont pas les leurs, biologiquement. C’est-à-dire que c’est plus facile auprès d’une femme qui ne le fait pas père biologiquement, mais qui l’autorise pour autant à être père pour ses enfants à elle — alors même qu’il n’y est pas obligé réellement. Vous voyez ? C’est comme si ce dépassement du réel de la mère venait permettre que s’exerce cette fonction paternelle, qui de toute façon n’est effective que dans la parole. Tout à coup, ce processus nous permet de repérer à quel point la fonction paternelle relève du registre du signifiant : elle est dans la parole.

Pour les enfants d’un homme, je vous ai dit que c’était parfois plus complexe, plus compliqué : ils vont avoir affaire à une nouvelle femme dans la vie de leur père. Pour eux la difficulté relève en partie de ce qu’on peut appeler un « conflit de loyauté » : de loyauté envers leur propre mère. C’est certainement vrai, mais il me semble que c’est plus éclairant pour nous de prendre les choses avec le concept d’objet, par l’abord de l’objet. En effet, quand un homme entre en relation amoureuse avec une femme, on peut dire qu’il la met en place d’objet de son désir, ou du moins en place de représenter l’objet de son désir. Dans le cas d’un nouveau couple, la question de l’objet érotique, de l’objet cause du désir, est d’emblée au premier plan. Cette question ne peut plus être voilée par le discours de l’amour comme cela a pu être le cas dans la famille d'origine, quand c’était leur propre mère qui était la femme de cet homme. Là, la question de l’objet du désir est présentifiée. D’ailleurs on peut noter que dans les familles recomposées les enfants, me semble-t-il, parlent beaucoup plus facilement de « l’amoureux » de leurs parents, ou de « sa chérie », termes qui je crois viennent beaucoup plus rarement dans le discours d’un enfant d’une famille traditionnelle ; comme s'il fallait la séparation du couple pour que l’enfant puisse penser son parent comme désirant, ou comme sexuellement désirant, qu’il puisse se le représenter.

Toujours en ce qui concerne les enfants d’un homme, et la manière dont ils peuvent se débrouiller si leur père refait sa vie avec une nouvelle femme : pour un garçon, si son père vient de se séparer de sa mère et s’il a pu aussi lui, en tant qu’enfant, se séparer de sa mère – vous vous souvenez, je vous ai expliqué ce mouvement qu’ont à faire tous les enfants de se séparer leur mère : on sait que pour le petit garçon, la condition d’entrée dans sa masculinité, c’est qu’il se soit un peu éloigné de sa mère – si donc cette séparation d’avec sa mère a eu lieu, alors il pourra éventuellement s’identifier au père comme désirant, puisqu’il sera positionné du côté masculin, identifié au père : le père désire une autre femme mais lui, le petit garçon, ça ne lui pose pas de problème, le petit garçon ou l’adolescent peut continuer à s’identifier en tant que garçon à un homme désirant, par les processus d’identification à son père. Et s’il voit son père mettre en œuvre son désir, ça peut lui permettre à lui de s’y retrouver. Quoi qu’il pense par ailleurs du choix amoureux de son père, s’il trouve que cette femme est bien, pas bien, mieux ou moins bien que sa mère, peu importe : ça ne l’empêchera pas de mener sa barque en tant que garçon identifié à son père.

Pour une fille dont le père refait sa vie, là c’est plus compliqué, je dirais surtout si elle est adolescente ou jeune adulte, car au moment de mettre en œuvre sa féminité elle se trouvera tiraillée. Ce sera plus difficile pour ces filles parce qu’elle se trouveront tiraillées entre une position féminine qui serait due à la bénédiction paternelle, ou une position féminine par donation, par identification à la mère, à la féminité de la mère. Vous vous souvenez on a abordé ça la dernière fois. Du fait de cette incertitude concernant sa place de femme — et ça c’est vrai pour toutes les filles — il y a quelque chose pour elle dans son identité qui est plus fragile et plus précaire ; et si la séparation des parents advient dans ce moment de l’adolescence, ça contribue à donner un enjeu supplémentaire, une réalité supplémentaire à cette précarité que vivent toutes les jeunes filles quant à leur propre place de femme. En effet, elles peuvent se sentir dépossédées de la bénédiction paternelle, puisque le père va être occupé par une autre femme, occupé ailleurs ; dès lors ces jeunes filles ne vont pouvoir que s’identifier à la mère, mais à la mère comme une femme malheureuse, ou délaissée, ou injustement traitée (même si par ailleurs la mère peut se trouver très bien, refaire sa vie, etc). Ainsi la jeune fille peut tout à fait s’identifier à sa mère comme rejetée, ce qui accentuera chez elle le sentiment d’être lésée, d’où la virulence de certaines adolescentes vis-à-vis de leur père.

