Catherine Rondepierre : Théories se rapportant à la psychopathologie - États limites

Conférencier: 

 EPhEP, le 21/09/2017

 

 

Alors, lors de notre dernière réunion, certains d’entre vous ont soulevé la question très épineuse des états limites. En bonne lacanienne bien dogmatique que je suis : j’ai dit « ça n’existe pas ! ». Ce à quoi quelqu’un m’a répondu : « Peut-être que ça n’existe pas mais on nous en parle tout le temps, on en entend tout le temps parler ». Et puis quelqu’un m’a appris qu’il était en stage dans une unité hospitalière à Créteil, dans une unité spécialisée d’états limites. Alors je me suis dit : « je ne peux ne pas en parler ! Il faut que j’essaie de leur débrouiller un petit peu les choses sur cette question ». Mais, évidemment, c’est un terrain ultra miné, vous allez voir pourquoi. On ne peut pas évacuer cette question.

Alors « Unité d’états limites » : je dois souligner au passage que la mode actuelle en psychiatrie suit de plus en plus le modèle médical qui se spécialise. Suivant ce modèle médical, les pathologies vont être regroupées en unités spécialisées. Ainsi on va voir apparaître : une unité « troubles de l’humeur », une unité « suicidologie », une unité T.C.A. (troubles du comportement alimentaire), troubles addictifs et pourquoi pas, états limites!! C’est un découpage qui suit à peu près les grandes lignes de la classification du DSM. La psychiatrie actuelle subit de plein fouet l’impérialisme intellectuel nord-américain et ne se soucie absolument plus de cette particularité de la psychiatrie dans le domaine médical qui est quand même d’avoir affaire à des sujets, et à des sujets qui parlent ! A des parlêtres.

Donc, je me suis mise pour vous à ce rude exercice pour essayer de vous exposer à grands traits, l’état des lieux sur la question des états limites, encore appelés organisations limites ou personnalités borderline. Alors état limite, personnalité borderline, ce ne sont pas du tout un concept lacanien car cela supposerait l’existence d’une quatrième structure qui serait hors du trépied structurel : névrose, psychose et perversion. Ou bien il supposerait qu’il existerait une forme de passage possible entre ces trois structures, qui pourrait passer d’une névrose à la psychose et pourquoi pas, à la perversion. Ou encore une sorte de non-lieu structurel. Ou encore une position de bord.

La question également est de savoir si ce diagnostic est pertinent. C’est-à-dire est-ce qu’il a une certaine consistance ou est-ce qu’il représente une sorte de catégorie fourre-tout qu’on utilise quand on ne sait plus au fond à quoi on a affaire. Certains diront que ce sont des psychoses latentes, comme le Dr. Czermak par exemple, la plupart du temps ce sont des psychoses latentes qu’on a mal diagnostiquées. D’autres, comme le Dr. Melman, évoqueront plutôt dans les cas d’état limite des défenses névrotiques souvent organisées par l’hystérie en attente d’une sanction symbolique de l’Autre, différent de celle donnée par le Nom-du-Père. Dans ces cas d’hystérie, le Dr. Melman préfère le concept de para-psychose. Donc se pose la question de la consistance diagnostique de ces états limites.

La question est de savoir si ce diagnostic a une consistance, s’il s’agirait d’une nouvelle structure qui surgirait, figure du sujet moderne au sein d’une civilisation en malaise. La façon dont la métaphore paternelle se trouve plus ou moins soutenue dans le contexte familial et social déterminerait en partie ces errements de la structure. Lorsque le Nom-du-Père est en panne ou en suspens, s’ensuit alors une sorte d’adolescence interminable qui rappelle cliniquement l’existence des sujets en cas limite. Ce sont les thèses de J.P Lebrun et surtout de J.J. Rassial, j’y reviendrai tout à l’heure. Ils ne parlent pas exactement d’une nouvelle structure mais plutôt d’errements de la structure…

Quel est l’historique de la notion d’état limite ou borderline ? Comme toujours dans la psychiatrie, l’histoire va opérer différentes stratifications conceptuelles qui se situent parfois dans des champs épistémologiques absolument non conciliables. La notion d’état limite en est un exemple extrêmement frappant.

