Ch. Lacôte-Destribats : "Critique de la notion d'expérience"

EPhEP, le 18/01/2016 

 

 

PREMIERE PARTIE DU COURS - EXTRAITS

 

 

Pourquoi ce titre « La critique de la notion d’expérience »?

 

Eh bien, c’est parti de plusieurs lectures que j’ai pu faire, lectures de psychanalystes, de textes psychanalytiques contemporains où je trouvais que le cours et la fin de cure se posaient sur un mode tout à fait contestable. Ce mode était celui-ci : pour un patient, sa souffrance, sa recherche de guérison, ses mots peu à peu égrenés sur le divan, c’était, après tout, disaient ces psychanalystes, leur expérience, ou son expérience. Je trouvais que c’était une réflexion un peu courte. Alors, de dire un patient ou de penser après tout sa cure, sa vie, ce qui s’y passe, c’est son expérience, cela a le mérite de ne pas mettre un idéal, un but inaccessible à cette cure ; ça, c’est vrai. Mais d’où viendrait cette validation d’une sorte d’appropriation de soi–même, fort à la mode aujourd’hui ? D’où ça viendrait ? De l’analyste ? Qui validerait cela, ou aiderait à la validité, à la valider ? Vous voyez, j’allais dire vanité. Ça viendrait de quoi ? D’un compassionnel, d’une attitude compassionnelle fort à la mode aussi ? Qui n’oserait pas trop toucher au symptôme et aux défenses diverses ? Parce qu’elles formeraient quelque chose qu’on respecte peut-être un peu trop aujourd’hui, c’est-à-dire une personnalité, hein, ou encore la singularité de quelqu’un. Il y a une phrase de Lacan tout à fait juste qui dit que la notion de personnalité est d’abord une notion paranoïaque. C’est aussi le titre de sa thèse, 1932. C’est fort juste. C’est-à-dire qu’aujourd’hui on a le culte de soi-même, le culte du bien être, il faut à la fois s’éclater, jouir de tout, sinon on manque vraiment à ses devoirs de jouissance, et accomplir ce qu’on appelle sa personnalité. Alors ça pose une question que Lacan dise que c’est une notion qui signe la paranoïa.

 

Alors, au nom de la singularité, puisque chaque cas pris un par un, faut-il renoncer à faire un diagnostic ? ça a été la tendance assez générale pendant beaucoup d’années, c’est-à-dire de ne pas étiqueter le patient, respecter sa singularité, respecter son expérience. Alors, je pense qu’on ne doit pas renoncer à faire un diagnostic, parce que nos interprétations, nos interventions doivent être ciblées sur ce que chaque patient peut supporter d’entendre, peut faire rebondir. Lacan disait : l’interprétation c’est fait pour faire des vagues mais pas n’importe comment. Est-ce qu’on doit renoncer aussi à solliciter le transfert dans ce qu’il a de plus opératoire, c’est-à-dire la possibilité d’un déplacement subjectif. Ça doit être le but d’une analyse, d’arriver à ce que nos patients opèrent un déplacement subjectif, et ne se blindent pas dans leurs symptômes et leurs défenses. Mais un déplacement subjectif, c’est quelque chose qui fait trembler un peu l’identité. Nous ne sommes pas du tout dans le culte du soi. Alors cette notion d’expérience est à la fois trop vague et trop globale. D’ailleurs, c’est un terme polysémique, l’expérience c’est ce qu’on vit, ce qu’on éprouve, ce qu’on apprend par essai/erreur, jusqu’à savoir ce qu’on expérimente sur un champ, mais cette notion en ce qui concerne l’analyse est trop globale et cela n’enseigne pas grand chose. Dans l’analyse, le terme d’expérience n’est certainement pas pris au sens d’expérimentation, au sens où une expérimentation essaie de vérifier quelque chose.

