Benoît Fliche : La question de la suggestion

Logo Phénomènes d'emprise, suggestion et croyanceINTRODUCTION : LECTURE CURSIVE DE LACAN

 

 

Samedi 26 novembre 2016

 

 

On va commencer. Bonjour je m’appelle Benoit Fliche. Pierre-Yves Gaudard a eu la gentillesse de me confier le cours « Suggestion et phénomènes d’emprise » et je suis très honoré d’avoir pu prendre la suite d’Isabelle Dhonte. Je vais essayer d’être à la hauteur.

J’ai deux trois parcours : au départ je suis historien, ensuite j’ai fait de l’anthropologie et je suis chercheur au CNRS comme anthropologue et puis je suis aussi psychanalyste.

Alors du coup mon cours sera à la croisée de ces trois disciplines, de ces trois façons en fait d’aborder la question de l’autre. Michel de Certeau dont je vais quand même pas mal vous parler dans ce cours parlait d’hétérologie pour ces trois "disciplines". Parce que la psychanalyse ce n’est pas évident que ce soit une discipline. Il parlait d’hétérologie, de ce qui est post de ce qui est autre. Michel de Certeau, je vais vous en parler peut-être plus tard à la fin de ce cours, je vais vous en parler dans un cadre particulier qui est la possession de Loudun, possessions d’Ursulines du XVIIe siècle dont il a écrit un livre absolument magnifique qui s’appelle La possession de Loudun, et on va reprendre ce livre tranquillement, enfin je vais en faire une lecture, pas aujourd’hui, mais le cours prochain. Michel de Certeau était psychanalyste, enfin ça on ne le sait pas très bien, c’est un point d’interrogation en tout cas il était très proche de Lacan et il était en tout cas travaillé par la psychanalyse, c’est un historien de renom, mais c’est aussi un jésuite. C’est un peu un clin d’œil que de parler de Michel de Certeau au Centre Sèvres. Donc voilà, je reviendrai sur de Certeau tout à l’heure.

La suggestion c’est un peu ma porte d’entrée ce matin avec tout de suite une définition que vous trouverez dans le Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama. Elle se définit comme l’influence sur le sujet d’une parole d’un autre, mais cet autre est investi d’une autorité. Et cette influence n’est pas forcément consciente. Voilà c’est je dirai assez basique.

Ce que je voulais souligner tout de suite c’est que cette question de la suggestion elle est­­ ─ évidemment ce n’est pas pour rien que l’EPHEP a décidé d’ouvrir un cours là-dessus─ c’est que elle au cœur de notre monde contemporain et ça vous vous en doutez bien. En fait on ne parle que de ça. Si vous prenez l’élection de Trump c’est la question de l’influence. Vient de sortir un numéro assez décevant d’ailleurs de Sciences humaines sur la manipulation. La suggestion est quand même abordée, mais voilà c’est … vous irez voir le numéro et vous faire une idée par vous-même c’est décevant. Donc elle est au cœur de notre vie quotidienne. Et évidemment la question la plus dramatique, c’est la question du djihadisme qui se pose. Je ne vais pas vous faire un cours sur le djihadisme d’abord parce que je n’en ai pas les compétences même si je suis spécialiste d’un pays du Moyen-Orient , la Turquie, je ne serai pas capable de vous faire un cours là-dessus. Mais la question évidemment de l’influence inconsciente se pose. J’aimerais rappeler qu’en ce moment, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a trois thèses qui se battent en duel dans le champ des idées concurrentielles : vous avez la thèse de Gilles Kepel qui est la thèse de l’influence via la propagande salafiste et via les textes. C’est pour ça que Kepel insiste ─et il n’a pas tort─ sur le fait qu’il faut lire les textes qui circulent et les textes en arabe. Il se trouve qu’en France il y a une crise des études du monde arabe. On ne forme plus de spécialiste du Monde arabe. C’est un problème. La seconde qui est de son [inaudible] ennemi Olivier Roy : c’est la thèse de l’islamisation de la radicalité et pas la radicalisation de l’Islam. Donc il prend le contre-pied, mais se pose toujours la question derrière de la suggestion. Et la troisième qui est pour moi la plus discutable c’est celle de François Burgat. Alors peut-être que je caricature, il ne serait pas d’accord, mais c’est quand même ça l’idée de Burgat : dire que cette question de la radicalisation et d’islamisation, etc. c’est une question de retour du refoulé colonial.

Dans les trois cas on a en fait la question de la suggestion qui n’est jamais posée telle quelle et qui n’est jamais réellement je dirais travaillée ; et dans les trois cas, on a des modèles d’explication qui empruntent à la psychologie voire à la psychanalyse. Très clairement. Je mets de côté Fethi Benslama qui est venu ici vous parler de ces problèmes-là et qui fait partie aussi de ce débat : lui propose une vraie lecture psychanalytique de ce phénomène. C’était tout simplement pour vous dire combien en fait cette question de la suggestion était au centre et on le voit très bien pourquoi, parce que, passent à l’acte des individus qui a priori sont normaux et se retrouvent « embrigadés » et ces individus ; on a des phénomènes de radicalisation extrêmement rapides plutôt et surtout qui sont généraux.  C'est-à-dire que le problème c’est que hormis peut-être la radicalisation via la prison, les phénomènes d’adhésion à ces programmes meurtriers ne touchent pas une classe je dirais sociologique particulière de la société. C’est ça qui est à mon avis intéressant c’est que ça peut toucher tout le monde. Personne n’est à l’abri. Ça rejoue la peur de la secte qui a secoué la France il y a une vingtaine d’années je ne sais pas si vous vous souvenez … Et en fait ce que je veux souligner ici,  il y a un effroi qui est créé parce que justement le normal peut rapidement , en l’espace j’allais dire de quelques clics, se retrouver dans le criminel et le meurtrier. Alors évidemment dans ces passages Thierry Florentin un jour me l’avait dit, c’était le lendemain de je ne sais plus quel attentat, que c’était des cas de psychoses blanches. Il y a beaucoup de cas de psychoses blanches et il a sans doute raison ; mais il y a quand même l’idée que ─et ça fait partie de l’entreprise terroriste─ que votre proche, votre voisin, votre semblable peut basculer.  Et que du coup ça attaque le lien social bien évidemment. C’est une technique de guerre qu’on retrouve au Moyen-Orient il y a quelques siècles de ça, notamment dans la secte des assassins que vous connaissez sans doute qui est une secte du XIIe siècle chiite ismaélienne ─c’étaient d’ailleurs de grands intellectuels, des gens qui ont une pensée de l’Islam très intéressante─ mais qui avaient cette pratique de l’assassinat ─exactement pareil que ce que nous avons pu vivre─ publique au grand jour et qui se finissait irrémédiablement par le sacrifice du meurtrier. L’assassin sait qu’il n’en sortira pas vivant.

