Benoît Fliche : Phénomènes d'emprise, suggestions et croyances - 2

Conférencier: 

EPhEP, MTh1 - ES4, le 06/10/2018


Alors, on avait arrêté le cours sur cette question, je dirais, de confiance entre le praticien et le sujet de l’hypnose, mais ce qu’il est important de noter, c’est que le praticien lui-même doit avoir confiance en lui. Il doit croire en ce qu’il fait. Il y a un étudiant qui m’a posé la question : est-ce que vous allez parler de « L’efficacité symbolique », de cet article de Lévi-Strauss[1] – qui est très intéressant et que je vous invite à lire – ?… Et est-ce que c’est dans cet article que Lévi-Strauss parle de ce chamane qui ne croit pas au chamanisme, mais qui commence à chamaniser, et ça marche ? Oui c’est dans cet article. Donc c’est très intéressant, c’est-à-dire que c’est un chamane qui n’est pas du tout…, mais qui va commencer le métier de chamane et ça va très bien marcher pour lui, alors qu’il n’y croit pas. Je pense que les anthropologues devraient le relire plus attentivement, parce que c’est vraiment la question de l’efficacité symbolique, c’est-à-dire de la chaîne des signifiants sur le corps des patients. Donc, c’est vraiment l’effet de la langue, du langage sur notre corps, sur notre psychisme, enfin sur notre être. C’est là-dessus. Et les anthropologues le prennent comme l’efficacité du signe, ce qui n’est pas ça. Là-dessus, Lévi-Strauss est très clair : c’est l’efficacité des signifiants. Et je crois me souvenir que Pierre-Yves m’avait fait remarquer que d’ailleurs Lévi-Strauss rapporte une séance de chamanisme liée à une femme qui a un problème pour enfanter, pour accoucher. Et il m’a fait remarquer que le chamane chamanisait dans une langue autre que celle de sa patiente, ce qui n’est pas sans causer quelques difficultés théoriques. Donc, c’est un article qui est très important. Eh bien, le chamane diffère du praticien de l’hypnose, en tout cas en ce point que le praticien, visiblement, a besoin de croire en ce qu’il fait, et ça c’est extrêmement important. Et Chertok[2] rapporte plusieurs cas où la confiance en soi du praticien s’effritant, il perd sa capacité d’hypnose.

 

Alors, un des disciples de Chertok, dans un article un peu plus récent − enfin d’une dizaine d’années − revenait sur cette relation entre psychanalyse et hypnose, et revenait sur un épisode justement à propos de Freud, où un certain Polgar[3], Frantz Polgar, serait venu à Vienne en 1924, faire un stage chez Freud. Et ce jeune étudiant pratiquait l’hypnose. Freud avait donc cette réticence vis-à-vis de l’hypnose, mais il a accepté de se prêter à l’expérience. Polgar a fait une démonstration d’hypnose extrêmement impressionnante. Polgar raconte ensuite dans un livre, cette relation avec Freud, une trentaine d’années plus tard. Freud essaie de comprendre pourquoi lui, n’a pas cette capacité à hypnotiser tout le monde, comme Polgar. Et Polgar fait cette analyse : c’est que Freud avait une relation… c’est-à-dire que ses patients, qui venaient des quatre coins du monde, avaient en fait peur de lui, et que Freud était dans une relation… et que Freud lui-même n’avait pas confiance en lui. Et surtout que Freud n’était jamais certain que l’hypnose fonctionne ; et en fait que cette absence de confiance de Freud dans l’hypnose expliquait les échecs de Freud. On verra quand même que l’abandon de l’hypnose, enfin moi j’interprète ça comme ça : c’est que Freud a résisté à l’hypnose. Il s’est passé quelque chose en lui qui faisait que quelque chose résistait à l’hypnose, et ce n’est pas pour rien qu’il n’arrivait pas à hypnotiser. Inconsciemment – enfin peut-être que je fais une interprétation très sauvage − il y a quelque chose qui est venu barrer cet accès à l’hypnose.

 

Alors, il y a un autre point qui est très intéressant : c’est comment on arrive à hypnotiser. Eh bien, on arrive à hypnotiser toujours avec un phénomène d’induction. C’est-à-dire que l’on utilise un objet qui apparaît et qui disparaît ou bien vous vous mettez en présence d’un seul objet. Alors je pense que cet objet – je vais y aller un peu carrément – pour moi, c’est en fait la manipulation de l’objet a. L’hypnose met en scène, utilise l’objet a, l’incarnation de l’objet a, ou l’objet du désir. Alors, ensuite il faut effectivement un climat d’abandon et de confiance. Et vous savez aussi que ça peut aller très loin. Chertok propose une grille, trente niveaux d’hypnose. Le niveau dix sur trente, pour vous donner une idée, c’est : on vous demande de lever le bras et vous le laissez levé le temps qu’on vous demande de le baisser. Voilà c’est une catalepsie rigide. Au niveau trente − et je pense qu’il faudrait réfléchir à ça, pourquoi ça se grade, il y a cette gradation − le plus haut niveau, vous avez des hallucinations visuelles négatives. Au niveau en dessous, vous avez des hallucinations auditives négatives. Au niveau vingt-sept, vous avez des hallucinations auditives positives. Et au niveau vingt-six, vous avez des hallucinations visuelles positives. Il y a une espèce d’inversion, vous voyez, entre le visuel et l’auditif, dans le jeu de gradation. Bon, je passe, ça n’est pas important, mais moi, ça a attiré mon attention, je me suis dit : qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Si c’est vrai, ça veut dire quoi ?

 

Alors maintenant, on va en venir au divorce entre hypnose et psychanalyse.

 

Freud, en 1914, dans L’histoire du mouvement psychanalytique [4], explique que la théorie analytique cherche à rendre compte de deux phénomènes, qui se retrouvent dans les symptômes morbides, c’est à savoir le transfert et la résistance. Il note aussi que le but de l’hypnose, c’est justement d’abréger la psychanalyse et qu’elle est utilisée pour surmonter les résistances. Mais on comprend assez vite qu’en fait on ne les surmonte pas, on les contourne. Il note aussi que la psychanalyse gère l’héritage qu’elle a reçu de l’hypnose.