Pourquoi ? Parce que l’état limite, en fait, a été décrit par les psychanalystes. Ce sont les psychanalystes qui l’ont identifié. Ils l’ont identifié sur quoi ? Sur le fait que le transfert était un peu bizarre : on avait affaire a priori, à des névrosés bon teint et puis sur le divan, le transfert se passait mal, et ça pouvait donner lors de la cure, lors des manifestations transférentielles, des états complétement fous ; les patients devenaient comme psychotiques, crépusculaires, hallucinés. Donc c’est à partir de notions, au départ métapsychologiques que l’état limite est isolé.

Ensuite dans les classifications des différents DSM, l’état limite est une sorte de listing caractériologique d’un certain nombre de traits qui va déterminer le diagnostic de l’état limite. Vous voyez comme c’est curieux cette espèce d’association qui va faire le tableau clinique, enfin le pseudo tableau clinique, qui à la fois associe des notions métapsychologiques issues surtout de la psychanalyse anglophone et une espèce de listing caractériologique, statistique, de traits de caractère.

Cette catégorie psychopathologique est née au milieu du 20ème siècle dans le champ de la psychanalyse. Après avoir été ballotée du côté tantôt de la névrose, tantôt de la psychose, cette entité va progressivement s’autonomiser chez certains psychanalystes. Parallèlement, avec l’avènement des différents DSM, III, IV et maintenant V!, cette classification comme vous le savez, se veut athéorique, non étiopathique, non diachronique afin de réaliser un certain consensus diagnostic international. La personnalité borderline figure donc toujours sur l’axe II du DSM comme toutes les personnalités pathologiques et elle recense de façon catégorielle un certain nombre de traits qui, s’ils coexistent, autorisent le diagnostic.

Néanmoins, on va voir tout de suite en quoi le DSM, en ce qui concerne les états limites, n’est pas du tout athéorique puisque dans sa description, son recensement de traits caractériologiques il reprend une terminologie issue de l’ego psychology anglo-saxonne.

Il se dégage des différents travaux dans les années 50, une clinique psychanalytique considérée comme spécifique de l’entité « état limite ». Les axes théoriques se situent dans la continuité des travaux de Mélanie Klein. Pour ces auteurs, l’état limite serait une entité clinique stable dans son instabilité. C’est-à-dire que ce sont des personnes très instables qui présentent un ensemble de symptômes protéiforme, fluctuant, etc., mais qui va rester le même toute la vie.

Au cœur de l’affection il y aurait un syndrome d’identité diffuse, ce qui signifie une sorte d’inconsistance identitaire, une relation à autrui extrêmement chaotique de type anaclitique. Que veut dire anaclitique ? C’est un terme utilisé par Spitz pour désigner un syndrome dépressif des enfants ayant connu des carences précoces, notamment l’hospitalisme ; comme vous savez autrefois on mettait les enfants à l’hôpital, personne ne s’en occupait et on les retrouvait complètement régressés. On parle de lien anaclitique pour désigner une relation d’extrême dépendance à l’autre. Etymologiquement, cet adjectif évoque « ce qui est appuyé contre ».

Donc, relation à autrui de type anaclitique avec alternance d’idéalisation et de dévalorisation brutale de l’objet, sentiment d’abandon d’autrui, fantasmé ou réel. Il y aurait des troubles du caractère, des débordements pulsionnels et émotionnels avec de nombreux passages à l’acte.

Je vous lis rapidement les critères du DSM IV.

Personnalité borderline : mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée qui apparaît au début de l’âge adulte et est présent dans des contextes divers comme témoignent au moins cinq des manifestations suivantes :

   -     Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginaires

   -     Mode de relations interpersonnelles instables, intenses, caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation

   -     Perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistance [recte persistante] de l’image ou de la notion de soi — Parlez comme c’est clair ça comme notion !!!

   -     Impulsivité (ça c’est très important)  dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet.

   -     Répétition de comportements, de gestes, de menaces suicidaires ou d’automutilations

   -     Instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur

   -     Sentiments chroniques de vide

   -     Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère

   -     Survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutoire [sic] ou de syndromes dissociatifs sévères.

Donc vous voyez bien qu’en fait d’être athéoriques, les DSM reprennent allégrement les théories du moi, des sentiments de l’estime de soi, de la self psychology, des théories cognitivo-comportementalistes.

Quelques mots de la notion de personnalité et donc des fameuses personnalités pathologiques en psychiatrie, termes qui sont fréquemment utilisés par les psychiatres et qui englobent tout l’axe II des DSM. C’est une catégorie qui est totalement fumeuse bien-sûr.