Comment ils procédaient ? Assassin ça vient de Hachâchine, et ça vient de hachich ; il y a plusieurs thèses qui s’affrontent moi je vous donne la version qui m’a été donnée par Michel Balivet grand historien du Moyen-Age et du Moyen-Orient, la version que je préfère parce que je la trouve assez logique. Pendant longtemps on a dit c’est parce qu’ils sont soue l’influence de drogue qu’ils peuvent faire ces actes, ces crimes en public, pour pouvoir poignarder un sultan devant tout le monde sachant qu’ils vont ensuite se faire étriper dans la minute qui suit. En fait non, les recrutés on leur faisait voir le paradis. C’est-à-dire qu’on les droguait par le haschich, on les mettait dans un espace paradisiaque avec tout ce qu’il faut pour que ce soit le paradis et ensuite on les arrachait de ce paradis. Donc ils avaient vu le paradis donc il n’y avait plus de doute possible. Et ça Melman vous en a parlé souvent, il n’y a plus de doute possible, la division subjective, pof …il n’y a plus de doute. Il y a une unité psychique qui se fait, la division subjective n’existe plus. Donc le fait qu’il n’y ait plus de doute, ils étaient certains d’aller au paradis eux et donc ils passaient à l’acte. Évidemment ce passage, c'est-à-dire le fait que ce soit quelqu’un qui a priori était semblable et qui n’avait absolument pas de signe distinctif, mais qui passait à l’acte en public eh bien ça a pour objectif de créer un sentiment de défiance à l’égard du semblable… le coup de poignard peut partir de n’importe qui donc ça plongeait les dirigeants ─ parce que ce n’étaient que des crimes politiques pour le coup─ un sultan a décidé qu’il allait faire la peau au vieux de la montagne ─c’était le chef des Ismaeliens─ donc il part en campagne et puis un matin il se lève et voit un couteau planté dans sa tente alors qu’il y avait deux gardes à l’entrée. Donc il comprend en fait que dans son entourage il n’est pas du tout du tout à l’abri et il fait demi-tour. Et en fait la secte des Ismaeliens malheureusement va être démolie et détruite par les invasions mongoles et si mes souvenirs sont bons ils vont également brûler leur bibliothèque ce qui est une perte pour l’histoire de l’humanité. Parce qu’ils avaient une spiritualité qui était très très riche.

Donc il y a ce mode politique que le semblable peut cacher une différence meurtrière. Et c’est aussi un mode politique que l’on retrouve dans la Taqiya, l’art d’avancer masqué. C’est un précepte soufi qui dit « parais tel que tu n’es pas et sois comme tu ne parais pas ». Donc c’est l’art de la dissimulation. Et toutes les confréries religieuses en terre d’Islam connaissent la Taqiya. Et nous on est mal armé face à ce genre de situation où le semblable peut cacher autre chose. Si bien que l’État, vous avez vu, fait circuler des prospectifs pour que nous puissions tout un chacun détecter et lire les signes annonciateurs d’une « radicalisation ». Là on se fait enfermer par le piège de l’identité et c’est ça la perversité, on peut être pris dans des séries de pièges comme ça et très difficile de s’en sortir. Mais il y a quelque chose qui est derrière c’est que cette histoire d’influence, de suggestion peut prendre tout le monde. Et ça, ça va à l’encontre de notre système juridico-philosophique qui est basé sur quoi ? Sur la réunion de deux signifiants maîtres à savoir le libre arbitre, la liberté, et l’arbitrage, la possibilité d’être libre d’arbitrer. On fonctionne là-dessus. Et là apparaît quelque chose qui est de l’ordre de l’influence et il apparaît que finalement nous pourrions tous la subir.
La question est : est-ce que nous sommes maîtres de notre pensée ?  Sommes-nous maîtres en notre demeure et cette question à mon avis c’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la psychanalyse n’a pas beaucoup de ─elle est pas très tendance─ la réponse du côté de la psychanalyse c’est plutôt non. En tout cas le Moi n’est pas maître en sa demeure. Alors que tout notre système je dirais social fonctionne sur l’illusion que le Moi est maître en sa demeure. Pourquoi ? Parce que nous sommes des parlêtres, des êtres dénaturés par le langage. Un être culturel. Alors ça, c’est très intéressant, en tout cas moi ça me fait assez sourire, c’est que les sciences cognitives et on sait combien elles ont le vent en poupe, sont en train de découvrir que la culture est déterminante dans l’influence du cerveau. Bon, merci [rires]. Il fallait des électrodes pour ça. Et ce problème de la suggestion ne mine pas simplement le climat politique, le climat social, etc., en fait elle pose problème aux sciences sociales. Et elle est évacuée des sciences sociales. Voire aussi quelque part ─c’est un peu ce que je vais vous dire ici ─ ce n’est pas une question facile non plus pour la psychanalyse.  

Pourtant elle a été posée en sciences sociales et notamment en anthropologie et par un grand maître de l’anthropologie au début du XXe siècle, mais ça n’a pas été suivi ensuite, je pense que c’est une question qui a été vraiment mise sous le tapis ─même si ensuite les anthropologues n’ont pas arrêté de travailler sur les phénomènes de possessions, de transe, etc. ─ la question de l’emprise et de comment ça marche je pense que justement les anthropologues ont cherché à la mettre de côté. En tout cas il y a un anthropologue et pas le moindre puisque c’est le père de la discipline en France, Marcel Mauss, qui a abordé la question de front dans un article très connu qui est sur l’idée de suggestion de l’idée de mort et je renvoie immédiatement à l’article de Pierre-Yves Gaudard que vous trouverez dans le Journal Français de Psychiatrie en 2010 qui reprend cette question et qui la lie avec la phobie et le nœud. Le noeud phobique. Il faut aller lire cet article parce que c’est un excellent article et vous qui êtes dans un cursus analytique vous le lirez sans problème par contre il faudrait que des anthropologues le lisent parce que c’est tellement novateur… La question que pose Mauss c’est comment …Mauss c’est le neveu de Durkheim le père de la sociologie et Durkheim a écrit un ouvrage qui est très célèbre sur le suicide où il évacue la question de la psychologie et explique le suicide par des raisons, par des determinations sociologiques. C’est ça l’idée de Durkheim : on ne fait pas de psychologie, on regarde les déterminations psychologiques et sociologiques qui amèneraient au suicide. Or c’est quand même intéressant de voir que son neveu va poser une question qui n’est pas anodine. Il dit bon d’accord pour le suicide, mais qu’est ce qu’il se passe pour la catatonie ─ mais je vais y arriver ─ les catatonies mortelles ? C'est-à-dire où il y a une suggestion de l’idée de mort dont je vais donner un exemple très concret et ça « marche ». Il prend l’exemple de plusieurs sociétés polynésiennes et de Nouvelle-Zélande. Par exemple lorsqu’un guerrier transgresse un tabou le chamane le pointe d’un os de poulet et ça entraîne la mort. La personne voit qu’il y a eu un os de poulet pointé sur lui, il sait donc qu’il est condamné à mort par le chamane et il se laisse littéralement mourir. En trois-quatre jours pof, il meurt. Et donc la question c’est : comment ça marche ? Visiblement il n’y pas d’empoisonnement, les cas qu’on a réussis à ethnographier il n’y a pas d’explication médicale, il n’y a pas de problème de physiologie visiblement il n’y a pas de problème d’empoisonnement. Mais la personne se laisse mourir et d’une façon assez rapide. Ce n’est pas quelqu’un qui se laisse mourir en arrêtant de s’alimenter, etc. Là c’est quelque chose qui touche tout de suite le réel du corps.