Vous voyez. Je ne reprendrai pas pour ma part le discours habituel qui dit que c’est plus compliqué pour les petits et qu’il vaut mieux attendre que les enfants soient grands ; il y a quelque chose de très compliqué, pour les adolescents et les jeunes adultes, dans la séparation de leurs parents. Or comme il y a un grand nombre de divorces après 60 ans, il y a un certain nombre de jeunes adultes qui se trouvent confrontés à cette question de la séparation de leurs parents au moment ou eux-mêmes sont complètement pris dans ces questions.

Je reviens à la situation de la fille : une fille est toujours confrontée à l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de sa mère, à un sentiment de haine qui est toujours coexistant avec l’amour porté à sa mère, même si c’est refoulé. Je vous expliquais la dernière fois que la fille peut s’identifier à la mère, mais qu’en même temps elle peut lui en vouloir de ne pas lui avoir transmis le phallus. Donc la nouvelle femme qui survient – même si elle n’est absolument pas confondue avec la mère, même si elle n’est l’objet d’aucune demande de type maternel – sera logiquement prise dans les enjeux qui lient une fille avec sa mère : du seul fait d’être l’objet du choix amoureux du père, il sera conféré à cette nouvelle femme figure maternelle ; parce que le fait de lui conférer cette figure maternelle, c’est ce qui va refouler au mieux la question sexuelle. C’est un peu complexe, peut-être, mais j’essaie de vous expliquer ça : vous voyez comme c’est difficile pour une fille. Même si le père choisit une femme en raison de son désir à lui, cette nouvelle femme sera pour la fille de cet homme porteuse d’une image maternelle qui sera en même temps refusée. Si bien qu’on voit comment la figure maternelle, répartie sur deux femmes, ça ne fonctionnera pas du tout comme la fonction paternelle répartie sur deux hommes (ou sur plusieurs hommes). Instantanément ce qui, pour une fille, va se répartir, c’est cette ambivalence amour-haine, qui était jusque-là portée seulement par sa mère, y compris le refoulement qui allait avec. Là, il y a quelque chose qui va se répartir sur les deux femmes : la mère et la nouvelle femme du père ; amour-haine, sans que ce soit forcément d’ailleurs toujours du même côté, que ce soit l’amour ou la haine.

Vous voyez comme c’est plus compliqué du côté des enfants d’un homme, et en particulier pour les filles d’un homme. Et ça, cliniquement, vous allez le retrouver si vous l’observez de près, parce qu’on a tendance à aborder les choses comme des globalités, à voir les choses dans la symétrie : essayez de le voir vraiment en différenciant ces fonctions avec les termes de « fonction paternelle », de « rapport à la mère », « d’ambivalence à la mère », etc., et vous verrez que ça vous facilite un petit peu pour comprendre les choses.

