Catherine Parquet : Compte rendu des visites chez les tradipraticiens

Les rencontres avec trois guérisseurs de la médecine traditionnelle ont été organisées dans le cadre des échanges cliniques autour de la maladie mentale initiés par le Groupe de Cotonou depuis 2009.

 

Au cours de notre séjour en octobre 2015, nous somme allées, avec Anne Sophie Warot, à la rencontre des tradipraticiens au cœur des villages dans la région d’Abomey, la capitale historique du Bénin. Nous avons été accompagnées par  Gilles Aïzan, psychologue d’Expertise France qui a bien voulu négocier ces rencontres,  nous présenter et servir d’interprète, avec patience et courtoisie.

Ces échanges donnent un aperçu succinct de la représentation et de la prise en charge des maladies mentales dans l’espace traditionnel. Ce que nous avons pu en comprendre  reste à interpréter avec prudence, en tenant compte des imprécisions inévitables dues à la traduction simultanée en français et aux malentendus inhérents à la communication et aux différences culturelles.…

Ces praticiens ne nous sont pas totalement inconnus cependant, nous les avons déjà côtoyés furtivement dans notre enfance africaine et plus tard dans nos lectures mais ils nous surprennent de n’être plus tout à fait les mêmes, en place d’interlocuteurs, soucieux de notre intérêt. Le discours est certainement « adapté » à notre demande et à la situation mais conforte le constat de l’impact de la tradition dans le milieu rural et sa résistance dans la structure sociale et culturelle béninoise, malgré les aléas de « l’évolution moderne » et les errances urbaines consécutives. Notre expérience est brève et il est difficile de cerner l’importance de toutes les informations reçues, objectives et subjectives, manifestes et voilées, sinon à  en retenir la multiplicité des références qui concernent la psychopathologie béninoise.

Les tradipraticiens  que nous avons rencontrés sont éloignés de la ville, attachés à un ou plusieurs villages. Notre taxi, on pourrait dire le taxi du Groupe de Cotonou, expert en routes urbaines diverses et chemins étranges a dû lui-même s’y prendre à plusieurs fois pour trouver ces villages. Les échanges ont duré longtemps et nous  sommes revenus à la  tombée de la nuit, secoués sur les chemins de latérite qui sillonnent  la brousse.

Nous sommes tombés ainsi de façon imprévue, au détour d’une erreur d’orientation,  sur un marché voué aux rituels vaudous1. Il serait inutile de décrire ce qui pour nous est incompréhensible dans cet amoncellement d’objets hétéroclites dont nous ne savons rien, en dehors de l’étonnement non dénué d’effroi qu’ils suscitent.

Notre présence incongrue et notre regard obligatoirement indiscret devant ce réel exposé crûment, questionnent soudain sur nos propres emprises et croyances. Que pouvons- nous en dire sans que ce soit décrypté par un adepte qui saurait en parler, traduire…

 

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Première rencontre : Adahounda est une thérapeute traditionnelle assez âgée,  formée  par son père. Elle forme également sa fille qui lui succédera. Elle tient un « Centre de santé psychiatrique…», nom inscrit ainsi sur le mur de la concession et reçoit une trentaine de malades mentaux, en général amenés par la famille. Nous avons posé des questions sur les patients et sur les symptômes les plus courants.

Elle cite trois sortes de manifestations pathologiques :

1/Se réveiller et se mettre à « délirer » ce qui se traduit par des insultes adressées à l’environnement proche.

2/ Etre en proie à des crises de violence (agitation, insomnie, vandalisme, agression physique mais aussi briser les jarres, les biens communs, déchirer les pagnes)

3/Déchirer ses propres vêtements ou dénouer son pagne, se mettre nu et s’en aller dans la rue.

En dehors de la violence, commune à bien des pathologies, les manifestations spécifiques qui consistent à déchirer ses vêtements, dénouer son pagne, sortir nu, briser les jarres sont relevés avec insistance et semblent être une entorse significative à la norme…quelque chose se voit, à défaut de se dire ?

Adahounda utilise les plantes et elle dit choisir avec soin la potion mais ne nous précise pas quels symptômes elle traite, les critères de choix ni de quantité. (La traduction simultanée ne permet pas de tout traduire surtout pour les noms de plantes…).  Il s’agit de réguler un désordre comportemental que ce soit de l’agitation, un délire ou de la violence. Il semble que la dimension du délire ne soit pas spécifiquement identifiée ni renvoyer à une a définition psychiatrique précise mais plutôt rangée du côté  du trouble comportemental,  surtout mesuré par l’écart  à la norme sociale.

Quand le patient est guéri, la résolution de la pathologie doit être ponctuée et légitimée par un rituel. Il y a un autel vaudou dans le village. Les parents sont appelés. On sacrifie un animal mais surtout on accompagne de paroles, certainement incantatoires qui protègent le patient à son retour chez lui. Un espace sécurisé serait ainsi créé.