 

Cependant, il y a dans ce terme quelques petits traits que nous pouvons retenir. A quelle condition ? L’expérience d’un déplacement subjectif peut-elle exister ? Il ne s’agit pas de conforter le patient dans l’épanouissement de son être, mais il s’agit que les traces subjectives qui étaient fixées jusqu’au symptôme se déplacent. Et pas forcément pour un bien-être mais pour quelque chose qui touche tout de même la justesse que peut éprouver un sujet par rapport à sa parole. Ce qu’on peut retenir tout de même du terme d’expérience dans notre champ, c’est tout ce qui concerne – et vous savez que ça m’intéresse beaucoup, ou vous ne savez pas, enfin, dans ce que je peux élaborer – c’est le problème de l’inscription subjective. Il y a une inscription subjective nécessaire qui est en réalité, dans la cure, l’inscription du déplacement, l’inscription progressive d’un déplacement, c’est-à-dire qu’il y a là dans ce déplacement, l’acquisition d’un savoir qui touche l’inconscient. Alors comment cela s’inscrit-il ? C’est très difficile de cerner ça. Alors que l’expérience scientifique, n’est-ce pas, essaie de vérifier, son terrain c’est le vérifiable, dans l’analyse, ce qu’on pourrait appeler l’expérience d’un déplacement subjectif concerne le déchiffrable, très différent, le déchiffrable qui s’inscrit en même temps qu’il se déchiffre, c’est-à-dire que déchiffrer l’inconscient c’est aussi inscrire, n’est-ce pas, c’est-à-dire que la lecture est en même temps écriture. Enfin du moins, c’est ce que j’essaie de situer. Alors, dans le domaine de la psychanalyse, c’est-à-dire toujours, quelles que soient les techniques différentes, la dimension essentielle est celle de l’inconscient. Vous avez entendu sans doute quelques conférences sur les techniques différentes, mais le point commun, c’est la situation du sujet par rapport à son inconscient. Alors, en ce qui concerne la psychanalyse et la dimension de l’inconscient, de quel apprentissage s’agit-il ? Mais ça peut se manifester de plusieurs manières, et les psychanalystes qui ont des techniques différentes, posent cette question de l’inscription subjective de façon différente. Toujours en maintenant la dimension de l’inconscient, c’est-à-dire ce qui nous échappe mais qui vient surgir dans la cure. Alors ce que je pourrais dire, c’est que l’inscription, c’est-à-dire nos interventions lorsqu’elles ne sont pas trop aberrantes, nos interventions par rapport à un patient ou une patiente, nos interventions s’inscrivent, et le patient l’inscrit pour lui, mettons, sur une précédente inscription. Je prends l’idée du palimpseste, vous savez ce que c’est qu’un palimpseste, n’est-ce pas ? Cette superposition d’écritures les unes sur les autres, qui est d’ailleurs l’étoffe, le tissu de l’inconscient, et nos interprétations jouent sur ce palimpseste même, n’est-ce pas. On ne peut pas dire que nous avançons sur la neige en faisant les traces sur un terrain vierge. C’est toujours une inscription et toujours le remaniement d’une inscription, et ça marche comme ça. C’est-à-dire que si l’inconscient est essentiellement un tissu de lettres, de lettres qui sont laissées à l’abandon, en instance, vous connaissez le texte de Lacan sur la lettre volée, eh bien ça se fait sur tout un tissu de lettres qui à la fois sont là et qui sont laissées en instance, vous voyez c’est sur ce tricotage de lettres que nous travaillons.

 

Mais si je critique le terme d’expérience que j’ai lu dans quelques textes contemporains, où les analystes laissent les patients à leur expérience en validant, en disant : ça c’est vous, c’est votre personne, c’est ceci…C’est qu’il s’agit alors d’une simili inscription, c’est-à-dire imaginaire, précaire et cela concerne ce que l’on peut éprouver. Imaginaire, cela ne peut pas faire inscription, comme le symbolique, comme la lettre, mais cela induit une jouissance individuelle ou collective du bien-être présent ou futur. C’est ce que vous lisez dans les magazines, ou dans les livres. Je n’ose pas polémiquer sur les livres récents qui sont sortis sur la sagesse. Alors je dis jouissance individuelle ou collective, je fais allusion, par exemple, aux foules charismatiques et religieuses.

 

Mais la religion pourtant, va jusqu’à une inscription symbolique, me direz-vous ; mais je vous ferais remarquer, ce n’est pas du tout ce qui concerne l’inscription dans une cure. Mais dans la religion ce n’est pas le sujet qui opère son inscription, mais la croyance à un être transcendant qui lui seul peut inscrire, marquer. Je pense au baptême, dans le christianisme, c’est Dieu qui inscrit. Et puis tous les rituels d’inscription de quelqu’un dans son groupe social, ça aussi c’est une expérience. Mais ce qui est valorisé à ce moment-là, c’est le dévouement à un dieu et c’est Dieu qui valide l’inscription. Et j’allais dire, même dans les doutes qui tourmentent même les plus grands mystiques songez à un Saint Jean de la Croix la Nuit obscure, tous ces moments d’aridité que vivent certains mystiques, malgré tout c’est dans l’attente d’une validation par un être transcendant.