Pris dans ces difficultés, les enfants d’un homme peuvent arriver à une mise en cause du désir de leur père et de ses choix de vie, lui reprochant toute nouveauté, tout changement : j’avais noté que l'expression « Il a changé », c’est quelque chose qui revient très systématiquement. Le reproche n’est pas formulé sur des choses très précises, c’est : « Il a changé » (ce qui est d’ailleurs sans doute un peu vrai). C’est un reproche. On peut noter aussi que dans le jugement porté sur leur père, ces enfants, garçons ou filles, sont très modernes : ils sont dans le discours de la modernité, parfaitement en appui sur le discours ambiant. Ils sont confortés, même, ces enfants, par notre discours qui convoque le père du côté d’un égalitarisme et d’une réciprocité qui ne laissent pas place à l’étrangeté de structure dont pourtant relève sa place de père. On peut dire qu’il est toujours convié du côté du père imaginaire, et récusé du côté du père symbolique. Et on voit de plus en plus souvent des hommes qui ne trouvent pas d’autre voie que celle d’une rupture ou d’un éloignement, d’une rupture parfois radicale avec leurs propres enfants. Ça ne veut pas dire qu’il ne les aime plus ou qu’ils sont mieux ailleurs : ça peut être un déchirement pour eux, mais ils ne peuvent parfois que s’exclure — s’exclure du jeu —, dans le réel, ce qui est parfois la seule façon pour eux pour tenter de rester un peu du côté du père, sans être complètement aplati dans cette fonction. Il me semble en tout cas que ce type d’analyse peut nous aider à comprendre des situations qui autrement nous apparaissent comme incompréhensibles.

Un enfant n’aurait-il rien à perdre dans cette recomposition de la famille ? Une recomposition implique qu’il y ait eu décomposition, avec un remaniement des places subjectives de chacun. Pour les enfants, ça implique une nouvelle écriture quant à l’énigme du désir de la mère et de chacun de leurs parents. Au moment de la décomposition et de la recomposition de la famille, les enfants se trouvent devant ces questions : « Mais d’où je viens ? Quel était le désir de mes parents ? De quel désir suis-je issu ? » ; avec aussi cette question qui peut se formuler comme ça : « Je croyais que j’étais issu de leur amour, et je vois qu’il désire une femme qu’il ne rend pas mère ! Alors quel est son désir, si ce n’est pas de faire des enfants ? » Vous voyez que la question d’origine est remise à l’ordre du jour, un peu comme pour les enfants adoptés. Et on voit dans ces familles des enfants obligés, non pas de réécrire leur roman familial, mais de se re-raconter de quelle famille ils viennent, et de quoi ils sont issus : souvent ils le racontent sur le mode victimaire. Mais ils ne sont pas victimes : c’est le réel qui est comme ça, ce n’est pas lié aux circonstances.

Par ailleurs, sans doute pour rassurer tout le monde, vous savez qu’il est très fortement conseillé de dire aux enfants que leurs parents « ne divorcent pas d’eux », qu’eux, les enfants, ne divorcent pas (les enfants) : « Je quitte ton papa, je quitte ta maman, mais tu sais, toi, je ne te quitte pas ». C’est vrai, évidement, mais c’est méconnaître à quel point par ailleurs les enfants sont conviés à participer à la séparation, et sans doute que les enfants divorcent quand même aussi de quelque chose. Même si on se fait croire que, du moment qu’ils garderaient le lien avec leurs parents, il n’y aurait pas de perte pour eux. On sait le souci des parents de garder une cohérence parentale au-delà de la séparation ; mais vouloir continuer à être un couple parental là où on n’est plus un couple, ça peut rendre à un enfant complètement indéchiffrable ce qu’est une séparation. Certains enfants ne savent même pas qu’ils ont perdu quelque chose dans cette décomposition familiale. Ils y perdent leurs parents imaginaires, leurs illusions quant à l’amour, et ça n’est pas si facile quand la séparation de leurs parents intervient, comme je le disais tout à l’heure, quand ils sont jeunes adultes. J’entendais l’autre jour une jeune femme qui me disait en parlant de sa vie de couple : « On est en CDD ». Je ne l’ai pas entendu qu’une fois, ça : c’est une formulation qui laisse entendre comment l’imaginaire de l’amour est en rade.

On voit aussi des jeunes qui profitent de ce moment de la séparation de leurs parents pour se mettre vite en couple et aller vivre dans la famille du petit copain ou de la petite copine. C’est-à-dire que tout est enchaîné ensemble, comme ça : ils ne font pas famille recomposée avec aucun de leurs parents, ils font famille carrément ailleurs. Ça nous laisse un petit peu percevoir l’abandon que peuvent ressentir certains enfants dans ces moments-là. Je dirais surtout – et je voudrais vous faire entendre ça – que ces recompositions familiales viennent fragiliser leur identité, et même parfois leur sentiment d’être rattaché à une filiation. Je vais essayer de vous le faire sentir à travers deux notations cliniques : comment les enfants peuvent être écartelés entre deux filiations, côté père et côté mère.