 

Alors on sait à peu près les raisons de l’abandon de Freud. D’abord, il dit que peu de patients y sont sensibles ; − bon ça, ça n’est pas nécessairement vrai −, qu’il y a un problème dans la maîtrise du transfert, et ça pose un problème pour Freud. Et Chertok insiste beaucoup là-dessus, sur le fait qu’effectivement le transfert sous hypnose est une chose dont se méfiait Freud, suite à un épisode où une de ses patientes lui a sauté au cou après une séance d’hypnose. Puis il y a la question de la morale. Il revient là-dessus dans La psychologie des foules[5]. Enfin, je vais insister là-dessus, c’est le fait qu’il reconnaît une chose : c’est que la psychanalyse est née parce qu’on a abandonné l’hypnose. Ça, c’est encore autre chose. Avoir renoncé à l’hypnose, ça a permis l’élaboration de la psychanalyse.

 

Donc, dans La psychologie des foules, on a ce passage célèbre où Freud exprime sa révolte contre les méthodes d’hypnose qui poussent à la suggestion. Donc là, je cite le passage, je vais vous le lire :

« On est ainsi préparé à admettre que la suggestion, ou plus exactement la suggestibilité, est un phénomène primitif et irréductible, un phénomène fondamental de la vie psychique de l’Homme. Tel est l’avis de Bernheim[6], dont j’ai pu voir moi-même en 1889, les tours de force extraordinaires. Mais je me rappelle que déjà, alors, j’éprouvais une sourde révolte contre cette tyrannie de la suggestion. »

 

Donc vous voyez, quand je vous ai dit il a résisté à l’hypnose, il a résisté à l’hypnose, ce ne sont pas des blagues. Et c’est quoi ça ? C’est une résistance. Il dit : oui mais il y a quelque chose fondamentalement qui me dérange.

« Lorsqu’un malade qui se montrait récalcitrant, il criait “Que faites-vous ? [rire] – excusez-moi ça me fait toujours rire − Vous vous contre-suggestionnez”, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’on se livrait sur lui-même à une injustice et à une violence. L’homme avait certainement le droit de se contre-suggestionner lorsque l’on cherchait à se le soumettre par la suggestion. Mon opposition a pris plus tard la forme d’une révolte contre la manière de penser d’après laquelle la suggestion, qui expliquait tout, n’aurait besoin elle-même d’aucune explication. »

 

On n’a pas bougé d’un iota, depuis. L’hypnose n’a pas besoin d’explication. J’ai commencé mon propos en vous citant une préface d’un manuel d’hypnothérapie, c’est exactement ce qu’il dit.

« Et plus d’une fois, j’ai cité à ce propos la vieille plaisanterie : si saint Christophe supportait le Christ, et si le Christ supportait le monde, dis-moi où donc saint Christophe a-t-il pu poser ses pieds ? »

 

Voilà. On voit bien chez Freud, que cette question est problématique. Et elle ne diffère pas de la position de Lacan, notamment dans le discours de Rome. Il dit grosso modo la même chose. Il dit : voilà, d’un point de vue éthique, ça pose un problème. Mais il y a autre chose qui se joue, évidemment.

 

Alors, ce qui est intéressant à voir, c’est que cette révolte a quand même une dose aussi d’ambiguïté. La première, c’est qu’on peut voir le même type de raisonnement et d’invalidation que les détracteurs de la psychanalyse utilisent. C’est la même chose. Vous remplacez le mot suggestion par le mot psychanalyse, et vous avez le discours moyen adressé à la psychanalyse. C’est-à-dire la psychanalyse dit : ah mais si vous résistez au discours de la psychanalyse, c’est que vous êtes en résistance, et à partir de là, voilà vous ne pouvez pas… c’est… Et ça, ça a contribué à la rupture du dialogue – je pense – entre la psychanalyse et les autres grands systèmes d’explication du social. Les autres grands systèmes d’explication reprochant une entreprise finalement de suggestion. Et les indociles et les résistants sont renvoyés à leur résistance. Bon.

 

Le deuxième point intéressant est que Freud critique l’hypnose au point même où la science la critique aussi, mais pour l’invalider. Donc l’hypnose pose l’hypothèse qu’il y a une influence extérieure qui agit sur le patient. Or, que montrent les expériences ? C’est que soit l’hypnose rencontre une résistance, le patient ne veut pas être hypnotisé, et donc ça ne marche pas. Soit il y a un consentement du patient, une volonté d’abandonner sa volonté. Autrement dit, il y a donc une participation active du sujet qui invalide l’hypnose. Or pour Freud, c’est le contraire : ce qui l’invalide, c’est justement cette influence extérieure et la violence qui est faite au sujet. Et c’est une question morale. Et nous devons tout de suite noter que la question de la résistance, comme droit du sujet, est posée. Dès lors, la psychanalyse n’est pas de l’hypnose car elle vient se distinguer fortement de la suggestion.

 

Mais plus loin dans le texte, les choses se compliquent un peu, puisque Freud dit que, même lorsque cela marche, le sujet présente une conscience morale très résistante. Alors même qu’il en donne le droit et qu’il éprouve une sourde révolte contre cette tyrannie de la suggestion, dans le même temps, il déplore que cela résiste. Et on voit dans quelle ambiguïté est donc placée la question de la suggestion. Je cite :

« L’hypnose nous révélerait facilement l’énigme de la constitution libidinale d’une foule, si elle ne présentait elle-même des traits qui, tels que l’état amoureux sans tendance sexuelle directe, échappent encore à toute explication rationnelle. Sous beaucoup de rapports, l’hypnose est encore difficile à comprendre et se présente avec un caractère mystique. Une de ses particularités consiste dans une sorte de paralysie de la volonté et des mouvements, paralysie résultant de l’influence exercée par une personne toute-puissante sur un sujet impuissant, sans défense. Et cette particularité nous rapproche de l’hypnose qu’on provoque chez les animaux par la terreur. »

 

Là-dessus, ce texte n’a pas une ride.

« La manière dont l’hypnose est provoquée, ses rapports avec le sommeil sont encore loin d’être élucidés. »

 

On n’a pas bougé, c’est toujours la même chose.