La personnalité, qu’est-ce que c’est ? Au sens psychologique du terme, elle résulte d’une organisation dynamique et théoriquement stable qui constitue l’originalité d’un sujet par rapport à un autre. La personnalité dans sa cohérence interne est faite de traits psychologiques ou comportementaux qui viennent lui conférer son relief, ses lignes de force ou de faiblesse, ses capacités d’adaptation. Le modèle de traits de personnalité a prévalu en matière de recherche dans les années 50, toujours sous l’influence anglaise et nord-américaine. Tout un courant plus récent de psychologie cognitive, s’appuyant sur ces travaux des années 50, s’attache à l’étude des représentations cognitives que l’individu élabore de lui-même  et des objets physiques et sociaux de son environnement. Ces représentations, personal construct, collaborent à son identité personnelle, c’est la self psychology des cognitivistes avec leur traitement de renforcement de l’estime de soi et des techniques de coaching.

Voyez, là, on est à la fine pointe de la postmodernité et fort éloignés du sujet structuré par le langage.

Le concept de personnalité pathologique ne se réfère pas d’abord à la maladie, à la morbidité voire à une quelconque déviance par rapport à une norme de santé ou d’équilibre mais à un mode particulier de comportements, de style de vie, d’échanges relationnels. On ne parle donc de personnalités pathologiques que — c’est très important — lorsque la faculté adaptative n’est plus suffisante face aux expériences qu’offre la vie quotidienne avec ses expériences malheureuses ou heureuses, positives ou négatives. Ce sont donc les difficultés d’adaptation qui vont engendrer les personnalités pathologiques et la souffrance.

On distingue différentes personnalités pathologiques : l’obsessionnelle, la paranoïaque, la schizoïde, la sociopathique, et la borderline et d’autres que je vous évite. Elles se différencient les unes des autres par une certaine stabilité dans leur capacité de réponse, réagissant aux sollicitations de l’environnement de manière stéréotypée. De là, naissent malaise et souffrance.

Revenons aux  états limites ne peuvent se comprendre que par leur histoire. Comment cette notion d’état limite s’élabore-t-elle petit à petit dans le champ de la psychanalyse ? Cette folie limite avait déjà été estampillée plus que décrite et individualisée par les psychiatres, par les aliénistes. Les aliénistes parlaient de forme atténuée de démence précoce (Kraepelin), de schizophrénie latente, de schizophrénie pseudo-névrotique, de prépsychose, de schizoïdie (Kretschmer) . Voyez bien que toutes ces formes, dans lesquelles le qualificatif pré ou pseudo est au premier plan, renvoient plutôt à une proximité fondamentale avec la psychose. Du côté psychanalytique les qualifications sont encore très singulières et renvoient à des configurations cliniques assez curieuses. On parle de prépsychose (Diatkine), de prégénitaux (Bouvet), de psychose blanche (André Green).

Comme je vous le signalais antérieurement, c’est dans les années 50 que la psychanalyse d’inspiration surtout anglo-saxonne va identifier les borderline devant les difficultés, les impasses du transfert au moment de la cure et parle alors en analogie aux névroses de transfert de Freud, de psychoses de transfert. Ayant identifié les états pathologiques d’allure psychotique survenus au cours du transfert, ces mêmes psychanalystes vont proposer des techniques de cure particulières et plus adaptées à ce type de pathologies.

Hélène Deutsch, dont je suppose que vous avez tous entendu parler, en 1934 va isoler déjà les personnalités as if (comme si). Elle avait souligné un comportement mimétique très plastique de ces patients qui était caractérisé par des changements quasi kaléidoscopiques en fonction de la personne qu’ils avaient en face d’eux et qui reflétaient presque à la limite, qui imitaient leurs interlocuteurs successifs. Apparemment ils menaient une vie normale avec une bonne adaptation sociale, mais dans leurs relations interpersonnelles, leurs relations à autrui ou aux proches on constatait une relative instabilité vis-à-vis de l’objet : exigence de relations fusionnelles anaclitiques, de dépendance, d’étayage et c’est parfois tardivement, à l’occasion de crises existentielles comme un deuil, une maladie, la naissance d’un enfant, un divorce que se révèlait leur pathologie …

Ce questionnement sur la limite bien que largement post freudien s’engouffre dans les questions laissées en suspens par Freud avec l’introduction du narcissisme. Là, je cite Rainer-Picard : « la problématique borderline serait comme une réplique sismique de la théorie inachevée du narcissisme car si cette théorie permet par la libidinisation du moi de mieux comprendre perversion et psychose, elle laisse en suspens, hors du champ libidinal, la question de l’autoconservation et du vital, car ce sont bien ces appels à l’existence et à la survie que lancent ces cas limites comme autant de bouteilles à la mère, mais une mère froide, désexualisée et sans désir. Le registre borderline met en évidence le rôle décisif de l’environnement précoce et souvent actualise somatiquement la douleur de la séparation ».