J’ai reçu un jeune garçon de 13 ans, à qui j’ai demandé de dessiner sa famille (il avait été amené par son père, je n’ai jamais rencontré sa mère). Il a tracé une sorte d’arbre généalogique, comme on leur apprend au collège, avec des petits rectangles dans lesquels sont écrits les prénoms de chacun. Il m’a tracé ainsi toute la lignée maternelle, puis toute la lignée paternelle, avec tous les oncles et tantes, le cousinage, etc., mais aucun petit rectangle avec son prénom à lui ! Donc je le laisse faire, et puis je luis fais remarquer qu’il n’y est pas. À ce moment-là il dessine deux rectangles, un de chaque côté : un du côté de la lignée maternelle, un du côté de la lignée paternelle, et il écrit son prénom et celui de son frère dans chacun des deux rectangles. C’est-à-dire qu’il se représente non pas à la conjonction des deux lignées, mais deux fois, dans chaque lignée, et à chaque fois en appui sur son frère, dans une espèce de gémellité ; il se représente une fois comme fils de maman, une fois comme fils de papa, mais jamais comme le fils d’un couple. Comment pourrait-il se représenter de quel désir il est issu ? Partagé entre deux filiations symétriques, clivées, son seul repère, en termes de filiation, c’est son frère. Le trait symbolique de son identité est recherché dans la fratrie qui est alors surinvestie, alors qu’en règle générale le trait d’identité est recherché dans la verticalité de la filiation ; mais pour lui ça avait perdu toute consistance. Et les parents n’y étaient représentés non pas en position centrale, mais en position d’enfants au milieu du cousinage. On voit bien là comment les parents n’étaient pas réunis par l’instance phallique — ni séparés, d’ailleurs —, mais étrangers l’un à l’autre, sans que leur rencontre ne soit représentable et sans que l’enfant puisse se figurer comme étant le produit de leur rencontre. Je vous donne cet exemple parce que je pense qu’il nous permet d’entendre cette surestimation de la fratrie et cet effondrement de la filiation, du trait d’identité pris dans la filiation. On ne peut sans doute pas généraliser complètement à partir de cet exemple, mais si vous travaillez avec des enfants dans ces situations, soyez attentifs à des choses comme ça.

Autre façon de repérer la façon dont le trait d’identité est très fragilisé, c’est l’insistance parfois de ces jeunes, même un peu grands, à retrouver ou à évoquer des souvenirs de leur petite enfance, mais sur ce mode très particulier de se les faire raconter par l’adulte. Ils adressent des demandes récurrentes à l’adulte pour qu’il vienne auprès d’eux, leur montre des photos de la petite enfance, leur raconte des souvenirs personnels, l’entrée dans le langage, les premières comptines, les erreurs de prononciation... toutes ces petits phénomènes priss dans le langage. Et visiblement c’est jubilatoire, ce sont des moments importants et nécessaires ; il y a comme une nécessité à retrouver ces moments d’enfance qui seraient les seules supports capables de faire continuité dans leur histoire, comme une nécessité à convoquer ce trait d’identité. Mais ils ont aussi envie de retrouver ces moments de jouissance dans ce que Lacan appelle « lalangue » (en un seul mot), c’est-à-dire cette langue perdue qu’on retrouve quand on sollicite chez un parent la jouissance de cette langue partagée des moments d’enfance. Donc ce qui est recherché, ça n’est pas le souvenir ou le sens de ce qui est re-raconté, c’est le partage de cette jouissance autour de la langue, et ça a visiblement une valeur cathartique. Ces deux notations simplement pour vous faire entendre comment ces enfants sont parfois obligés d’aller chercher dans des éléments assez archaïques, et du côté de leurs petits semblables, la question de leur identité.