 

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Le deuxième tradipraticien, Dannon Alodedjo est président de l’association de la médecine traditionnelle qui est organisée par quartier. Il nous explique quelques points de l’organisation des guérisseurs  appelés bokonons2. Il y a 7 membres par quartier. Les praticiens utilisent plusieurs techniques, les amulettes, les fétiches, la mantique du Fa3 pour connaitre l’origine de la maladie et conjurer les mauvais sorts. Au sein de cette association, il existe des techniciens qui utilisent différents procédés et peuvent être spécialistes d’une méthode. Dannon Alodedjo les utilise toutes. C’est en quelque sorte un multipraticien reconnu…

Il nous donne des explications sur les fétiches et les divinités du Vaudou mais nous n’avons pas bien cerné les rapports entre eux. Il existe des fétiches vaudous de protection, soit pour la guérison soit pour chasser le mauvais sort. Il peut exister de nombreux types de fétiches au sein du Vaudou. Pour avoir un fétiche il faut être formé, être lié à ce fétiche, connaitre son rôle, les interdits, les rituels  pour assurer l’efficacité de la protection. L’accord avec ce médiateur représenté par le fétiche est donc très encadré.

Le bokonon fait souvent appel au Fâ, un langage codé médiateur entre les divinités et les hommes. Les cauris, les noix de colas, un chapelet de graines, s’utilisent avec des paroles incantatoires et des louanges adressées au fétiche. Les cauris ou les noix de colas jetés comme des dés, se lisent selon leur position et leur disposition entre eux. L’interprétation est réalisée selon des connaissances précises, réservées aux initiés. On peut déceler dans la réponse du Fâ la nature du mal, l’origine de la maladie mentale, si elle est provoquée ou naturelle.

Souvent, les gens viennent consulter avant d’aller à l’hôpital. Les consultations, précise Dannon Alodedjo ne sont pas conduites avec la famille car on ne peut pas garantir la sérénité familiale ni la protection du patient, les causes essentielles d’envoûtement étant la jalousie ou l’envie, au sein même de la famille, élargie ou non. Quand la maladie est provoquée, il faut rompre le lien avec la source, grâce au sacrifice.

La question des voix semble être naturellement associée à l’intervention d’un esprit et non pas spontanément à un délire. Le bokonon identifie cette forme d’hallucinations comme provoquée. C’est un esprit qui commande le patient. En effet, l’esprit doit passer par quelqu’un pour  être entendu. Le fétiche choisit parmi les adeptes, mais si le message est urgent, il peut arriver qu’une personne non initiée soit choisie par le Vaudou hors cérémonie. La normalité c’est de penser que les voix sont en relation avec les esprits et de considérer certains rêves comme prémonitoires.

Le bokonon ajoute que la voix qui menace, peut avoir le pouvoir de nuire si elle n’est pas obéie. Mais il dit aussi que les gens qui « ont des voix », peuvent éviter d’en  parler. Mais nous ne savons pas où se situe la crainte. Crainte des représailles de la voix ou crainte d’être choisi par le Vaudou et d’être ensuite initié, ce qui ne semble pas de tout repos ?

A la question de la différence entre une voix qui attesterait d’une maladie mentale ou d’une voix messagère, le thérapeute répond que l’identification de la voix est révélée en interrogeant le Fâ et en observant le comportement du patient.

 

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Le troisième est un prêtre des chrétiens célestes, habillé tout de blanc, connaissant très bien les plantes et rejetant la sorcellerie vaudou. Mais s’il ne croit pas aux esprits, il croit au diable et a une conviction de la toute-puissance thérapeutique de la prière. Il connait les vertus des plantes et les étudie objectivement, presque scientifiquement mais leur prête aussi un pouvoir « autre », transmis par Dieu.

 

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Tous les tradipraticiens rencontrés font la différence entre les maladies naturelles et les maladies provoquées, c’est-à-dire générées par un mauvais sort…un envoûtement. Il semble que ce soit la manœuvre sorcière qui soit le plus souvent retenue face à la maladie « naturelle ».

Beaucoup de manifestations pathologiques semblent essentiellement s’exprimer par la violence, l’agressivité envers les proches mais aussi les objets, l’insomnie ou un comportement d’errance, ce qui a été évoqué au cours du colloque comme « voyage pathologique ». On nous a peu parlé de dépression ou de retrait.

Pourtant, certains patients rencontrés au cours de nos visites dans les villages  nous ont donné l’impression, d’être isolés dans leur monde, absents ou tristes.