Quels sont les auteurs essentiels dans la théorisation métapsychologique des états limites ?

Tout d’abord Otto Kernberg (1979). C’est un psychiatre psychanalyste américain mais qui, exceptionnellement est kleinien, ce qui est rare chez les américains, il est internationalement connu pour ses travaux sur les organisations limites. Il parle plutôt d’organisations limites qu’états limites. Il soutient, en parlant d’organisations limites, la présence d’un état instable au sein d’une structure stable. Il rappelle la notion de faiblesse du moi qui est responsable du manque de tolérance à l’angoisse, du manque de contrôle pulsionnel et de l’insuffisance du développement des voies de sublimation. Il propose un remaniement de la technique analytique freudienne basée sur la libre association, il oppose à la méthode standard une thérapie où tout serait interprété dans l’absence d’équivocité. Dans ces théories de l’ego psychology qui s’appuient sur la deuxième topique de Freud — le moi, le ça et le surmoi — le statut du moi est obscurci par une théorie qui fait du moi une instance adaptative à la réalité. C’est bien ce que Lacan bat en brèche en faisant, lui au contraire, du moi, de la fonction du moi une fonction paranoïaque, foncièrement aliénée, au travers du « stade du miroir » et de toutes les avancées sur la relation spéculaire.

Un autre auteur assez marquant ( je ne vais pas tous les citer), c’est Margaret Little, (1966). Certains auteurs considèrent que le point le plus sérieux dans l’élaboration des concepts d’états limites n’est pas le repérage clinique totalement protéiforme mais ce qui s’articule du point de vue du transfert. Margaret Little est dans la filiation de Winnicott avec lequel elle a mené son analyse. Elle donne des exemples cliniques qui sont assez cocasses, je voudrais vous en lire un :

« John est médecin. Il s’est, à maintes reprises, blessé de la même façon, attribuant à chaque fois sa blessure à un meuble qui avait besoin d’une petite réparation. Il savait qu’il avait évoqué cela lui-même et nous avions pensé tous deux qu’il en comprenait la motivation inconsciente. Enfin, il l’accepta émotionnellement. Désespéré, il se détourna et cacha son visage dans la couverture.  Après quelques instants, il croisa une main sur l’épaule opposée et resta ainsi, avec seulement les doigts qui dépassaient. Je mis ma main sur la sienne, il respira profondément, éclatant en sanglots violents puis un grand soulagement s’ensuivit. Je lui montrai qu’inconsciemment il avait tendu la main vers moi tout en étant incapable de percevoir jusqu’à ce que je l’aie touché ni que j’étais là, ni qu’il avait besoin de moi. Quelques minutes plus tard il me parla de l’accouchement d’une de ses patientes. Je fis quelques commentaires à ce niveau puis attendis un peu. Ensuite je dis qu’inconsciemment il me montrait qu’il pouvait soigner les patients aussi bien que moi et était en compétition avec moi au niveau œdipien comme spécialiste c’est-à-dire comme père, avec un plus grand pénis mais aussi comme un garçon avec la mère qui pouvait concevoir et porter des enfants ».

Voilà ! Evidemment ! ça va de soi !

Un des besoins essentiels des patients borderline est de trouver et de faire dans une certaine mesure l’expérience de sollicitude maternelle du début de la vie, du bouclier protecteur.

Donc, l’analyste intervient dans le réel, même physiquement pour rétablir une espèce de relation de confiance, de maternage. Elle utilise à sa manière, Margaret Little, les termes de réel et d’imaginaire et décrit les principes qu’elle utilise dans l’analyse des transferts délirants où le réel doit être retrouvé afin qu’il puisse être élaboré dans l’imaginaire.

En France, deux auteurs font référence en matière d’état limite : Bergeret qui écrit Narcissisme et états limites, Etats limites et dépression dans les années 80 et André Green, membre de la S.P.P.