 

Or, dans l’analyse, nulle transcendance. Et ce que vous avez appris à appeler le grand Autre n’est pas du tout imaginable comme un dieu. Il est Autre sans être transcendant.

 

Un autre aspect : je pense par exemple au psychanalyste Jung, élève de Freud – je vous conseille évidemment beaucoup de lire la correspondance entre Freud et Jung – c’est plein d’enseignements sur la pratique de Freud, l’écoute de Freud, les positions de Jung. Je veux dire que ce n’est pas parce qu’ils se sont séparés avec une brouille importante, qu’il n’y a pas eu un travail entre eux très important. Alors vous, vous avez entendu parler de Jung alors vous savez que c’est une position qui propose au sujet humain de participer à un inconscient collectif qui se caractérise par un ensemble d’archétypes, c’est-à-dire tout un système symbolique collectif qui est un peu extérieur au sujet, extérieur et intérieur. Ces archétypes qui sont  fixes, et qui ont quelques fois des résonances alchimiques : l’eau, la terre, le feu etc., le mariage mystique entre l’élément masculin et féminin, animus et anima. Il y a certains d’entre vous qui ont lu ça certainement. Alors la cure analytique du côté de Jung, en quoi consiste-t-elle ? Alors, il s’agit de s’immerger dans cette forêt de symboles communs à toute une culture, mais il me semble que – là je vais faire une distinction importante – il me semble qu’il s’agit non pas de lire, mais de reconnaître les traces d’un inconscient collectif. Ici, je m’appuie sur des choses qui ont été très bien explicitées par la psychanalyse d’enfant, par exemple, que vous pouvez lire chez Jean Bergès : la différence entre lire et reconnaître. Il y a des petits enfants qui sont non lecteurs, mais qui peuvent reconnaître, les lettres, les mots, mais ça ne s’appelle pas lire.

 

Alors, qu’est-ce qu’on appelle lire grâce à la psychanalyse ? Ce qu’on appelle lire, lire un poème, lire de la littérature, lire un journal, ce n’est pas reconnaître les mots, c’est de faire le trajet pour soi, du rapport au mot même, en essayant de trouver quel a été le rapport au mot de l’auteur de l’article, du poème, ou du roman par exemple. Alors, pourquoi c’est important ça ? Eh bien, lire, enfin pour moi, et c’est ce que je fais comme analyste, je lis, hein, ce qu’on me dit, on ne se borne pas à entendre, on déchiffre, ce quelque chose qui va assez loin, c’est-à-dire : si on lit vraiment, et je crois que ça se perd, eh bien si on lit vraiment, on fait trembler le sens de la langue qu’on lit. C’est-à-dire, on se met dans une position où on n’est pas sûr et certain que ce qu’on interprète, que ce soit ça. Et ça c’est fondamental, c’est-à-dire que c’est tout un mouvement où on crée à chaque mot ou à chaque phrase, on re-crée cette – comment dirais-je – ce risque que prend la langue pour créer un sens. Et sinon, sinon si on lit comme on lit trop souvent le journal, par exemple, on se borne à l’information. Alors que lire vraiment, selon ce qu’on apprend de la psychanalyse d’enfant et puis de la psychanalyse tout court, c’est qu’on lit en reprenant avec son propre mouvement, le mouvement de celui qui a écrit, c’est-à-dire qu’on écrit autre chose mais avec lui ; je me fais comprendre là ?

 

Alors vous connaissez de ces enfants qui ne sont pas encore tout à fait lecteurs, et qui apprennent par cœur par exemple ; leur mère leur lit leur livre de lecture, ils sont attentifs, et ils répètent, n’est-ce pas, mais l’approfondissement de la lecture se fait très longuement, ça dépasse l’enfance et peut-être l’adolescence.