Pierre-Yves Gaudard montre que la suggestion tient à un nouage à trois où le réel de la mort vient nouer l’imaginaire et le symbolique. En jetant le sort, le chamane substitut une nomination imaginaire à une nomination réelle qui vient altérer le réel du corps et notamment l’activité pulsionnelle de celui qui se trouve banni de la vie. Et Pierre-Yves Gaudard fait cette remarque qui est extrêmement intéressante de dire, mais dans le monothéisme on n’a pas un noeud à trois on a un noeud à quatre et du coup - vous savez quand on a un noeud à trois… non vous ne savez pas et je n’ai pas pris mes noeuds [rires]. Bon, vous savez ce que c’est un noeud borroméen ? Bon. Un noeud borroméen vous avez plusieurs façons de… d’ailleurs ce n’est pas un noeud c’est une chaîne, donc dans une chaîne borroméenne vous pouvez rajouter le nombre d’anneaux que vous voulez, vous partez de trois et puis vous allez à l’infini. Si vous avez un noeud à trois, vous pouvez passer les nœuds d’une position à l’autre. C’est-à-dire que vous avez un nœud et les deux nœuds qui sont à l’extrémité peuvent venir occuper la place du centre par simple manipulation. D’accord ? Un nœud à quatre, c’est-à-dire que vous avez quatre anneaux eh bien il y a des places qui sont rendues impossibles. C’est-à-dire que vous ne pouvez pas passer, par exemple, l’anneau 4 en 1. Non ce n’est pas possible. Ou l’anneau 4 en 2. Par contre vous pouvez passer l’anneau 4 en 3 ─de mémoire, mais il faudrait que je fasse la manip j’essaye de la visualiser etc. ─ et la 3 en 4. Donc le nœud est moins labile. Donc si vous dites qu’un anneau égal, représente ou est un registre ─vous savez que nous on travaille avec trois registres : le registre de l’imaginaire, du réel et du symbolique, dans un nœud à trois le réel peut changer de place par rapport à l’imaginaire ou au symbolique─. Si vous avez une chaîne à quatre, c’est plus compliqué. Alors le quatrième nœud qu’on pose, enfin qui vient nouer la chaîne à quatre, c’est ce qu’on va appeler le Nom-du-Père. Bon on ne va pas rentrer dans les détails. Ce que je veux dire c’est que le monothéisme est plutôt structuré à quatre avec justement le Nom-du-Père ─ grosso modo je fais, très vite vous m’excuserez ─ Dieu : le Nom-du-Père. Et donc un monothéisme, si c’est un nouage à quatre ce qui n’est pas évident, eh bien la chaîne du réel du symbolique et de l’imaginaire est beaucoup plus « stable ». Le passage d’un registre symbolique imaginaire et réel se fait d’une façon moins labile, plus stable. Bon, vous irez voir cet article. Mais cette idée elle est intéressante parce qu’on va être nous en présence donc de possession, d’accord, dans un contexte ─le cours que je vais vous faire sur la possession de Loudun donc les ursulines qui voient le diable qui sont possédées par le diable qui se soulèvent du sol, etc.─ donc on va avoir un registre de la possession mais dans un contexte monothéiste. Donc on va avoir peut-être une confrontation entre des façons de nouer le réel, l’imaginaire et le symbolique qui vont s’opposer en fait, qui vont entrer en concurrence.  Mais je laisse cette porte ouverte, on la prendra peut-être beaucoup plus tard.

En tout cas ce qui ressort de cette histoire, dont j’ai pris l’entrée par Marcel Mauss, pour dire que finalement … les sciences sociales sont bien d’accord pour observer qu’il y a de la suggestion, mais rares sont les travaux qui viennent ouvrir la boîte noire et qui disent pourquoi, mais comment ça fonctionne ? C’est très rare. D’autant plus qu’il y a un outil ─moi c’est ce que je constate comme anthropologue─ il y a un outil qui n’est jamais utilisé par les sociologues et les anthropologues c’est l’idée d’identification développée par Freud. Et notamment on a l’impression que ce livre absolument fondamental qui est Psychologie des foules et analyse du moi, eh bien il n’est pas lu. Et c’est assez étonnant. Pourtant c’est sans doute, je pense, un des ouvrages majeurs pour comprendre un peu ce qui nous arrive. Justement je vais vous en parler un peu. J’imagine que vous l’avez lu, mais ce qui est intéressant dans La psychologie des foules de Freud c’est justement que l’idée de suggestion elle est aussi problématique. C’est-à-dire… il ne lui règle pas son compte. Je voulais vous parler de l’expérience de Milgram. Mais vous connaissez ça. Vous ne connaissez pas cette expérience très connue faite par un psychologue ? Bon et en plus ils l’ont répété où justement ─mais j’y reviendrai─ ils font venir ─donc c’est pour la question de l’influence─ donc en fait ils mettent un comédien qui doit répondre à des questions et il est attaché à une espèce de chaise électrique et le cobaye qui ne sait pas qu’il est cobaye doit poser des questions au comédien dont il ne sait pas que c’est un comédien dont il croit que c’est un cobaye ─vous voyez le montage quand même est pas mal─ et s’il fait une erreur il lui envoie du jus et il lui augmente la dose sur ordre du scientifique et donc il envoie et ce dont on se rend compte c’est qu’en fait les cobayes s’en donnent à cœur joie et voire, sont totalement insensibles à la douleur du semblable et même quand le comédien fait semblant d’être dans les pommes il continue à envoyer du jus. Donc c’est une des expériences de psychologie très connue pour expliquer la façon dont tout un chacun est influençable dans un protocole, un dispositif ─moi je parlerais de discours─ eh bien on est amené à ne pas faire de résistance. Alors il y a une autre expérience célèbre c’est : vous avez une assemblée, vous avez des bâtons de tailles différentes; vous avez un cobaye, une assemblée évidemment complice. Les bâtons sont vraiment différents et ils passent d’un à un et tout le monde dit « ils sont de la même taille » et le cobaye qui arrive à la fin ─alors il est évident qu’ils sont différents─ va dire qu’ils sont de la même taille. Donc voilà… ça créé un effroi, une gêne c’est évident.