Les soins se déclinent entre thérapies par les plantes, isolement éventuel et rituels mais l’écoute du patient n’est pas au cœur de la thérapie. Si le bokonon, Dannon Alodedjo a un abord thérapeutique plus large du fait de sa fonction, que la tradipraticienne Adahouda et s’il prend plus le soin d’accompagner son patient avec des paroles rituelles et des conseils, il traite la maladie mentale du patient par l’interprétation du Fâ et son message transcendant. L’histoire du patient entre dans le cadre précis de la nomenclature proposée, soit par le Fâ, soit par d’autres critères culturels. La maladie est un signe de désorganisation et l’intervention du thérapeute est de remettre de l’ordre ; elle serait presque « contrenature ». Il existe bien un savoir caché mais il n’appartient pas à celui qui consulte, semble-t-il.

Les  thérapeutes sont des gens instruits d’un savoir objectif, (les plantes) et dépositaires d’un savoir d’initié puisqu’ils sont habilités à négocier avec un tiers spirituel un savoir sur le destin.

Les paroles incantatoires et les proverbes sont des messages à but thérapeutique.

Une parole est donc adressée au patient. Cette parole qu’elle soit sous forme d’incantation ou de proverbe est censée être active. Le rituel a pour office d’annihiler la source du mal,  dans le cas de la maladie mentale provoquée. Il « coupe », selon les mots du Bokonon et organise, ouvre un espace sécurisé dont il se fait le garant. La réponse donnée via l’officiant par une instance divine est une prescription. Le patient part d’ailleurs avec une ordonnance où sont inscrites les lettres du Fâ.

 

 

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La représentation de la psychopathologie béninoise oscille entre les références  du Vaudou en priorité (il y a une multitude de religions qui peuvent avoir des pratiques différenciées, selon qu’elles s’allient avec le Vaudou ou non) et celles de la psychiatrie officielle, voire du DSM.

Le mauvais sort est souvent incriminé dans les cas cliniques aussi bien dans les consultations des psychologues formés à l’université que chez les thérapeutes traditionnels. La subjectivité du patient est rarement prise en compte. Son histoire est moins singulière que groupale. Il est un maillon de la chaîne des générations et traité comme tel.

A la question de l’échec thérapeutique, tous confirment que les maladies mentales qui ne sont pas soignées concernent essentiellement les toxicomanies. La raison de cette résistance particulière de la toxicomanie, symptôme addictif moderne mais tout aussi important en Afrique n’a pas été explicitée. C’est un point de résistance qui  nous étonne.

On peut se demander quel est le pourcentage de maladies dites provoquées, c’est-à-dire dont la cause est attribuée à un tiers par rapport à une maladie dite naturelle ?

 

Les échanges cliniques qui ont ponctué les rencontres initiées par le Groupe de Cotonou permettent de voir émerger chez chacun le désir d’articuler les différentes références conceptuelles et thérapeutiques sans les opposer ni les faire fonctionner dans le clivage ; ce qui pourrait s’apparenter à une accumulation de connaissances sans lien entre elles mais nous ne savons pas comment les psychiatres et les psychologues voyagent à travers ces savoirs et quels passages ils opèrent.

Tous ces mondes qui se côtoient et semblent quelquefois si perméables sans pour autant être articulés ensemble posent question. Entre subjectivité et conviction de l’origine extérieure de toute  pathologie mentale, comment opère l’économie  psychique du sujet pris dans le groupe, la famille, le lignage et les effets de la mondialisation ?

 

Et comment tout cela s’articule ou pas ?

 

Catherine Parquet

  

Notes

 

1-    Vaudou est le terme occidentalisé et employé le plus couramment mais le terme initial est Vodoun ou Vodou

2-Bokonon – guérisseur initié. Boko veut dire en mina « celui qui lit la poussière des morts » (« La  parole de la forêt initiale »-  Tobie Nathan, Lucien Hounkpatin, ed. Odile Jacob)

3-Le Fâ est une science divinatoire utilisée dans le golfe du Bénin par les populations en prévision de l'avenir ou lorsqu'ils sont sujets à des difficultés. Il est dit et pratiqué par le "babalao" chez les Yoruba ou le "bokonon" chez les Fon et Guen. Le Fa est une entité qui fait appel à 16 signes appelés DU et qui à leurs tours donnent naissance à 256 autres signes. Selon Pierre SAULNIER qui s'est inspiré de Bernard MAUPOIL dans "La géomancie à l'ancienne côte des esclaves", le Fâ viendrait de Perse, par l'Egypte, d'où il aurait migré d'une part vers Madagascar et d'autre part vers la ville sainte d'Ifê au Nigéria. "C'est de cette région qu'il aurait gagné les côtes du Bénin et du Togo actuels" Sma, dans "Vodun et destinée humaine".

Chaque consultation du Fa met en exergue chacun de ces signes qui véhiculent une littérature, une éthique, du spirituel et un savoir thérapeutique.

Pratiques coutumières : L'accès au fâ pour en devenir praticien se fait par compagnonnage mais ce compagnonnage fait appel à plusieurs étapes où on retrouve des rituels selon les échelons à gravir. .