« Et le choix énigmatique des personnes capables de la provoquer, alors qu’elles se montrent tout à fait réfractaires à l’action d’autres, nous permet de supposer que dans l’hypnose se trouve réalisée une condition encore inconnue, essentielle à la pureté des attitudes libidinales. Autre fait digne de remarque : malgré la complète malléabilité suggestive de la personne hypnotisée, sa conscience morale peut se montrer très résistance… très résistante. Il en est peut-être ainsi parce que dans l’hypnose telle qu’elle est pratiquée habituellement, le sujet continue à se rendre compte qu’il ne s’agit que d’un jeu, une reproduction inexacte d’une autre situation ayant une importance vitale beaucoup plus grande. »

 

Alors ce texte, je trouve qu’il est vraiment exemplaire. Quand je vous dis qu’il n’a pas pris une ride, c’est qu’on en est toujours au même point. Mais on sent quand même qu’il y a là cette ambiguïté. On sent que Freud résiste à l’hypnose, mais l’hypnose résiste à Freud. Et c’est un conquistador, Freud. C’est un chercheur. C’est… Voilà, il n’aime pas ça. Mais par contre, là où il fait toujours preuve d’un génie absolument incroyable et d’une incroyable audace, c’est qu’il dit que l’hypnose est en rapport avec l’amour et que c’est une question de transfert. Je cite :

« De l’état amoureux à l’hypnose, la distance… »

 

De l’état amoureux, hein voilà !

« De l’état amoureux à l’hypnose, la distance n’est pas grande. Les points de ressemblance entre les deux sont évidents. On fait preuve à l’égard de l’hypnotiseur de la même humilité dans la soumission, du même abandon, de la même absence de critique à l’égard de la personne aimée. On constate le même renoncement à toute initiative personnelle. Nul doute que l’hypnotiseur ait pris la place de l’idéal du moi. »

 

Donc, là il ouvre une porte qui permet de complexifier la question de la suggestion dans la psychanalyse. Donc on va suivre cette question du transfert qui est clairement posée à la fin de l’essai, lorsque Freud dit, je cite :

« Les considérations, qui précèdent, nous permettent cependant d’établir la formule de la constitution libidinale d’une foule, telle du moins que nous l’avons envisagée jusqu’à présent, c’est-à-dire d’une foule ayant un meneur et n’ayant pas encore acquis secondairement, par suite d’une organisation trop parfaite, les propriétés d’un individu. »

 

Et là je souligne :

« Ainsi envisagée, une foule primaire se présente comme une réunion d’individus ayant tous remplacé leur idéal du moi par le même objet, ce qui a eu pour conséquence l’identification de leur propre moi. Autrement dit, il s’agit d’une foule sous transfert, d’une foule amoureuse, où l’amour est le lien constitutif du discours social. »

 

[Question inaudible.] Ah, je suis dans Psychologie des foules, excusez-moi… Oui effectivement, j’ai été un peu rapide là.

 

Donc, j’aimerais souligner, que vis-à-vis de la suggestion, Freud présente une certaine ambiguïté. Il avait une ambiguïté vis-à-vis de l’hypnose, j’espère que vous l’avez noté aussi. C’est-à-dire qu’il a tourné le dos, mais quand même… il y a quelque chose avec l’hypnose, il y a quelque chose. Il la rejette de la pratique de la psychanalyse, mais en même temps il la regrette un peu, si je puis dire. Et en même temps, il perçoit bien qu’elle est soutenue par quelque chose qui est de l’ordre de l’amour, du transfert. Et c’est en ça, à mon avis, sa phrase « La psychanalyse gère l’héritage de l’hypnose », On peut l’entendre comme l’héritage étant l’inconscient, l’accès à l’inconscient ; mais aussi la question du transfert dans l’acte thérapeutique, enfin l’acte thérapeutique, dans l’acte analytique. Et je pense surtout − pour ma part, je le vois comme ça – c’est que l’hypnose, justement en travaillant, en contournant les résistances, eh bien, fait un peu fi de la division subjective. Et pour ma part, je crois avoir compris que la psychanalyse travaille à l’endroit même de la division subjective. Et c’est en ça que réside l’héritage de l’hypnose. C’est finalement la mise au jour de la division subjective, par la résistance. Donc, c’est ce travail sur la résistance qui invite à réfléchir sur la division subjective. Mais nous ne sommes pas d’un seul bloc.

 

Donc, cette question de la relation de la psychanalyse à l’hypnose. On ne peut pas se contenter comme Chertok le fait, de se dire − et de ses suiveurs – de se dire « Oh là là, que c’est dommage que les analystes ne fassent plus d’hypnose ». Oui, les psychanalystes ne font plus d’hypnose parce que ça pose un vrai problème, tant dans la pratique que dans la théorie, de savoir où est-ce qu’on travaille, à quel lieu on travaille, sur quel lieu on travaille. Alors ce qui est très intéressant, c’est que vingt-cinq ans après − je vais y venir – Chertok fait l’éloge de l’ego-psychologie et dit justement « Ah mon Dieu c’est merveilleux, l’hypnose se marie très bien avec l’ego-psychologie américaine ». Evidemment que ça se marie très bien ! Et de ne pas comprendre que toute l’analyse, toute la pensée de Lacan vient justement en opposition à cette idée de l’ego-psychologie. Le divorce entre Lacan et Freud, ce n’est pas simplement… enfin avec les freudiens, ce n’est pas simplement la durée des séances et la question purement économique que ça pose. [Rire]. J’aime bien ramener à des problèmes de sociologie basique. Mais ça pose aussi de savoir ce qu’on travaille dans l’analyse. Est-ce qu’on travaille la question du renforcement du moi ou la question de la subjectivité, de la subjectivation ? Ce n’est pas la même chose.

 

Je vous renvoie aux travaux de Samuel Lézé, qui est un anthropologue, qui lui travaille sur les psychanalystes, et qui donc va interroger, comme anthropologue, les psychanalystes. Il me confiait qu’il voyait tout de suite, quand il avait affaire à un lacanien et quand il avait affaire à un freudien. Et que ce n’était pas du tout la même façon de raconter son analyse, ni sa perception évidemment de l’analyse. Et pour le dire un peu comme ça, il disait que chez les freudiens, il était évident que la technique analytique visait à renforcer le moi ; et donc ils présentaient un parcours toujours plus lisse, beaucoup moins désordonné… Alors que les psychanalystes lacaniens qui se livrent à cet exercice d’anthropologie, de raconter un peu ce qu’il en est, comment ils sont devenus analystes, présentent les choses d’une façon beaucoup moins, on va dire ordonnée, beaucoup moins moïque[7]. Mais justement, ils montrent comment le sujet travaille pour en arriver à cette position curieuse, qui est celle d’être derrière un divan.