 

Alors, pour reprendre Jung : le trajet ce n’est pas de lire au sens approfondi que j’essaie de vous démonter, mais c’est reconnaître les traces d’un inconscient collectif, comme je le disais déjà, reconnaître les archétypes en disant c’est bien ça, et surtout d’en jouir, et de jouir de quoi ? Parce qu’il y a des textes de Jung qui sont très beaux, très fascinants, pour ma part je trouve ça agaçant, mais ça peut être fascinant parce qu’il y a une luxuriance imaginaire, qui est, je ne dirais pas poétique, je dirais plutôt lyrique. C’est une forêt. Winnicott, faisait – disait-il – un cauchemar, un cauchemar à propos d’un texte qu’il devait écrire sur Jung. Et il disait qu’il traversait des cavernes souterraines, des forêts obscures, et toutes ces choses qui évoquent Siegfried. C’est tout à fait ces mythes germaniques qui agitaient Jung. Alors il s’agit d’en jouir, jouir de se sentir dans la même forêt que tout le monde. Mais reconnaître ce n’est forcément du tout… inscrire.

 

Alors à quelle condition, une jouissance peut-elle s’inscrire ? A quel moment on passe d’une jouissance à un certain nombre de phrases qui limitent cette jouissance, qui la situent, qui la déchiffrent ? Il y a une caricature de l’inscription, c’est le traumatisme. On dit que le traumatisme marque ; mais en réalité il ne marque pas, il bousille… le sujet. Par exemple, la jouissance sexuelle, on nous parle des adolescents, on nous parle de leur première expérience sexuelle ; donc quelques fois ça se passe bien, mais quelques fois, il y a un traumatisme qui marque, mais qui inscrit on ne sait pas quoi en anéantissant le sujet. Et ça donne des choses comme : le silence, le mutisme, et puis la répétition du traumatisme. Pour qu’une jouissance sexuelle s’inscrive, et qu’elle puisse être dite, il faut qu’elle s’inscrive par le jeu érotique, c’est-à-dire qu’il y ait cet espace de fiction, où la rencontre avec l’autre, imparfaite, mais quelques fois heureuse, heureuse parce qu’imparfaite, se situe dans un jeu d’aller-retour. Comment s’inscrit la jouissance sexuelle ? Eh bien sans doute toujours par les paroles qui s’échangent, et aussi ce qui s’en dit d’impossible, c’est-à-dire qui en situe la limite. Si Lacan lance son provoquant «  Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport à l’autre sexe qui soit inscriptible comme tel, c’est dire que cette jouissance sexuelle nous en parlons. La jouissance est de l’étoffe du langage. Ça, il le dit beaucoup, et ce langage limite, fait borne à cette jouissance et c’est comme ça que peu à peu, les mots inscrivent quelque chose du sujet et qu’elle peut, cette jouissance sexuelle, être située par le poème, des poèmes d’amour, des poèmes de jouissance érotique, n’est-ce pas, ou se  dire dans la formulation du fantasme des désirs de chacun. C’est-à-dire un espace de jeu. Vous voyez, je ne vous parle que d’inscription; c’est-à-dire, ce qui s’inscrit de parole marquante pour un sujet sur l’impossibilité d’un rapport sexuel comme tel, c’est cela même qui situe le sujet par rapport au mot. C’est-à-dire qu’on ne peut pas tout dire, mais on parle quand même. Il n’y a pas de rapport sexuel comme rapport total de l’un à l’autre, mais il y a des actes sexuels et qui se répètent et qui se disent, dont on dit le plaisir. Du temps de Freud on recommandait aux jeunes filles hystériques d’avoir un compagnon mâle pour n’être pas dans la frustration sexuelle. Alors évidemment, devant de telles recommandations un peu sauvages, dit Freud dans le texte sur la psychanalyse sauvage. Eh bien les hystériques disent « mais non, c’est jamais ça, ». Ce n’est pas seulement l’insatisfaction hystérique. Mais Lacan va beaucoup plus loin dans la question symbolique du rapport sexuel entre homme et femme : on n’atteint jamais l’autre comme tel et elles ont raison, ce n’est pas seulement une insatisfaction symptomatique. Elles ont raison de la mauvaise façon, mais c’est vrai, on ne peut pas atteindre l’autre de l’autre sexe. La seule chose que nous pouvons dire c’est que ce sont les répétitions du jeu érotique, c’est-à-dire cet espace de fiction qui permet de se dire qu’on a un rapport à l’autre, mais qu’on ne le rencontre pas.  C’est ce que je voulais vous dire à partir du jeu, cette condition nécessaire pour que les choses s’inscrivent même si elles sont impossibles, on peut inscrire que c’est impossible.

 

Christiane Lacôte-Destribats