Je vous ai dit la dernière fois comment les enfants avaient affaire à la question du divorce depuis la toute petite enfance, et comment l’entrée dans le langage nous mettait d’emblée dans un certain divorce entre le mot et la chose : quand on nomme une chose, on la met à distance, on n’y a plus accès directement. Et au fond, la question du divorce, si on peut dire, elle n’est pas dans les circonstances de la vie, elle est de structure dès notre entrée dans le langage : et elle peut être réactivée par ces choses en certaines circonstances. C’est vrai qu’en cas de recomposition familiale, la redistribution des places entraîne le fonctionnement d’un autre discours, d’une autre langue, avec d’autres adultes qui sont pris dans une « lalangue » d’enfance qui n’est pas la même : avec une autre femme, un autre homme, d’autres enfants, qui ne sont pas pris dans le même refoulement, qui n’ont pas le même rapport à la langue. Et du coup les enfants peuvent s’y trouver privés de ce qui leur était le plus familier, à savoir un abri dans une langue maternelle privée, partagée avec quelques autres.

Pour les enfants, ça pose la question de ce qu’on appelle le « domicile subjectif ». Le domicile subjectif c’est très important, c’est le sentiment d’être un peu chez soi — le Heim, comme disait Freud —, l’idée que là est notre la place : c’est un lieu géographique mais pas seulement, bien sûr. Et l’expression familière « Je ne sais plus où j’habite » dit exactement ça, elle témoigne d’une sorte d’errance psychique aussi bien que concrète. Je vous rappelle donc que le seul domicile pour un petit humain, c’est le langage. À plusieurs reprises tout au long de son enseignement, Lacan explique que notre condition humaine tient à ce que nous habitions le langage, et que c’est le seul endroit où nous pouvons trouver un abri subjectif : en nous logeant dans un discours qui nous précède, des signifiants qui nous précédent, qui nous concernent, qui nous traversent. Ça n’est qu’à partir de ce consentement à ces signifiants que nous pouvons engager notre propre parole, notre propre désir, et parler en notre nom. Mais voyez comme notre domicile subjectif passe par le langage.

Le domicile subjectif, ça peut aussi être un lieu réel. Et je voulais juste vous faire une toute petite remarque concernant la garde alternée qui se généralise de plus en plus dans le cas de séparations — que les couples aient été mariés ou pas, d’ailleurs —, quand les parents d’un enfant ne vivent plus ensemble, on a de plus en plus souvent affaire à la garde alternée. Elle se présente parfois sur ce mode-là, c’est-à-dire que l’adulte va être une semaine avec l’enfant et une semaine sans enfant, et donc dans sa vie amoureuse ou personnelle. Pour l’enfant, ça peut être très cloisonné : on voit des enfants qui sont toujours seuls avec un parent, alors qu’ils ont leurs deux parents, que chacun de leurs deux parents peut avoir une vie amoureuse ; mais l’enfant, lui, sera toujours seul avec un parent, comme s’il était dans une famille bi-monoparentale. Si bien qu’il n’est jamais témoin de la manière dont son parent fait pour se débrouiller dans sa vie amoureuse, se débrouiller avec un autre quand lui, l’enfant, est là. Ce n’est pas complètement général ce que je vous dis là, mais ce n’est pas rare du tout, et c’est parfois très très compliqué quand il y a des enfants des deux côtés, qu’il faut qu’ils tombent la même semaine, pour qu’ensuite ça puisse être sans aucun enfant. Les juges aux affaires familiales disent à quel point c’est compliqué, et combien ça fait de conflits : parce que ce qui est recherché, c’est d’être totalement disponible aux enfants pendant une semaine, et puis ensuite totalement disponible à sa vie personnelle et amoureuse, sans jamais être obligé de dialectiser tout ça. Pour les enfants ça pose la question du fait qu’ils ne sont, du coup, jamais témoins des embarras de ces affaires-là.