 

Alors la lecture cursive de Lacan qu’on peut faire… Comme je vous l’ai dit, Lacan ne s’intéresse pas à l’hypnose, mais là aussi, il y a des choses qui sont assez intéressantes. Il ne s’y intéresse pas, mais quand même, en 1964, il dit une chose que je vais vous lire − si je la retrouve − et qui m’a fait vraiment réfléchir. Quand je suis tombé sur ce passage, je me suis dit que je n’avais pas vu ça comme ça. Vous allez voir, ça va peut-être éclaircir un certain nombre de choses. Je vous la lis, et vous verrez qu’on va l’utiliser pour plus tard. Leçon du 24 juin 1964 dans les Quatre concepts[8] :

« C’est dans la mesure où l’analyste a, si je peux dire, à déchoir de cette idéalisation pour être le support de cet objet séparateur qu’est le a, dans la mesure où son désir lui permet de supporter, dans une hypnose en quelque sorte à l’envers, d’incarner lui – le psychanalyste – l’hypnotisé, que ce franchissement du plan de l’identification est possible. Et tout un chacun de ceux qui ont vécu jusqu’au bout avec moi dans l’analyse didactique, l’expérience analytique, sait que ce que je dis est vrai. »

 

Voir ressurgir comme ça la question de l’hypnose, où c’est l’analyste qui est hypnotisé. Enfin si j’ai bien lu, si j’ai bien compris. Peut-être que j’ai mal compris, mais c’est ce que j’ai compris. Alors ça, ce renversement-là est quand même assez inattendu. Vous allez voir pourquoi, comment on va s’en débrouiller.

 

Donc l’hypnose, Lacan, ce n’est pas son truc, ça, on l’aura compris. Mais la suggestion non plus. Alors si je fais toujours mes petites recherches, savoir combien, le nombre d’occurrences lexicographiques, mes petites passions lexicographiques, je me rends compte que la suggestion n’est pas un terme privilégié par Lacan ; et on compte à peu près cent occurrences sur l’ensemble des Séminaires, ce qui n’est rien. En somme, il ne dit pas grand-chose. Et son point de départ reste très freudien. Dans les Écrits techniques[9] de 1954, la leçon du 27 janvier, Anzieu[10] explique en quoi Freud a le goût du pouvoir. « Il avait une tendance à la domination extrêmement forte » pense Anzieu. Anzieu dit :

« Il avait une tendance à la domination extrêmement forte, puisqu’il s’est identifié à Massena et à Hannibal. Il avait ensuite envisagé de faire du droit et de la politique, donc exercer un pouvoir sur les personnes. Et sa vocation, son orientation vers les études de médecine, il l’attribue à la suite de cette audition de conférence sur Goethe, un texte de Goethe sur la nature. Cela semble s’expliquer de la façon suivante : au pouvoir direct sur les êtres humains, Freud substitue cet exercice du pouvoir beaucoup plus indirect et acceptable du pouvoir que la science donne sur la nature. Et ce pouvoir se ramenant en dernière forme, on revoit ici les mécanismes de l’intellectualisation : comprendre la nature, et par là-même se la soumettre, formule classique du déterminisme même, par allusion avec ce caractère autoritaire chez Freud qui ponctue toute son histoire, particulièrement ses relations avec les hérétiques aussi bien qu’avec ses disciples. »

 

Lacan répond. Et je lis le dialogue :

« Lacan : Mais je dois dire que, si je pars dans ce sens, je n’ai pas été jusqu’à en faire la clé de la découverte freudienne. Je ne pense pas non plus en faire la clé, mais un élément intéressant à mettre en évidence. Dans cette résistance, l’hypersensibilité de Freud à la résistance du sujet n’est pas sans se rapporter à son propre caractère. »

 

Vous voyez, la question de la résistance, je ne suis pas allé la pêcher n’importe où. Elle est là.

« Qu’est-ce qui vous permet de parler d’hypersensibilité de Freud ? »

 

Anzieu : Le fait que lui l’ait découverte et pas Breuer, ni Charcot, ni les autres, que c’est quand même à lui que c’est arrivé parce qu’il a senti plus vivement et il a élucidé ce qu’il avait ressenti.

 

- Lacan : Oui, mais vous croyez, non seulement qu’on puisse mettre en valeur une fonction telle que la résistance est quelque chose qui signifie chez le sujet une particulière sensibilité à ce qui lui résiste, ou au contraire est-ce que ce n’est pas d’avoir su la dominer, aller bien ailleurs et bien au-delà qui lui permit justement d’en faire un facteur qu’on peut objectiver, manœuvrer, dénommer, manier et faire un des ressorts de la thérapeutique ?

 

Et là je souligne :

« Et vous croyez que Freud est plus autoritaire que Charcot ? Alors que Freud renonce tant qu’il peut à la suggestion, pour laisser justement le sujet intégrer ce quelque chose dont il est séparé par des résistances. En d’autres termes, est-ce de la part de ceux qui méconnaissent la résistance qu’il y a plus ou moins d’autoritarisme dans l’appréhension du sujet ? »

 

Alors vous voyez, l’articulation est politique. C’est politique là. On peut avoir une lecture vraiment politique de ce passage, entre résistance, sujet, autorité, autoritarisme.

« J’aurais plutôt tendance à croire que quelqu’un qui cherche par tous les moyens à faire du sujet son objet, sa chose dans l’hypnotisme, et qui va chercher un sujet qui devient souple comme un gant pour lui donner la forme qu’on veut ou en tirer ce qu’on peut en tirer, c’est tout de même quelqu’un qui est plus poussé par un besoin de domination d’exercice de sa puissance, que Freud, qui, en cette occasion, paraît finement respectueux de ce qu’on appelle communément aussi bien sous cet angle, la résistance de l’objet ou de la matière. »

 

Voilà. Là, on voit où ça travaille, on voit où est le divorce. Le débat est repris le 10 février 54. C’est quand même une vraie question. Le discours de Rome c’est 1953, il me semble… Peu importe. On va peut-être… Si, je vais vous le lire, tant pis pour vous.