Alors le premier ─ce n’est pas le premier─ c’est une vieille histoire cette histoire de l’influence et ça commence… il y a un point de départ qu’on pourrait donner c’est celui de l’hypnose. À la fin du XVIIIe siècle. Et la question de l’hypnose ─vous allez avoir un cours dessus donc je ne vais pas trop développer─ ça commence avec cette question-là : est-ce qu’il est possible d’influer, d’influencer autrui ? Alors au départ l’hypnose c’est l’idée qu’il y a une influence physique c’est-à-dire que c’est par soi par des fluides et d’ailleurs il faudrait aller vérifier ça, mais il me semble moi avoir lu que cette théorie des fluides elle est passée ─mais il faudrait vérifier je suis prudent─ par les jésuites qui ont récupéré ça des Chinois et qui ont ramené des exercices de Tai Chi, de circulation de l’énergie, etc. via la gymnastique. Parce que le premier traité il me semble de gymnastique chinoise qui a donné ensuite la gymnastique suédoise est passé par les jésuites. Donc il faudrait voir s’il n’y a pas une circulation via les jésuites. Au départ l’idée c’est qu’il y a quelque chose qui circule il y a quelque chose qui met sous influence l’autre. Et cette influence c’est soit le magnétisme, soit des fluides. Et ensuite on va se rendre compte que cette influence n’est pas due à quelque chose je dirais de physique, mais justement à l’idée de suggestion. Et ça, c’est l’hypnose telle qu’elle va être pratiquée à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Vous savez que Freud est venu à Paris et qu’il s’est formé en France ; et Freud dit dans son livre, c’est un passage qui est très célèbre qui exprime sa révolte contre les méthodes d’hypnose. Donc je cite le passage, vous le connaissez, mais je le cite : «  on est ainsi préparé [à admettre] que la suggestion, ou plus exactement la suggestibilité est un phénomène primitif et irréductible, un fait fondamental de la vie psychique de l’homme. » Bon voilà lui il n’y va pas par quatre chemins. C’est au cœur de notre vie psychique. « Tel était l'avis de Bernheim dont j'ai pu voir moi-même, en 1889, les tours de force extraordinaires. Mais je me rappelle que déjà alors j'éprouvais une sorte de sourde révolte contre cette tyrannie de la suggestion. » Vous voyez Freud… il y a quelque chose dont il se détache. « Lorsqu'à un malade qui se montrait récalcitrant on criait : « Que faites-vous ? Vous vous contre-suggestionnez !», » [rires] c’est drôle quand même, « je ne pouvais m'empêcher de penser qu'on se livrait sur lui à une injustice et à une violence. » Ben oui ! « L'homme avait certainement le droit de se contre-suggestionner, lorsqu'on cherchait à se le soumettre par la suggestion. Mon opposition a pris plus tard la forme d'une révolte contre la manière de penser d'après laquelle la suggestion, qui expliquait tout, n'aurait besoin elle-même d'aucune explication. » Alors ça, cette petite phrase on va la reprendre. « Et plus d'une fois, j'ai cité à ce propos la vieille plaisanterie : « Si saint Christophe supportait le Christ et si le Christ supportait le monde, dis-moi : où donc saint Christophe a-t-il pu poser ses pieds ? ».

Ce que je voulais vous montrer ici c’est que cette idée de la suggestion elle est, elle reste problématique même chez Freud. D’ailleurs là, il la met de côté, il ne veut pas en entendre parler pour la psychanalyse en tout cas pour l’expérience. Il dit que c’est au centre de la vie psychique, mais en même temps son usage lui pose problème. Et on le comprend bien il y a des problèmes d’éthique évidents et c’est sans doute pour ça qu’il s’en est dégagé. Mais en même temps je pense aussi qu’on peut peut-être lire dans cette révolte ─il faut la lire telle quelle─ quelque chose de l’ordre de la résistance. Comme nous, comme chaque névrosé lambda nous résistons à l’idée que nous puissions être suggérés, c’est-à-dire être agi par un autre. Parce que l’idée reste quand même intolérable. Il y aussi là cette « tolérance » à l’idée de l’influence par autrui ; justement dans les sociétés à possession, la question de la possession donc de l’influence par l’autre, d’être agi par quelque chose d’autre, se pose sans doute de façon moins conflictuelle. Mais ça donne lieu à des rituels. Des rituels qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement des rituels d’exorcisme c’est-à-dire que quand ─pour parler plus clairement parce que j’ai l’impression que je vais vous noyer là sinon─ quand quelqu’un est pris par un djinn, vous n’avez pas nécessairement un rituel d’exorcisme en disant « vade retro satanas ». Non. Ce n’est pas forcément ça qui va se mettre en place, ça peut-être un rituel d’adorcisme. Le rituel d’adorcisme c’est un rituel où vous vous acceptez la présence de l’autre. C’est-à-dire que grosso modo vous acceptez, que l’autre vous parle à l’oreille et cette voix, d’ailleurs, n’est pas forcément xénopathique. Vous savez que dans la psychose, un des signes de la psychose c’est la xénopathie des voix.  C’est l’hallucination auditive xénopathique. Ici vous avez des hallucinations auditives non forcément xenopathiques. Enfin dans d’autres contextes culturels, ils entendent des voix, mais elles ne sont pas xenopathiques. Et elles passent par des rituels de conciliation, voire d’acceptation, d’adorcisme  qui sont des rituels d’acceptation de la relation d’un autre qui vient vous parler. Et c’est massif. C’est massif en fait ce n’est pas … c’est plutôt nous ─ je pousse le bouchon un peu loin tant pis ─  moi je crois finalement qu’on a une vision très exorciste de ces phénomènes-là alors que les solutions massivement privilégiées ce sont des solutions adorcistes. C’est-à-dire qu’on va composer avec la voix qui vous parle. Donc du coup, l’idée d’être influencé ─ là c’est un grand Autre bien évidemment ce n’est pas un petit autre ─ se pose à mon avis différemment.