Je voulais vous dire aussi qu’au fond les enfants ont toujours affaire à des discours différents concernant la séparation. Simplement quand ils sont seuls avec un parent, ils n’ont parfois affaire à aucun discours du tout : puisque si le parent se rend complètement disponible à l’enfant, il n’y a pas de discours concernant l’autre parent. Je voulais vous faire remarque ce que j’ai trouvée aussi chez Irène Théry, dans son livre qu’elle a appelé Le démariage, où je trouve qu’elle a une notation tout à fait intéressante : elle dit que les hommes présentent toujours la séparation comme un drame et les femmes comme une tragédie. Les femmes présentent la séparation comme une tragédie, c’est-à-dire qu’elles disent : « C’était prévisible depuis le début » [rires] ; et les hommes présentent la séparation comme un drame, c’est-à-dire qu’ils disent : « Tout allait bien, et puis un beau jour elle a changé » [rires]. On a là un exemple de ce que Lacan appelle le « non-rapport sexuel ».

Tout à l’heure je vous ai indiqué une comparaison avec les enfants adoptés : vous savez que maintenant on leur dit toujours qu’ils sont adoptés (on fête l’anniversaire de leur adoption, etc), mais ce qui est beaucoup plus difficile à dire, c’est qu’ils ont été abandonnés : ça, souvent, c’est très édulcoré ; on dit : « Mais ta maman n’a pas pu faire autrement », et quelquefois on évite même de leur dire qu’ils ont été abandonnés. Pour les enfants dont les parents se séparent — ce n’est pas la même chose que les enfants adoptés, mais il y a des points de comparaison — on va parfois leur dire la séparation avec des mots édulcorés, comme si on ne voulait pas leur dire franchement le désaccord. On va leur dire : « On ne s’aime plus, mais on reste bons amis », ou des choses comme ça — alors même que parfois les enfants voient complètement l’inverse. De la même façon que pour les enfants adoptés le récit des origines doit remonter bien avant l’adoption. Pour les enfants confrontés au divorce il faut savoir dire le désaccord entre leurs parents, très franchement, et pas simplement : « Mais quand on t’a fait, on était amoureux ; et puis tu sais, on reste bons amis, etc. » . Il y a des enfants que ça met dans un très grand embarras ce discours-là, parce que ce n’est pas ce qu’ils voient, ce n’est pas ce qu’ils comprennent.

Je voulais juste vous citer l’exemple d’une petite fille de 8 ans que j’ai reçue, et c’était très intéressant pour ça ; ses parents se sont séparés avec une très grande violence : ils se tapaient dessus à chaque fois que les enfants allaient en visite, c’était très compliqué. Et puis la mère a eu un nouveau compagnon : les choses se sont apaisées, puis elle s’est séparée de ce nouveau compagnon et ça n’est qu’à ce moment-là que les enfants, et en particulier cette petite Julia, a pu dire le chagrin qu’elle avait du départ de ce nouveau compagnon — qu’elle n’a pas revu d’ailleurs, puisqu’elle n’avait aucun lien de parenté. Quand la mère a décidé de ne plus le voir, il n’a plus vu les enfants. Elle a pu dire son chagrin, et ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’elle a pu dire aussi le chagrin qu’elle avait de la séparation de ses parents, à l’origine. Alors qu’avant, tant que ses parents se disputaient très violemment tout en disant qu’ils faisaient tout pour que ça aille bien, c’était impossible que la petite formule son chagrin. Donc vous voyez, parfois il faut des chemins très détournés pour pouvoir dire quelque chose, comme ça, du désaccord.

Je vous disais ça simplement pour souligner à quel point ce divorce, qui existe dans la langue, on n’a aucune raison de venir le combler tout le temps en essayant de proposer aux enfants une langue Une, qui viendrait faire harmonie tout le temps, comme lecture de ce qu’ils vivent. Pas du tout. On fait comme s’il fallait une cohérence, comme s’il fallait gommer toute division subjective chez les parents.