« Avant de céder la parole à M. Hippolyte, je voudrais simplement attirer votre attention sur une intervention qu’il avait faite un jour, conjointe à une sorte de débat, qui avait provoqué une certaine façon de présenter les choses sur le sujet de Freud et sur l’intention à l’endroit du malade. M. Hippolyte avait apporté à Anzieu un secours.

– Hippolyte : Momentané. »

Il ne se mouille pas trop. Lacan, il insiste :

« Oui, un secours momentané à Anzieu. Il s’agissait de voir quelle était l’attitude fondamentale intentionnelle de Freud à l’endroit du patient, au moment où il prétendait substituer l’analyse des résistances, nous sommes en plein dans le sujet, l’analyse des résistances par la parole, à cette sorte de subjugation, de prise de substitution à la parole due à la personne du sujet, qui s’opère par la suggestion, par l’hypnose. Je m’étais montré très réservé sur le sujet de savoir s’il y avait là chez Freud une manifestation de combativité, voire de domination, caractéristique de reliquats du style ambitieux que nous pourrions voir se trahir dans sa jeunesse. »

 

Oui, ce côté conquistador.

« Je crois que ce texte est assez décisif. Il parle de la suggestion et c’est pour ça que je l’amène aujourd’hui, parce que c’est aussi au cœur de notre problème. C’est dans le texte sur la psychologie collective et analyse du moi, c’est donc à propos de la psychologie collective – c’est-à-dire des rapports à l’autre – que pour la première fois, le moi, en tant que fonction autonome, est amené dans l’œuvre de Freud. Simple remarque que je pointe aujourd’hui parce qu’elle est assez évidente et justifie l’angle sous lequel je vous l’amène, par ces rapports avec l’autre. C’est dans le chapitre cinq de cet article, qui s’appelle « Suggestion et libido », nous avons le texte suivant. »

 

Donc lecture du passage. Je continue :

« Véritable révolte qu’éprouvait Freud devant proprement cette violence qui peut être incluse dans la parole, à ne pas voir précisément ce penchant potentiel de l’analyse des résistances dans le sens où l’indiquait l’autre jour Anzieu, et qui est précisément ce que nous sommes là pour vous montrer, qui est justement ce qui est à éviter dans la mise en pratique. Si vous voulez, c’est le contresens à éviter dans la mise en pratique de ce qu’on appelle analyse des résistances. C’est bien dans ce propos que s’insère ce moment, et que vous verrez que s’insérera le progrès qui résultera de notre élucidation dans ce commentaire. Je crois que ce texte a sa valeur et mérite d’être cité. »

 

Alors je pense que c’est assez clair. Pas besoin de commentaire… Non ? [Question dans le public inaudible] 1954. 1953, le texte ? Bon 1953, si vous voulez. Alors l’année suivante, la question est reprise, toujours à la marge… oui vous avez raison puisque l’année suivante, ensuite j’ai une leçon du 8 décembre 54. Car c’est bien l’articulation entre la soumission, volontaire ou non, et la résistance qui semble donc à comprendre. Donc, l’analyse des résistances chez Lacan n’est pas de l’ordre… n’est pas appréhendable du côté de la suggestion. Et c’est d’ailleurs en ce point que réside, je dirais, l’incompréhension totale de nombre de détracteurs de la psychanalyse qui disent « bah, finalement la psychanalyse, c’est un moyen de suggestion ». Ce qui est assez… Voilà c’est un procédé de sorcier pour asservir autrui. Alors le mot est de Isabelle Stengers[11], qui a écrit avec Léon Chertok un bouquin sur l’hypnose, qui s’appelle Le cœur et la raison[12]. Donc, on voit que la guerre passe par cette accusation de traiter l’autre de sorcier, avec cette volonté d’asservir l’autre. Je cite, je relis ce passage du 8 décembre 1954 sur le moi :

« Alors, qu’est-ce en somme, c’est là où je veux en venir, que l’analyse des résistances ? L’analyse des résistances, ce n’est pas, comme on tend sinon à le dire, à le formuler (et on le formule, je vous en donnerais bien des exemples) mais beaucoup plus à le pratiquer, ce n’est pas intervenir auprès du sujet pour qu’il prenne conscience de la façon dont ses attachements, ses préjugés, l’équilibre de son moi, l’empêchent de voir. L’analyse des résistances n’est pas une persuasion, bien vite d’ailleurs débouchant dans la suggestion. Ce n’est pas de renforcer, comme on dit, le moi du sujet, ou de faire, comme on dit, de la partie saine du moi un allié. »

 

Bon là c’est très clair : c’est une façon de marquer une vraie césure entre, d’un côté l’ego-psychologie et puis l’analyse.

« Ce n’est donc pas de porter le dialogue sur le fait qu’il y a à le convaincre de quelque chose, c’est de voir à quel niveau précis à chaque moment… [inaudible] le texte ou ce qu’on appelle improprement le matériel… »

 

Ah je n’avais pas noté ça : vous voyez ? le matériel. Et lui, 54, il parle du texte. Donc il y a bien un texte qui doit être lu.

« C’est à savoir à quel niveau, à chaque moment de cette relation analytique doit être apportée la réponse.Il est possible qu’à certains moments, elle doive être apportée au niveau du moi, cette réponse. Mais vous voyez bien que là, dans le cas que je vous dis, ce dont il s’agissait était de faire comprendre au sujet qu’il pose une question qui ne se réfère pas tellement à ce qui peut, pour lui être éprouvé, résulter de tel ou tel sevrage, de tel ou tel abandon, de tel ou tel manque, si on peut dire vital d’amour ou d’affection, que de savoir qu’à ce moment, ce qu’il exprime bien malgré lui à travers toute sa conduite, c’est essentiellement son histoire en tant qu’il la méconnaît, en tant qu’il cherche obscurément à la reconnaître, en tant que sa vie est orientée par une problématique qui n’est pas tellement celle de son vécu, que celle de ce que son histoire signifie, de ce que signifie à proprement parler son destin. »

 

Et c’est là ce qui différencie la psychothérapie de la psychanalyse. Et on y trouve le fondement de l’éthique de la psychanalyse. Je continue donc :

« Car on a fait toujours une psychothérapie. La psychothérapie qu’on a commencé à faire, ça a toujours été, sans très bien savoir ce qu’on faisait, mais assurément en faisant intervenir la fonction de la parole. Mais cette fonction de la parole, il s’agit de savoir si elle est oui ou non dans l’analyse subjective, c’est-à-dire si elle exerce son action par quelque chose qui est toujours une substitution de l’autorité… »

 

Et vous l’entendez ça : la substitution de l’autorité.