Donc cette révolte de Freud elle est intéressante à deux titres au moins : la première est que c’est le même type de raisonnement et d’invalidation que les détracteurs de la psychanalyse utilisent. Je suis un peu provocateur, mais si vous remplacez le mot suggestion par psychanalyse vous avez à peu près le discours critique moyen adressé à la psychanalyse. La psychanalyse en raison de la résistance est dite ne supporter aucune contradiction ; elle interprète toute critique comme résistance inconsciente au discours psychanalytique. Et cette critique a énormément contribué à la rupture du dialogue entre à mon avis la psychanalyse et les autres grands systèmes d’explication du social. Puisque ces derniers lui reprochent in fine d’être une entreprise de suggestion et ça vous pouvez le lire très clairement dans Isabelle Stengers : L’Hypnose, entre magie et science. C’est un petit livre de 2002 qui est intéressant ─allez le lire, c’est assez rigolo─ et qui repose la question de l’hypnose… et qui utilise cet argument-là et qui va ─ enfin c’est très contradictoire ce qu’elle raconte ─ mais elle va finalement reprocher à la psychanalyse que c’est une entreprise oui domination et de suggestion et que les résistants sont mis à la porte et ─ah c’est génial ce passage, c’est très drôle ─ elle traite Lacan de sorcier. Mais dans une espèce de cri de révolte ! [rires)… La prochaine je vous lirai ce passage parce que c’est assez… ça vient un peu comme un cheveu sur la soupe, mais on voit aussi combien la psychanalyse dérange. La dérange en tout cas. Donc là il y a quand même chez Freud ce truc de dire que la suggestion c’est bien joli, mais ça explique tout et c’est un système clos.

Alors le deuxième point c’est que Freud critique l’hypnose au point même où la science la critique aussi, mais pour l’invalider. Comme il y aura un cours dessus je ne vais pas trop l’aborder, mais l’hypothèse de l’hypnose au début c’est qu’il y a une influence extérieure qui agit le patient. C’est l’hypothèse du marquis de Puységur ou de Mesmer. Or, que montrent les expériences ? Soit que l’hypnose rencontre une résistance et ça échoue. Soit justement il n’y a pas de résistance et il est bien clair alors qu’il y a un consentement du patient, une volonté d’abandonner sa volonté. Autrement dit pour la science cette participation active du sujet invalide l’hypothèse de l’influence extérieure. Il faut la participation du sujet. Donc ça ne marche pas. Or pour Freud c’est le contraire. Ce qui l’invalide c’est justement cette influence extérieure et la violence qui est faite au sujet. Et nous devons noter tout de suite que la question de la résistance comme droit du sujet est posée. Ça, c’est quand même extraordinaire.  Dès lors la psychanalyse n’est pas l’hypnose, car elle est une pratique qui vient se distinguer fortement de la suggestion. Il la distingue très clairement : la psychanalyse n’est pas une suggestion. Mais plus loin dans le texte, les choses vont se complexifier puisque Freud dit que même lorsque ça marche l’hypnotisé présente une conscience morale très résistante. Et c’est ça aussi qui le gêne. Alors même qu’il donne le droit et qu’il éprouve une révolte sourde contre cette tyrannie de la suggestion dans le même temps il déplore quand cela résiste. Vous voyez l’ambiguïté ? [rires] Et on voit dans quelle ambiguïté place Freud la question de la suggestion. Alors est-ce que vous voulez que je vous lise ce passage ─ vous le trouverez facilement─ où il dit : « Autre fait digne de remarque : malgré la complète malléabilité suggestive de la personne hypnotisée, sa conscience morale peut se montrer très résistante. Il en est peut-être ainsi, parce que, dans l'hypnose, tel qu'elle est pratiquée habituellement, le sujet continue à se rendre compte qu'il ne s'agit que d'un jeu, d'une reproduction inexacte d'une autre situation, ayant une importance vitale beaucoup plus grande. » Là à la relecture je trouve qu’il fait plus que dire que ça résiste et c’est embêtant ; il dit finalement qu’il y a une autre scène. A laquelle n’accède pas l’hypnotisé. La deuxième phrase le montre. Là c’est vraiment génial, c’est d’une incroyable audace au moment où il écrit ça. Ce n’est pas pour rien que Melman a travaillé à l’EPHEP pendant des années sur la question de l’amour. Je pense qu’il faudrait relire Melman avec ce que dit Freud de l’hypnose. Freud dit l’hypnose est en rapport avec l’amour. Je cite : « De l’état amoureux à l’hypnose la distance n’est pas grande. » Il faut quand même le faire ! « Les points de ressemblance entre les deux sont évidents. On fait preuve à l'égard de l'hypnotiseur de la même humilité dans la soumission, du même abandon, de la même absence de critique qu'à l'égard de la personne aimée. On constate le même renoncement à toute l'initiative personnelle; nul doute que l'hypnotiseur a pris la place de l'idéal du moi. » Donc ça, ce petit paragraphe pour moi il est central et ça ouvre évidemment une question de politique c’est quelle place du transfert de l’amour dans le lien social, c’est ça qu’il est en train de dire. Et d’ailleurs il le dit encore plus clairement : « Les considérations qui précèdent nous permettent cependant d'établir la formule de la constitution libidinale d'une foule, telle du moins que nous l'avons envisagée jusqu'à présent, c'est-à-dire d'une foule ayant un meneur et n'ayant pas encore acquis secondairement, par suite d'une organisation trop parfaite, les propriétés d'un individu. Ainsi envisagée, une foule primaire se présente comme une réunion d'individus ayant tous remplacé leur idéal du moi par le même objet, ce qui a eu pour conséquence l'identification de leur propre moi. » Là où il avance ─vous lirez le texte─ l’avancée majeure, c’est d’avoir repris, d’avoir introduit la question de l’amour, la question de l’objet. C’est la question de l’objet. Et c’est comme ça ce n’est pas une question d’imitation…c’est-à-dire que la question de l’identification il la démonte ─il démonte les mécanismes d’identification─ à partir de cette question de l’objet. C’est là où il y a une avancée très très claire et dont, je pense, les sciences sociales n’ont pas du tout pris la mesure. Autrement dit, qu’est-ce que nous dit Freud ─enfin je crois, peut-être que je me trompe─ il s’agit d’une foule sous transfert, une foule amoureuse où l’amour est le lien constitutif du discours social et c’est pour ça que la question de l’amour et de la politique chez Melman c’est avec cette idée-là, faut la reprendre à partir de cette idée-là. Melman a quand même un point de vue critique autour de cette question de l’amour alors que nous tout notre dispositif social vient nous dire l’amour c’est bien. Eh oui ! Et c’est en ça que le discours de l’analyse est très dérangeant. C’est toujours du poil à gratter en fait. Alors donc Freud vis-à-vis de la suggestion présente une certaine ambiguïté je l’ai dit, il la rejette et on comprend pourquoi : de la pratique de la psychanalyse en même temps on déplore qu’elle ne permette pas de faire sauter les résistances, mais en même temps il perçoit bien qu’elle est soutenue par l’amour et donc le transfert. Autrement dit vous voyez la suggestion elle est problématique parce qu’elle est en même temps au fondement psychanalytique. Parce que c’est sur le transfert que ça marche ; grosso modo mettez la suggestion à la porte et elle revient par la fenêtre. Et alors du coup la question c’est, bon alors vous voyez très bien cette ambiguïté. Les questions sont restées ouvertes, le problème ensuite c’est qu’est ce qu’on en fait ?