Je vous fais simplement une petite remarque clinique ; un jeune enfant que j’ai reçu pendant quelques années me dit un jour : « Chez les Simpson, Homer c’est le père ». Entendez-le : « Homer c’est le père », indiquant ainsi la place centrale de la mère dans l’économie familiale, dans sa propre vie. Il était bloqué : toute la réalité finalement, il la voyait à travers ce filtre « Homer c’est le père ». Quelques années plus tard — cet enfant avait grandi, évolué — il avait fait une espèce d’hésitation, de lapsus dans le jeu de la langue, à propos d’une traduction (il rentrait en 6e ensuite, il voulait faire une traduction) ; il s’était un peu trompé (mais pas vraiment) et m’avait dit : « Mais comment on traduit ça en anglais ? Euh... comment on le traduit au féminin ? Euh… en anglais… euh… mais de toute façon, c’est pareil ! » Et il avait éclaté de rire. « En anglais » et « au féminin », c’est-à-dire étranger et féminin, c’était « pareil », et il avait éclaté de rire. Ça indiquait cet écart qu’il avait pu prendre avec la langue maternelle : le fait qu’il le dise avec humour, d’abord, ça montrait quelque chose de la jouissance qu’il pouvait avoir à ne pas rester complètement collé à la langue maternelle. Et pour ne pas rester collé à la langue maternelle, il avait aussi dû en passer par le féminin. Et à sa façon il formulait que prendre en compte le sexuel, c’est sortir de cette équivalence entre homme et femme — et vous voyez comment il avait pu faire une espèce de trajet, de parcours : depuis une lecture où père et mère sont équivalents (« Homer c’est le père »), équivalents dans un grand tout maternel, il avait pu aller jusqu’à une lecture où la langue autre avait une place. Par à la fois son hésitation et son humour, il avait pu témoigner de sa capacité à prendre en compte l’altérité radicale du féminin. Je trouvais que c’était intéressant la manière dont cet enfant pouvait dire qu’il reconnaissait qu’il y avait une place autre qui était pour lui beaucoup plus apaisante, et la manière dont pour lui ça venait signer le consentement à un réel de la disparité entre homme et femme.

Alors je ne sais pas si ces familles recomposées peuvent nous permettre d’inventer quelque chose, simplement je dirais que quand l’analyste est convié à dire son mot dans ces situations, il aura à être attentif à ne pas s’engager dans une orthopédie de la famille : c’est souvent vers ça qu’on est convié, c’est ce qui est demandé souvent. Dans une famille recomposée, comme dans toutes les autres familles, tout ne peut pas être dit, tout ne peut pas être symbolisé ; et l’analyste doit aussi être celui qui peut supporter qu’il y ait un hiatus, qu’il y ait du non rapport, là où on exige qu’il y ait une langue Une, qu’il y ait de l’harmonie, sinon ce serait la guerre. C’est ce qui est demandé, mais il faut bien que quelqu’un au milieu de tout ça supporte que ça ne fonctionne pas comme ça. Et puis l’analyste peut aussi permettre que soit supporté le fait qu’un certain nombre de choses restent dans la non-maîtrise, dans cette part d’obscur à laquelle nous contraint l’inconscient.

En tout cas, ce que je voulais vous faire entendre avec ces trois cours sur la famille — évidemment ce n’est pas extrêmement long trois cours sur la famille, il y aurait encore beaucoup à dire, et puis vous allez continuer à le travailler — c’est que ces notions de fonction paternelle, de phallus, de disparité des places, nous permettent de comprendre ce qui se joue et de composer avec cette logique des places, telles qu’elles sont distribuées dans le langage, dans la langue, plutôt que de s’acharner à recomposer quelque chose de familial.

Voilà, on va en rester là pour ce soir. Si vous avez des questions ?

Je vais quand même vous signaler qu’il y a le week-end prochain, le 10 et 11 décembre, pour ceux que ça intéresse, il y a des journées d’études à l’ALI sur « Invariance de la fonction paternelle », à la Salpêtrière. Ça vous donne l’idée que la fonction paternelle, ce n’est pas quelque chose qui est si simple et acquis une fois pour toutes, et que ce qui se passe de façon contemporaine oblige, y compris les psychanalystes, à retravailler les invariants : ça veut dire qu’il y a des choses qui varient, et des choses invariantes, dans cette fonction paternelle.