« …, c’est-à-dire de l’analyste au moi du sujet. Si l’ordre découvert instauré, inventé par Freud prouve que la réalité axiale du sujet n’est justement pas dans son moi, mais ailleurs. Le fait d’intervenir en se substituant en somme au moi du sujet, ce qui est toujours ce qui se fait dans un certain mode de pratique de l’analyse des résistances, est une suggestion et n’est pas de l’analyse. »

 

C’est d’une clarté là. On peut dire souvent, Lacan, ce n’est pas clair. Eh bien là, il est clair. Donc je répète :

« Le fait d’intervenir en se substituant en somme au moi du sujet, ce qui est toujours ce qui se fait dans un certain mode de pratique de l’analyse des résistances, est une suggestion et n’est pas de l’analyse. Ceci doit tout de même avoir des sanctions, à savoir que le symptôme quel qu’il soit, n’est pas proprement résolu quand l’analyse n’est pas pratiquée avec cette mise en premier plan de l’action de l’analyste de savoir où doit porter son intervention, où est essentiellement l’intervention analytique, le point du sujet si je puis dire qu’il doit viser. Je vais pas à pas. »

 

Donc là on voit où porte le débat et on voit aussi le pas qui est fait entre Freud et Lacan. Comment il y a quelque chose de l’ordre de la division du sujet, comment on avance sur cette question de la division du sujet, et de la séparation entre hypnose et psychanalyse. Donc entre 1954 et 1958, il semble que la question prenne une certaine maturité, surtout que Lacan semble avoir saisi la seconde proposition de Freud. Il y a donc un « oui mais ». Il va y avoir un retournement. C’est-à-dire qu’on note qu’il y a cette séparation, et puis c’est intéressant de voir que dans le Séminaire V leçon vingt-cinq, donc à la fin du Séminaire Les formations de l’inconscient[13], il reprend la question de la suggestion à partir du graphe du désir. Donc il y a un « oui mais » qui s’instaure. 1954, il y a un non. Et il y a un « mais » qui arrive en 1958.

 

Alors je ne sais pas si vous avez en tête le graphe du désir de Lacan. Non ? Ouh là là, comment je vais faire ? Bon si vous voulez, le graphe du désir… alors en 10 minutes, ça va être la mission impossible. Déjà, les nœuds borroméens, je m’en suis sorti de justesse. Je sens que je vais échouer… Alors on ne va pas faillir.

SChéma 1 cours de Benoît Fliche du 06/10/2018 

 


Alors c’est quoi parler ? Vous avez une chaîne de signifiants qu’on peut représenter comme ça,

… puis vous avez un effet de rétroaction quand vous parlez, qui est représenté par cette flèche-là. Voilà, ça, c’est le premier schéma pour comprendre le graphe du désir. Donc le graphe de l’articulation entre désir et parole.

 

 

SChéma 2 cours de Benoît Fliche du 06/10/2018

 


Donc il va élaborer deux choses. Il va montrer que dans le désir, il y a deux lignes qui fonctionnent en parallèle, qui sont la ligne de la demande de la satisfaction d’un besoin, et celle de la demande d’amour.

 

SChéma 3 cours de Benoît Fliche du 06/10/2018

 


C’est très schématique. Ce qu’il faut savoir, c’est que ces deux lignes, si elles sont séparées pour des raisons topologiques, elles forment en fait une seule et même ligne dans ce qu’articule l’enfant devant la mère. Et il y a une ambiguïté qui est permanente entre ces deux lignes, entre ces deux lignes de la demande et du désir. Et Lacan, justement, dit qu’il y a une ambiguïté qui est permanente. Donc il dit :

« Vous allez voir une application immédiate. Cette ambiguïté est très précisément l’ambiguïté que maintient tout au long de l’œuvre de Freud, d’une façon permanente, la notion de transfert comme telle. J’entends l’action du transfert dans l’analyse avec celle de la suggestion. »

 

Donc il revient vraiment sur la question de la suggestion et du transfert.

« Tout le temps, Freud nous dit qu’après tout, le transfert c’est une suggestion, que nous en usons comme telle, à ceci près que nous en faisons tout autre chose, puisque cette suggestion, nous l’interprétons. Mais qu’est-ce que cela veut dire, si ce n’est que si nous pouvons interpréter la suggestion, c’est qu’un arrière-plan s’offre à la suggestion en tant que telle, parce que si je puis dire, le transfert en puissance est là. Nous savons très bien que ça existe et je vais tout de suite vous en donner un exemple. Le transfert en puissance est déjà analyse de la suggestion, il est lui-même la possibilité de cette analyse de la suggestion. Il est articulation seconde, de ce qui dans la suggestion s’impose purement et simplement au sujet. En d’autres termes, la ligne d’horizon sur laquelle la suggestion se base est là. Elle est très essentiellement au niveau de la demande, de la demande que fait le sujet par le seul fait qu’il est là. »

 

Donc, en fait la ligne du transfert et la ligne de la demande, de la suggestion pardon, se confondent d’autant plus, qu’en tant qu’analystes, nous sommes en position d’Autre. Et il va plus loin.

« Quelque part il y a l’idée de légitimité du pouvoir de la suggestion. Donc le transfert est ici conçu comme la prise de pouvoir de l’analyste sur le sujet, comme le lieu affectif qui fait que le sujet dépende de lui, et dont il est légitime que nous usions pour qu’une interprétation passe. C’est-à-dire que, s’il n’y avait pas de suggestion… »

 

Alors Roustang[14] dit que l’analyse c’est une longue suggestion. François Roustang. Donc François Roustang était un grand lacanien, qui faisait partie à une époque des ténors de la psychanalyse. Et il est devenu… il est passé du côté hypnose, il est devenu le grand ténor de l’hypnose. Et c’est un ancien jésuite, je crois, d’ailleurs. Comme Michel de Certeau[15], qui n’était pas un ancien jésuite : il était jésuite. Mais effectivement, pour qu’une interprétation passe, pour même ne serait-ce qu’une coupure, il faut quand même qu’il y ait un effet de suggestion, sans quoi ça tombe un peu dans le vide. C’est parce que nos patients nous aiment, ou nous détestent [rire] que nos interprétations passent, qu’elles ont un effet. Pourquoi quand vous dites… ou vous relevez un mot ou quelque chose ça a un effet ? C’est complètement incroyable cette idée. Eh bien parce qu’il y a l’idée qu’il y a quelque chose qui passe au niveau du transfert et de la suggestion.