André Green s’est intéressé à l’Homme aux loups. Il dit de l’Homme aux loups : « Avec le cas le plus énigmatique de la psychanalyse, Freud procède à une description sans qu’il en ait conscience des mécanismes fondamentaux qu’on ne retrouve que chez ceux qu’on appelle aujourd’hui ces cas limites. Il retient comme mécanisme métapsychologique principal à ces états limites, le clivage ».

J’avais  déjà parlé du clivage à propos  le clivage du moi dans la perversion : « heu, ben je sais bien mais quand même quoi ! », «  je sais bien mais je ne sais pas » ou « je sais bien mais je veux pas savoir ».

Green continue : « ce qui frappe en effet Freud c’est la faculté du patient de conserver simultanément les investissements libidinaux les plus variés et les plus contradictoires, tous capables de fonctionner côte-à-côte. Cependant, ajoute Freud, ce trait ne se montrait que dans ce qui était issu d’émois affectifs. Au domaine de la logique pure notre malade manifestait au contraire une habileté particulière à dépister les contradictions comme les incompatibilités ».

Green propose ce double étage : la folie de l’Homme aux loups nouée à son conflit bisexuel est liée à sa fixation à la scène primitive et sa rage d’être exclu de la jouissance des parents. Ce qui sous-tend cette folie, c’est l’indécidabilité entre le désir de jouir passionnément comme la mère par l’anus ou comme le père par le pénis. La psychose se situe dans la forclusion, dans son désir de n’en rien savoir, repérable dans le double fonctionnement ; contradiction aussi bien des émois et logique impeccable des pensées. La folie, dans la mesure où fonctionne un refoulement qui reconnaît l’angoisse de castration, est en quelque sorte un garde-fou elle-même. L’existence de ce double étage empêche la pensée de basculer toute entière dans le délire.

Voyez comment il différencie les états limites des psychoses notamment. C’est donc le terme de clivage qui apparaît comme le pilier de la clinique des états limites. Il fait partie pour Green des quatre grands mécanismes de défense à l’oeuvre dans ces cas :

   -     L’exclusion somatique —  défense par la somatisation —  qui n’est pas la conversion au sens hystérique mais la somatisation au sens du psychosomatique qui fait référence aux travaux de Marty.

   -     L’expulsion par l’acte — l’acting-out —

   -     Le clivage

   -     Et le désinvestissement comme dépression primaire

Mais on peut reprocher à la clinique des états limites chez Green, comme chez les auteurs anglo-saxons, de ne pas être lestée par une clinique de la psychose qui soit consistante. Tout se résume le plus souvent aux expériences de fusion primaire et d’indistinction sujet-objet.

Voilà en quelque sorte les principaux axes métapsychologiques de la psychanalyse non lacanienne qui font du moi une instance adaptative à la réalité, une ego psychology.

Reprenons la clinique des états limites telle qu’on la trouve dans les manuels de psychiatrie.

Quelles sont les caractéristiques cliniques, quels sont les symptômes, les syndromes retrouvés actuellement dans les manuels de psychiatrie sur les états limites ?

Certaines personnalités borderline ne rencontreraient jamais de psychiatre. Leur adaptation sociale est relativement bonne en apparence et parfois c’est à l’occasion d’une crise existentielle qu’ils déclenchent les troubles. La pathologie survient plus souvent chez les adultes assez jeunes mais peut survenir également au milieu de la vie justement au cours d’une crise existentielle comme un deuil, un divorce, un mariage, la naissance d’un enfant, une aventure amoureuse, : un état amoureux rend facilement fou.

Quelles sont les caractéristiques de ce trouble ?

Tout d’abord, protéiforme, ce qui veut dire que les symptômes sont très variables, très fluctuants d’où la difficulté du diagnostic. Il y aurait pour certains auteurs un trouble pathognomonique. Qu’est-ce que ça veut dire pathognomonique ? Je vous l’avais dit, en médecine, ça signifie que la présence, que la seule présence de ce signe, de ce symptôme signe le diagnostic, signe la maladie.

Alors je vous le donne en mille ! Quel serait le symptôme pathognomonique du trouble de l’état limite ou du trouble de la personnalité borderline ? Eh bien : c’est le syndrome d’identité diffuse caractérisé par une instabilité marquée et persistante de l’image ou de la notion de soi !

Vous voyez comme ce symptôme pathognomonique peut-être consistant !!