Deuxième temps : Lacan. Comment Lacan prend la question ? Là encore il y a plusieurs périodes dans Lacan. Moi là je vais vous faire une lecture cursive de Lacan à partir de cette question de la suggestion. Alors j’ai circulé d’une façon assez sauvage dans les séminaires. Si vous voulez travailler les séminaires de Lacan vous avez à l’A.L.I est vendu le CD non ?  Ah il est en rupture. C’est un CD… il y avait tous les séminaires de Lacan donc plus de 9000 pages et dans lequel il y avait un moteur de recherche bien pensé et dans lequel on pouvait faire des recherches par mot clé. Donc vous tapez suggestion et vous avez le nombre d’occurrences dans les 9000 pages. Et puis vous cliquez sur le mot et puis vous avez tout de suite le passage. Alors vous avez cet outil-là qui est un outil extraordinaire, mais malheureusement il est épuisé, et puis il y a un autre outil et là j’ai un trou de mémoire…mais vous le trouverez à l’ALI, vous pouvez l’acheter d’ailleurs c’est un index de l’œuvre de Lacan, c’est éditions Anthropos. La question de la suggestion ce n’est pas la tasse de thé de Lacan, en tout cas il ne l’a pas beaucoup abordée. On trouve une centaine d’occurrences dans 9000 pages ce n’est rien. En fait il n’en dit pas grand-chose. Il n’en dit pas grand-chose parce que finalement il va poser quelque chose de… je vais décrire un peu la pensée de Lacan, comment elle a évolué de séminaire en séminaire, et vous allez voir qu’à la fin il pose les choses sur la table.

Au départ son point de vue est très freudien on va dire dans la critique qu’il fait à la suggestion. C’est assez étonnant, c’est un peu le scoop. Notamment dans les Ecrits techniques de 1954, leçon du 27 janvier, Anzieu explique en quoi Freud a le goût du pouvoir il a une tendance à la domination extrêmement forte pense Anzieu. Je vous cite le passage : « il y avait une tendance à la domination extrêmement forte, puisqu'il s'est identifié à Masséna, à Hannibal; il avait ensuite envisagé de faire du droit et de la politique; donc exercer un pouvoir sur les personnes; et sa vocation, son orientation vers les études de médecine, il l'attribue à la suite de cette audition de conférences sur Goethe. Un texte de Goethe sur la nature. Cela semble s'expliquer de la façon suivante : au pouvoir direct sur les êtres humains, Freud substitue cet exercice du pouvoir beaucoup plus indirect et acceptable du pouvoir que la science donne sur la nature; et ce pouvoir se ramenant en dernière forme, on revoit ici le mécanisme de l'intellectualisation, comprendre par la nature et par là même se la soumettre, formule classique du déterminisme même, par allusion avec ce caractère autoritaire chez Freud qui ponctue toute son histoire, et particulièrement ses relations avec les hérétiques aussi bien qu'avec ses disciples. » C’est fort, hein ! On discutait dans les séminaires de Lacan ! Alors Lacan semble assez sceptique. Je lis le dialogue parce que je trouve que c’est assez marrant :

« LACAN  ─Mais je dois dire que, si je parle dans ce sens, je n'ai pas été jusqu'à faire la clef de la découverte freudienne. » Donc il est à peu près d’accord sur l’autoritarisme de Freud.

« ANZIEU ─Je ne pense pas non plus en faire la clef, mais un élément intéressant à mettre en évidence. Dans cette résistance, l'hypersensibilité de Freud à la résistance du sujet n'est pas sans se rapporter à son propre caractère. »

« LACAN ─Qu'est-ce qui vous permet de parler de l'hypersensibilité de Freud ? »

« ANZIEU ─Le fait que lui l’ait découverte, et pas Breuer, ni Charcot, ni les autres, que c'est quand même à lui que c'est arrivé, parce qu'il l'a senti plus vivement, et il a élucidé ce qu'il avait ressenti. »

« LACAN ─Oui, mais vous croyez... non seulement qu'on puisse mettre en valeur une fonction telle que la résistance est quelque chose qui signifie chez le sujet une particulière sensibilité à ce qui lui résiste, ou au contraire est-ce que ce n'est pas d'avoir su la dominer, aller bien ailleurs et bien au-delà, qui lui permit justement d'en faire un facteur qu'on peut objectiver, manoeuvrer, dénommer, manier, et faire un des ressorts de la thérapeutique. »

Et là c’est une phrase qui nous intéresse ici :

« LACAN ─Et vous croyez que Freud est plus autoritaire que Charcot, alors que Freud renonce tant qu'il peut à la suggestion pour laisser justement au sujet intégrer ce quelque chose dont il est séparé par des résistances ? En d'autres termes, est-ce de la part de ceux qui méconnaissent la résistance qu'il y a plus ou moins d'autoritarisme dans l'appréhension du sujet ? J'aurais plutôt tendance à croire que quelqu'un qui cherche par tous les moyens à faire du sujet son objet, sa chose, dans l'hypnotisme, ou qui va chercher un sujet qui devient souple comme un gant, pour lui donner la forme qu'on veut ou en tirer ce qu'on peut en tirer, c'est tout de même quelqu'un qui est plus poussé par un besoin de domination, d'exercice de sa puissance, et que Freud qui, dans cette occasion, paraît finement respectueux de ce qu'on appelle communément aussi bien sous cet angle, la résistance de l'objet ou de la matière. »

Là, il y a une prise éthique, une prise de position éthique de Lacan et une façon quelque part de mettre de côté la question de la suggestion dans la psychanalyse. Pour des raisons éthiques.