« Mais l’analyse est autre chose que l’usage d’un pouvoir. C’est la possibilité d’une articulation signifiante, autre et différente de celle qui enferme le sujet de la demande. »

 

En fait c’est le passage de l’objet d’amour à l’identification, le passage de la ligne du transfert à la ligne de la suggestion. Et ça, c’est rendu possible justement par le fait que nous soyons en position d’Autre. Moi je pense que c’est possible parce que nous sommes, l’analyste est en position de a. On va y revenir.

« Lorsque la dimension du signifiant est éludée, alors la pratique devient un exercice d’un pouvoir. »

 

Vous savez Freud a dit « il y a trois métiers impossibles : gouverner, éduquer et psychanalyser ». Eh bien ce sont les trois mêmes métiers. Ce sont des métiers où il y a une relation avec la question de l’influence sur autrui qui n’est pas du tout évidente parce que se pose justement la question de la résistance de l’autre. Entre le transfert et la suggestion, il y a justement le désir, c’est ce qui résiste. C’est pour cela que l’hypnose ne prend pas tout le sujet.

 

Donc, on est toujours sur cette division du sujet, on est toujours là-dessus. Depuis le début, depuis trois heures, je suis sur la division du sujet. On n’a pas bougé. [Rire] Désolé, on n’a pas fait un pas de plus. Mais on voit que ça travaille des deux côtés. Alors il reprend la question en 1965 dans les Problèmes cruciaux[16]. Le 19 mars. Il repart du graphe et dit là que « la suggestion fonctionne par un rapport à ce terme tiers qui est celui du désir inconnu. Donc la suggestion est un téléguidage. Elle prend appui sur quelque chose, l’objet a. »

 

J’insiste dessus. J’ai l’impression qu’on parachute quelque chose comme ça, mais dans… pas cette fois-ci parce qu’il reste deux minutes. Est-ce que je vais pouvoir finir ? Oui, je finis dans deux minutes, c’est parfait. Mais vous allez voir pourquoi j’insiste là-dessus.

« Donc elle prend appui sur quelque chose, l’objet a. Et si elle ne prend pas appui sur cet objet, la suggestion donc, ne fonctionne pas. »

Là encore quand je vous ai parlé d’induction, qui est l’idée que le a c’est… Je ne l’ai pas pioché nulle part. C’est Lacan lui-même qui le dit, alors on peut lui faire confiance ! Blague à part, je pense que là, il y a quelque chose d’assez évident.

 

Donc le désir, ce n’est plus ce qui fait résistance, mais ce qui guide la suggestion pour qu’elle soit efficace. Et là encore, on doit voir le lien avec Freud, notamment sur un article qui est assez étonnant, sur la télépathie. Freud a essayé de réfléchir sur la télépathie, et sur le transfert de pensée, sur les rôles des voyantes, sur comment la voyance est le fait de détourner ses propres forces psychologiques, en leur donnant une occupation anodine, de sorte que réceptives et perméables aux pensées de l’autre qui agissent sur elle, elles puissent devenir un véritable médium. C’est intéressant la façon dont Freud essaie de rendre compte de la télépathie. Mais c’étaient des sujets sérieux. Il faut voir ce que c’est que l’occultisme… ces questions-là, elles étaient extrêmement importantes, au début du siècle, fin du XIXe [ndlr début XXe]. C’étaient des questions centrales. Vous savez que le père de Sherlock Holmes, qui est le père de la police scientifique, Conan Doyle, s’adonnait à la fin de sa vie à l’occultisme et au spiritisme notamment. Il discutait avec les esprits et c’est comme ça qu’il a tenté de retrouver Agatha Christie quand elle a disparu. Oui c’est vrai. Donc Conan Doyle, le père de la rationalité… était un spirite.

 

Alors deux ans plus tard – on repart sur Lacan qui n’était pas spirite, je ne crois pas – Lacan ira jusqu’à dire dans La logique du fantasme[17], le 21 juin 1967 que « toute interprétation n’est que suggestion. Elle a ou non réussi, parce qu’elle a eu ou non son effet de discours. Mais cette interprétation est de l’ordre de la suggestion ». Et à la fin de ce séminaire, il soulignera que « tout discours a un effet de suggestion. Il est hypnotique. Il est toujours endormant, sauf quand on ne comprend pas. Alors là, il réveille. » Donc il y a un étrange retour à la puissance de la suggestion dans la psychanalyse. « L’inconscient c’est ça » dit-il dans le moment de conclure le 10 janvier 1978. Il dit : « On a appris à parler et que de ce fait, on s’est laissé par le langage suggérer toutes sortes de choses. »

 

Donc la question de la suggestion et de l’hypnose, on croyait en être débarrassé et on s’aperçoit que ça revient par la fenêtre. Donc on n’est pas plus avancé. Sauf que… sauf qu’il y a quand même une possibilité de le penser, c’est justement par l’intermédiaire des discours. Et c’est là-dessus que je vais maintenant essayer de discuter, de parler un peu. Et si transfert, suggestion, etc. il y a, c’est parce qu’il y a mise en place d’un discours. Est-ce que vous en avez entendu parler des discours sociaux de Lacan ? Est-ce que quelqu’un vous a fait un cours là-dessus ? Thibierge peut-être ? Non ? Alors, de toute façon, on ne va pas trop s’étendre.

 

Ce que je voulais vous montrer… je vais essayer comme ça et puis si ça ne marche pas, tant pis. Lacan… je reviendrai plus rapidement, mais là où je veux arriver, c’est qu’en fait Lacan va construire quatre types de discours, en fonction de quatre places, qui sont d’abord… qui sont séparées. Qui sont la place de la vérité, la place de l’agent – pour l’instant on va faire simple, pour simplifier les choses – la place de la production, du travail – on va être simple – et puis ici, la place de la plus-value au sens de Marx, on dira que c’est le « plus de jouir », mais aujourd’hui on va rester ici, la plus-value, d’accord ? Et ces places sont reliées par des petites flèches, comme ça.