Le sentiment de son identité personnelle est incertain d’où la présence d’épisodes de déréalisation, de dépersonnalisation. Mais ces sentiments n’atteignent pas le caractère morcelant et profondément désorganisant de la dissociation psychique et corporelle du schizophrène.

L’angoisse est proéminente, là-encore toutes les psychopathologies psychiatriques comportent un certain taux d’angoisse. Alors cette angoisse-là, elle est diffuse, permanente, elle est agie par une crainte de l’abandon et de la perte donc toujours sollicitée dans les relations interpersonnelles et évidemment, essentiellement amoureuses. Elle entraîne un désir de relation symbiotique à l’autre et la crainte permanente du rejet et de l’abandon. Elle s’étaye sur des relations anaclitiques  où l’autre est indispensable à la survie, l’objet devient tour-à-tour objet survalorisé puis déchet si le ou la partenaire ne répond pas aux exigences tyranniques d’amour du patient qui n’est jamais assouvi dans ses exigences. Là encore, on peut évoquer des hystériques ou des cas passionnels.

Les troubles de l’humeur : dépression et/ou excitation d’allure un petit peu hypomane — hypomane ça veut dire très exalté, excité —. Il y a une dépression essentielle qui marque en creux une béance fondamentale, celle de l’absence d’un objet suffisamment stable et constant, le syndrome d’abandon. Les objets successifs de l’état limite, qu’une fonction d’étayage provisoire dans la relation anaclitique où il se trouve, accusés d’insuffisance, de précarité ou de suspicion. La jalousie pathologique est parfois délirante mais ça se referme très vite — ça ne va pas donner comme dans les délires passionnels des jalousies délirantes, quelque chose qui va se construire, qui va perdurer, qui va devenir chronique. Il peut y avoir des espèces d’émergences délirantes mais qui vont très vite disparaître sans forcément d’ailleurs être critiquées mais qui vont se refermer. Sur ce fond d’ennui, de vide, de sentiment de solitude éclatent des crises dépressives bruyantes et alarmantes ponctuées de reproches, d’accusations et toujours marquées d’accès de rage pouvant entraîner des tentatives de suicide, des actes d’automutilation.

En plus d’être fou ce diagnostic rencontre la  co-occurrence c’est-à-dire l’association avec d’autres troubles psychiatriques. C’est très fréquent et cela va compliquer considérablement les choses et le diagnostic. La co-occurrence avec les troubles thymiques est fréquente. Mais on ne va pas y retrouver la culpabilité, l’incurabilité, surtout on ne pas retrouver l’anesthésie affective du mélancolique, qui est typique de la mélancolie. L’impulsivité est au premier plan, c’est une incapacité de contrôler ses émotions, succession de passages à l’acte, incapacité d’attendre. Les capacités cognitives, même si elles sont de bon niveau, génèrent des performances moyennes du fait de troubles de la concentration, d’une aboulie — l’aboulie c’est la difficulté à agir, de l’impossibilité à poursuivre dans la durée des projets qui nécessiteraient efforts et persévérance.

Les conduites de dépendance : en plus de la dépendance à l’entourage dont on a parlé tout à l’heure, elles comportent une tendance aux addictions. Alcool, drogues, médicaments, boulimies alimentaires, boulimies d’objets, achats pathologiques et tous types de comportements à risque sont observables chez ces sujets pour qui les passages à l’acte sont l’occasion de ruptures dans le caractère atone, ennuyeux, de la vie quotidienne. Ce sont des gens qui ne supportent pas l’ennui, la continuité, qui ont besoin sans arrêt de moments de rupture. Leur impulsivité se traduit dans la répétition des transgressions et des comportements hautement dangereux : tentatives de suicide, accidents, ivresse, overdoses.

Quant à la sexualité, elle est souvent polymorphe. Le choix d’objet hétéro ou homosexuel étant plus lié à l’opportunité et aux circonstances, qu’un choix. Le vagabondage sexuel, les expériences successives et multiples, la prostitution occasionnelle sont autant de conduites à risque.

Les symptômes d’appartenances névrotiques : là encore, ils sont multiples, empruntant à tous les registres et constituant une mosaïque très polymorphe. Cela va des manifestations phobiques aux troubles obsessionnels, aux fugues dissociatives hystériques.