Le débat est repris le 10 février 54. Lacan dit :

« Avant de céder la parole à M. Hyppolite, je voudrais simplement attirer votre attention sur une intervention qu'il avait faite un jour, conjointe à une sorte de, disons de débat, qu'avait provoqué une certaine façon de présenter les choses sur le sujet de Freud et sur l'intention à l'endroit du malade... M. Hyppolite avait apporté à Anzieu un secours...

HYPPOLITE ─... Momentané. » [Rires]

« LACAN ─... Oui, un secours momentané à Anzieu. Il s'agissait de voir quelle était l'attitude fondamentale, intentionnelle de Freud à l'endroit du patient au moment où il prétendait substituer l'analyse des résistances, nous sommes en plein dans notre sujet, l'analyse des résistances par la parole à cette sorte de subjugation, de prise, de substitution à la parole due à la personne du sujet, qui s'opère par la suggestion ou par l'hypnose. […] Je m'étais montré très réservé sur le sujet de savoir s'il y avait là chez Freud une manifestation de combativité, voire de domination, caractéristique de reliquats du style ambitieux que nous pourrions voir se trahir dans sa jeunesse. »

Et Lacan de citer juste après le passage de Freud dont je viens de vous donner lecture.

Lacan dit : « Véritable révolte qu'éprouvait Freud devant proprement cette violence qui peut être incluse dans la parole, à ne pas voir précisément ce penchant potentiel de l'analyse des résistances dans le sens où l'indiquait l'autre jour Anzieu, et qui est précisément ce que nous sommes là pour vous montrer qui est justement ce qui est à éviter dans la mise en pratique. Si vous voulez, c'est le contresens à éviter dans la mise en pratique de ce qu'on appelle analyse des résistances. C'est bien dans ce propos que s'insère ce moment, et vous verrez que s'insérera le progrès qui résultera de notre élucidation dans ce commentaire. »

Donc vous voyez comment le débat… ce qui est intéressant ce n’est pas simplement la question de la suggestion qui est posée c’est aussi la question de la résistance. C’est immédiatement la question : qu’est ce qu’on fait de la résistance ? Là-dessus il est extrêmement intéressant de voir comment s’articule cette question de la soumission volontaire ou non et la résistance. Et c’est ça qui semble être à comprendre. Et l’analyse des résistances n’est donc pas de l’ordre de la suggestion. Et c’est en cela que tombent justement les critiques des détracteurs de la psychanalyse ou ils n’y voient ─ et notamment dans l’analyse dite « lacanienne » ─ qu’un procédé de sorcier pour asservir autrui. Cette question là, sur l’analyse des résistances, il l’évoque justement l’année suivante dans le séminaire sur Le Moi, notamment dans la séance du 8 décembre 54. Je ne vais peut-être pas tout vous lire … mais quand même :

« L’analyse des résistances n’est pas une persuasion bien vite d’ailleurs débouchant dans la suggestion » Il le dit… « çe n’est pas de renforcer, comme on dit, le Moi du sujet, ou de s’en faire comme on dit, de « la partie saine du moi » un allié. Ce n’est donc pas de porter le dialogue sur le fait qu’il y a à le convaincre de quelque chose. C’est de savoir à quel niveau précis, à chaque moment où vous est apporté le texte, ou ce qu’on appelle improprement le matériel »

─ cette petite phrase ( ce qu’on appelle improprement le matériel) il parlait de texte, je trouve que c’est vraiment intéressant ─

« c’est à savoir à quel niveau, à chaque moment, de cette relation analytique, doit être apportée la réponse. Il est possible qu’à certains moments elle doive être apportée au niveau du Moi, cette réponse. Mais vous voyez bien que là, dans le cas que je vous dis, ce dont il s’agissait, était de faire comprendre au sujet qu’il pose une question qui ne se réfère pas tellement à ce qui peut pour lui être éprouvé, résulter de tel ou tel sevrage, de tel ou tel abandon, de tel ou tel manque, si on peut dire vital d’amour ou d’affection, que de savoir qu’à ce moment ce qu’il exprime bien malgré lui à travers toute sa conduite, c’est essentiellement son histoire en tant qu’il la méconnaît, en tant qu’il cherche obscurément à la reconnaître, en tant que sa vie est orientée par une problématique qui n’est pas tellement celle de son vécu que celle de ce que son histoire signifie, de ce que signifie, à proprement parler, son destin. ».

Et il va plus loin. C’est un des points de différenciation de la psychothérapie et de la psychanalyse…ça va être un des points d’articulation ; je lis :

« Car on a fait toujours une psychothérapie, et la psychothérapie qu’on a commencé à faire, ça a toujours été sans très bien savoir ce qu’on faisait, mais assurément en faisant intervenir la fonction de la parole. Et cette fonction de la parole, il s’agit de savoir si elle est, oui ou non, dans l’analyse subjective, c’est-à-dire si elle exerce son action par quelque chose qui est toujours une substitution de l’autorité, c’est-à-dire de l’analyste au Moi du sujet, si l’ordre découvert, instauré, inventé par Freud prouve que la réalité axiale du sujet n’est justement pas dans son Moi, mais ailleurs. Le fait d’intervenir en se substituant en somme au Moi du sujet, ce qui est toujours ce qui se fait dans un certain mode de pratique de l’analyse des résistances, est une suggestion et n’est pas de l’analyse. »

C’est extrêmement clair là ce qu’il dit.

« Ceci doit tout de même avoir des sanctions, à savoir que le symptôme, quel qu’il soit, n’est pas proprement résolu quand l’analyse n’est pas pratiquée avec cette mise au premier plan de l’action de l’analyste de savoir : où doit porter son intervention, où est essentiellement l’intervention analytique, le point du sujet, si je puis dire, qu’il doit viser. Je vais pas à pas. »

Nous aussi, nous allons continuer piano, piano. Et pour dire que de 54 à 58 on ne trouve plus trace de la suggestion. On a l’impression que la question de la suggestion elle est réglée chez Lacan. En fait je vous dis, elle repasse par la fenêtre. Et il y a un ‘oui, mais’ à cette première proposition de 54 qui veut voir dans l’analyse autre chose qu’un procédé de suggestion. Voire on assiste à un retournement complet puisque dans le séminaire 5, leçon 25, à la fin du séminaire Les formations [de l’inconscient], il reprend la question de la suggestion à partir du graphe du désir. Là j’espère que vous savez de quoi on parle parce que je n’ai pas du tout l’intention de vous dessiner le graphe du désir. Vous voyez ce que c’est le graphe du désir ? Non. Bon…

Le graphe du désir, si vous voulez c’est, pour être simple,… alors qui n’en a jamais entendu parler ? Que je sache… Ah oui quand même ! Il y a un tableau…Du coup je réfléchis comment je peux vous le faire passer sans trop de peine…rires… je vais essayer l’hypnose (rires dans la salle).