 

 

Et puis là-dessus, dans ces places-là, prennent place quatre éléments qui sont le sujet divisé (S barré), ce qu’on appelle les signifiants maîtres (S1), ce qu’on appelle les savoirs (S2), puis le a, qui est l’objet du désir.

 

SChéma 4 cours de Benoît Fliche du 06/10/2018

 


Et en fonction de ça, on va construire des discours. Maintenant, je vais construire le discours de l’hypnose devant vous. Alors je ne suis pas sûr, attention c’est un essai. Ne dites pas : ah oui le discours de l’hypnose c’est ça. Je vous propose ça, d’accord, en fonction de tout ce que j’ai dit aujourd’hui.

 

D’abord si on suit… [interruption puis résolution d’un problème technique]. Allez, cinq minutes d’attention. Je voulais quand même arriver là-dessus, donc faites-moi plaisir s’il vous plaît [rire]. C’était ma petite découverte.

 

Alors – et ensuite je vous laisse tranquilles – on peut dire d’abord, si on lit Lacan, etc., que l’on est en présence d’un objet a qui a un effet, on l’a vu avec l’induction etc., etc.… On peut dire sans trop de mal que l’objet a est en position d’agent. Donc on va le mettre à la place de l’agent, c’est-à-dire, ici en haut. On peut dire aussi sans mal que le sujet, le patient, lui est en position de production. Il est là, c’est lui qui pédale, on est d’accord ? On le met ici (S barré). Alors qu’est-ce qu’il fait ? il se remémore des choses, des évènements, le texte. Lacan parle de texte. Il se remémore ce qui le constitue, les signifiants qui le constituent (S1). Tout ça repose, on l’a vu, je vous en ai parlé, sur cette histoire de confiance, de position d’être en vérité, de ce moment clé où le thérapeute, le praticien doit se poser comme un être en possession de la vérité, avec un savoir surtout. Donc on peut mettre S2 ici. Je pense que je n’ai pas trop triché là, ça va ? ça vous va ? Bon.

 

 

SChéma 5 cours de Benoît Fliche du 06/10/2018 

 

 
Eh bien ce discours, c’est le discours de l’analyse. C’est-à-dire que le discours de l’hypnose et le discours de l’analyse, c’est le même. C’est embêtant. C’est le même. Et on comprend dès lors la difficulté dans laquelle nous sommes depuis le début. Et quand Freud dit « on gère l’héritage ». Oui, on gère l’héritage effectivement, puisque c’est la même chose. Sauf que… il y a une différence, qui ne se voit pas au niveau de la structure ici : c’est que S2 et a ne trouvent pas la même incarnation. Alors S2, vous voyez bien, le praticien s’il est là, s’il est en S2, il a une action directe sur le sujet. Et l’action est directe. C’est ça l’hypnose : avoir une influence, une action directe non médiatisée. Et il passe pour ça, par l’exercice de l’induction qu’est la manipulation de l’objet a. C’est ce que dit Lacan quand il dit que c’est une suggestion dirigée. La différence entre le discours de la psychanalyse de Lacan et le discours de l’hypnose, ça ne tient pas à une différence de structure, mais ça tient à la différence, je dirais, de fonction et donc de place que vient occuper – allez je vais être très très provocateur – le chamane, donc l’hypnotiseur ou le psychanalyste. Le psychanalyste, dans le discours de l’analyse, il est où ? C’est quoi l’analyste dans un discours de la psychanalyse ? C’est l’objet du désir. Donc il est là, il est en haut. Il n’est pas du tout en S2. En S2, ce sont les savoirs supposés, ce sont les savoirs que nous supposons quand nous allons voir un psychanalyste. On le suppose savant, sachant. Ce sont tous les savoirs supposés. Vous voyez, donc ce n’est pas le même objet a, en fait. Le psychanalyste travaille comme objet a, là où justement… donc il fait de lui-même un objet a, là où l’hypnose détache l’objet a et le fait travailler… Vous avez compris ce que je veux dire ? C’est-à-dire qu’on a la même structure de transfert, exactement la même structure, mais ça diffère du fait qu’en a – je me répète un peu là– en a, vous avez le psychanalyste et en S2,vous avez le praticien de l’hypnose. Voilà, elle est là, la différence. Mais sinon, c’est le même discours.

 

 

Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP

Retranscription faite par : Ariane Chassagnette

Relecture faite par : Marie-Charlotte Dubrey




[1] « L’efficacité symbolique », 1949 : l’ethnologue Claude Lévi-Strauss y relate comment un chamane maîtrise un accouchement difficile au moyen d’incantations.

[2] Léon Chertok (1911-1991) : psychiatre français spécialiste de l’hypnose et de la médecine psychosomatique.

[3] Frantz Polgar (1900-1979) : psychologue hongrois, praticien de l’hypnose, qui a travaillé avec Freud pendant 6 mois en 1924.

[4] Freud, Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, 1914.

[5] Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921.

[6] Hippolyte Bernheim (1840-1919) : médecin neurologue français, spécialiste des questions de suggestion et d’hypnose.

[7] Moïque : relatif au moi freudien.

[8] Lacan, Séminaire XI -Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964.

[9] Lacan, Écrits techniques de Freud, 1953-1954.

[10] Didier Anzieu (1923-1999) : psychanalyste, professeur de psychologie.

[11] Isabelle Stengers (née en 1949) : philosophe belge spécialiste de la philosophie des sciences.

[12] L. Chertok & I. Stengers, Le cœur et la raison, L’hypnose en question de Lavoisier à Lacan, 1989.

[13] Lacan, Séminaire V – Les formations de l’inconscient, 1957-1958.

[14] François Roustang (1923-2016) : philosophe, ancien psychanalyste et ancien jésuite, s’étant beaucoup intéressé à l’hypnose et devenu hypnothérapeute.

[15] Michel de Certeau (1925-1986) : prêtre jésuite, philosophe, théologien et historien.

[16] Lacan, Séminaire XII – Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 1964-1965.

[17] Séminaire XIV – La logique du fantasme -Lacan (1966-67)