Les épisodes d’allure psychotique sont susceptibles là-aussi d’émailler les évolutions des états limites. Ce peut être des bouffées délirantes, des crises interprétatives brèves, comme je vous l’ai dit tout à l’heure des éléments de jalousie délirante, la note confusionnelle avec sentiment d’irréalité, l’angoisse majeure y occupe une place importante. Le plus souvent ils sont déclenchés par une imprégnation toxique ou un stress. Ces épisodes psychotiques sont transitoires, rapidement résolutifs, témoignant de la vulnérabilité de ces sujets fragiles.

Vous voyez que cette clinique protéiforme est très peu consistante néanmoins.

 

Pour conclure, nous voyons que la notion d’état limite peut être difficilement considérée comme un concept, a fortiori comme un concept lacanien et nous en avons donné moult explications. La plupart des cliniciens lacaniens considèrent que les états limites en fait, sont des erreurs de diagnostic liées à une clinique de la psychose qui manque de consistance. Sachant que pour faire ce diagnostic de psychose nul n’est besoin que la pathologie soit bruyante, c’est un diagnostic de structure, un diagnostic de langage. Erreur également provoquée par la conception de la deuxième topique freudienne, conception obscurantiste pour les lacaniens.

Les lacaniens n’envisagent les états limites que comme une prolongation sans fin de la période d’adolescence, comme si la névrose infantile se prolongeait à l’âge adulte.

Jean-Pierre Lebrun dans son livre Un monde sans limites en 1997 ainsi que dans sa contribution sous forme de dialogues avec Charles Melman dans son ouvrage intitulé  L’homme sans gravité publié en 2001, qui a connu un très grand succès éditorial, Lebrun soulève la question d’une nouvelle clinique, générée par la crise actuelle, le « nouveau malaise » ou le « malaise actuel dans la civilisation ». L’érosion du modèle de la famille patriarcale participerait de l’inflation de ce phénomène psychopathologique : les états limites. Donc si pour Lebrun, les états limites n’existent pas en tant que structure psychopathologique, il reconnaît néanmoins leur existence sur le plan clinique.

Il convie d’ailleurs ses collègues à participer à des journées sur ce thème. Ces journées ont eu lieu en Belgique, elles se sont intitulées Etats limites ou états sans limite. Vous pouvez les trouver dans le Bulletin Freudien de janvier 1997.

Un autre lacanien, Jean-Jacques Rassial, qui d’ailleurs a fait une intervention lors de ces journées, que vous pouvez aussi trouver dans le Bulletin, quant à lui, il consacre tout un livre à la question. Ce livre s’intitule Le sujet en état limite, il est de 1999. Il ne considère pas non plus les états borderline comme étant un syndrome psychopathologique autonome à part, il dénonce l’aspect totalement fourre-tout de cette pseudo catégorie psychopathologique venant gommer les différences structurelles à l’intérieur desquelles le sujet se trouve inscrit. Il souligne d’ailleurs que la reconnaissance ou non de cette entité psychopathologique constitue une ligne de partage au sein de la communauté analytique. Pour lui, l’état limite ne saurait constituer une structure en tant que telle mais plutôt un état de la structure, c’est assez intéressant comme théorie, très complexe ! Il privilégie l’idée de voisinage de structures. Donc parmi les trois structures, névrose, psychose, perversion, le sujet en état limite se situerait aux frontières, aux extrémités.

Poursuivant les thèses de Lebrun, la notion même d’état limite est à saisir comme une figure clinique du sujet moderne au sein d’une civilisation en malaise, sinon en crise. La façon dont la métaphore paternelle sera plus ou moins soutenue dans le contexte familial et social déterminera en partie les errements de la structure. Lorsque le Nom-du-Père est inscrit, il est inscrit, hein ! Mais il est mis en suspens, il est mis en panne, il s’ensuit alors une adolescence interminable qui rappelle cliniquement l’existence des sujets en cas limite. Ne pouvant s’appuyer sur une figure de façon stable, le sujet en état limite erre, cherchant à trouver de manière souvent paradoxale ce Nom-du-Père inscrit en lui, mais comme flottant. Le Nom-du-Père garant de la dimension symbolique et séparatrice, il importe que le père ou son substitut puisse faire office de tiers, de point de butée, de point d’arrêt face à l’inflation d’un enfant qui souhaite tout être, tout avoir. On assiste pour ces auteurs à une perte de repères dans un monde engendrant des hommes qui ne pensent qu’à jouir à tout prix, dans ce monde contemporain où l’homme moderne tente de gommer la différence des sexes et des générations.