 

 (Au tableau)

Alors si vous voulez, vous avez … je pense qu’on vous a parlé du point de capiton ; non, ça on vous en parlé, c’est obligé. C’est certain même… Bon à partir du point de capiton, Lacan construit un graphe du désir où s’articule en fait deux lignes et c’est ça qui est important; le reste je ne vais pas rentrer dedans. 

 Lacan : Graphe du désir  

La ligne de la demande immédiate, la demande du besoin dans lequel on est, et la demande du désir. La demande du désir d’amour donc du transfert. Et donc si vous voulez je ne veux pas rentrer dans le graphe du désir parce que là on est embarqué pour trois heures. Comme j’ai des « discours sociaux » à vous faire aborder, je préfère passer mon temps sur les discours plutôt que sous le graphe du désir. Mais ces deux lignes sont si vous voulez la première qui est en bas, c’est la demande de satisfaction d’un besoin. Et la deuxième, la seconde, c’est la demande d’amour. Elles sont séparées pour des raisons topologiques. Mais en fait elles se confondent. Dans la demande, je dirais, elles sont simultanées. Elles se confondent dans la demande qu’articule l’enfant devant la mère. Il y a une ambiguïté qui est permanente. Et cette ambiguïté on la retrouve dans l’analyse.

Alors je cite. Là vous allez voir le changement quand même que Lacan procède :

« Vous allez en voir une application immédiate. Cette ambiguïté est très précisément l’ambiguïté que maintient tout au long de l’oeuvre de Freud, d'une façon permanente, la notion du transfert comme tel ─j'entends de l'action du transfert dans l'analyse─ avec celle de suggestion. Tout le temps Freud nous dit qu'après tout, le transfert, c'est une suggestion, et que nous en usons comme tel, mais il ajoute -à ceci près que nous en faisons toute autre chose, puisque cette suggestion, nous l'interprétons. » Donc vous voyez le changement de position vis-à-vis de la question de la suggestion. Ce n’est plus la même chose. Ben oui, il y a de la suggestion dans la psychanalyse…  « Mais nous, la différence, c’est que donc nous suggérons, mais nous interprétons. Mais qu’est ce que cela veut dire si ce n’est que si nous ne pouvons interpréter la suggestion, c’est qu’un arrière-plan s’offre à la suggestion en tant que telle parce que si je puis dire le transfert en puissance est là. Nous savons très bien que ça existe et je vais tout de suite vous en donner un exemple. Le transfert en puissance est déjà analyse de la suggestion, il est lui-même la possibilité de cette analyse de la suggestion, il est articulation seconde de ce qui, dans la suggestion, s'impose purement et simplement au sujet. En d'autres termes, la ligne d'horizon sur laquelle la suggestion se base est là, elle est très essentielle au niveau de la demande que fait le sujet par le seul fait qu'il est là. »

Donc ligne du transfert et ligne de la suggestion se confondent. Notamment dans l’analyse où nous sommes en position de grand Autre. Et pour Lacan il est légitime d’user du pouvoir de la suggestion. Donc le transfert est conçu comme la prise de pouvoir de l’analyste sur le sujet comme le lieu affectif qui fait le sujet dépendre de lui, et donc il est légitime qu’une interprétation passe. C’est parce que nos patients nous aiment que nos interprétations passent. Qu’elles sont ingurgitées dit Lacan. Mais l’analyse est autre chose que l’usage d’un pouvoir. C’est la possibilité d’une articulation signifiante autre qui est différente de celle qui enferme le sujet de la demande.

Donc vous voyez quand même la question éthique elle vient sans arrêt reprendre la question de la suggestion. C’est finalement elle qui est déterminante dans la question de la suggestion. L’analyse fait usage de la suggestion, mais il y a cette visée qui fait qu’on fait passer à autre chose, enfin on l’articule, on fait passer à une articulation signifiante qui permet justement de déplacer le sujet de sa demande. Et cela n’est possible que par la régression c’est-à-dire le passage de l’objet de l’amour à l’identification, le passage de la ligne du transfert -donc la ligne du haut- à la ligne du bas, la ligne de la suggestion ; Et cela est rendu possible par notre présence en position d’Autre.

Et lorsque la dimension … ─vous voyez la question du pouvoir du psychanalyste elle est là─ lorsque la dimension du signifiant est éludée, lorsque l’on fait fi de la question du signifiant, alors la praxis devient l’exercice d’un pouvoir. Quand même la limite elle est mince. C’est ça qu’il nous dit.

Alors Lacan continue.. ; qu’est-ce qui résiste entre ce passage du transfert à la suggestion, c’est le désir. C’est le désir qui vient, je dirais, qui vient résister à ce moment de fusion, de collage entre le transfert et la suggestion. Et c’est pour ça d’ailleurs, c’est ce désir qui fait que l’hypnose ne prend pas tout le sujet. C’est parce qu’il y a ce désir. Et le désir notamment d’avoir du désir et un désir qui résiste. Et ce désir, ça assure quoi ? Ça assure justement que la division du sujet est maintenue. Donc quand même là on pose un certain nombre de petites briques qui ne sont pas anodines. Peut-être que ça ne vous parle pas beaucoup, mais quand même on avance pas à pas et en reprenant vraiment au plus près le texte de Lacan on s’aperçoit que déjà les positions changent. Ça c’est toujours bon quand on exerce une lecture sur une œuvre de voir comment cette œuvre évolue, qu’elle n’est pas monolithique. Ensuite de voir comment il y a des choses sur lesquelles la suggestion se connecte. Et là c’est quand même cette question du désir, de la division subjective, qui vient résister justement au fait qu’entre transfert et suggestion ça ne fusionne pas totalement. Je rappelle que quand la division subjective saute, le sujet n’est plus divisé, il est dans cette espèce d’unité de soi, il est exclu, et moi je pense que c’est là où la folie s’installe.