Miroslav Volf : Le défi du fondamentalisme protestant

Miroslav Volf, professeur de théologie systématique au Fuller Theological Seminary, à Passadena (Californie), enseigne également la théologie et l'éthique à la faculté de théologie évangélique d'Osijek, en Yougoslavie. Né en Yougoslavie le 25 septembre 1956, il a étudié la théologie et la philosophie dans son pays natal, aux Etats-Unis et en Allemagne. Il a obtenu son doctorat en théologie à la faculté de théologie évangélique de Tübingen. Il était tout récemment encore rédacteur et collaborateur régulier du mensuel chrétien croate Izvori. Il a publié de nombreux articles, surtout en théologie politique et économique et en ecclésiologie.
Mentionnons parmi ses ouvrages : Zukunft der Arbeit ­Arbeit der Zukunft. Der Arbeitsbegriff bei Karl Marx und seine theologische Wertung, Munich-Mayence, Chr. Kaiser/ Grünewald, 1988 ; Work in the Spirit. Toward a Theology of Work„ New York, Oxford UP, 1991.
Adresse : Universite Tübingen
Evang. Theol. Seminar
LiebermeisterstraBe 12
D-74 TÜBINGEN 1 (RFA)

 

I. INTRODUCTION

Tout le monde reconnaît un fondamentaliste quand il en voit un. C'est ce batailleur — beaucoup moins souvent cette batailleuse — à l'esprit étroit qui refuse d'accepter un monde qui ne se conforme pas aux scrupules religieux de ses pieux arrière-grands-parents. Lui et ses amis sont des anges de lumière ; ses ennemis, des démons, des êtres de ténèbres ; et entre eux il n'y a rien. Il serait facile d'écrire une critique du fondamentalisme protestant, pas seulement de ses traits de caractère psycho-sociaux, mais aussi de son littéralisme biblique acritique, de sa prédilection pour l'individualisme capitaliste et une politique de droite. Mais cette critique aboutirait-elle à autre chose qu'à assurer les lecteurs que l'auteur n'est pas fondamentaliste ? Les fondamentalistes n'en tireraient à coup sûr aucun profit, car il est dans la nature et dans la mentalité du fondamentaliste de convertir toute critique sérieuse en confirmation de ses préjugés ; et les non-fondamentalistes n'apprendraient rien qu'ils ne sachent ou ne soupçonnent déjà. Aussi poserai-je simplement comme allant de soi que le fondamentalisme mérite la censure, et me concentrerai-je sur le défi qu'ont à relever aujourd'hui les Églises chrétiennes face au fondamentalisme protestant.

Durant quelques dizaines d'années, après la première controverse fondamentaliste-moderniste, parler du défi du fondamentalisme n'aurait suscité qu'un sourire amusé. Pour le Christian Century moderniste de la fin des années vingt, le fondamentalisme était sans avenir : « Tout le monde devrait se rendre compte, écrivait son éditeur, que le mouvement fondamentaliste est tout entier creux et superficiel » et qu'« il manque totalement de qualités de réalisation constructive ou de survie ». Aujourd'hui, nous savons mieux à quoi nous en tenir. Le fondamentalisme n'a pas seulement survécu mais prospéré. Au cours des soixante dernières années, il s'est régulièrement rapproché du centre de la scène religieuse protestante. Dans le même temps, les anciennes grandes dénominations protestantes libérales, qui, dans les années vingt, avaient gagné la bataille sur le fondamentalisme, perdaient rapidement des fidèles et, de manière progressive mais irréversible, se transformaient en dénominations marginales. On observe une évolution comparable dans les pays du Tiers Monde, où les chrétiens évangéliques conservateurs (fondamentalistes ?), surtout de type pentecôtiste, sont devenus la force protestante dominante.

Que cela nous plaise ou non, le mouvement fondamentaliste est devenu, presque paradoxalement, l'un des principaux moyens de transmettre et d'inculturer la forme protestante de la foi chrétienne dans le monde d'aujourd'hui. C'est, à mon avis, cette évolution religieuse et sociologique qui nous relance vers le défi du fondamentalisme protestant. Ce succès ne prouve naturellement rien — du moins pas en matière de religion. Mais les chiffres ne sont pas seuls à parler pour le fondamentalisme. Malgré tous ses traits désagréables, ce n'est pas une secte hétérodoxe ; il entre encore dans les paramètres de ce qui est reconnaissable comme chrétien. L'expansion du fondamentalisme comme mouvement orthodoxe et le déclin parallèle des grandes Églises protestantes invitent à une sérieuse réflexion théologique quiconque s'intéresse à la foi chrétienne en tant que religion vivante, et pas seulement en tant qu'édifice théorique. Je traiterai de ce défi du fondamentalisme protestant après avoir donné un aperçu historique de sa montée.

Mais, auparavant, un éclaircissement terminologique s'impose. Ces dernières années, on s'est servi du mot « fondamentalisme » pour désigner tout mouvement religieux traditionaliste militant. Je ne suis pas sûr que cet emploi général du terme soit utile. Il crée certainement une confusion en tendant erronément à mettre dans le même sac tel « fondamentalisme » (disons le fondamentalisme protestant de Jerry Falwell) et tel autre « fondamentalisme » (disons le fondamentalisme islamique de l'ayatollah Khomeini). Le terme a son origine dans les controverses théologiques protestantes du début du siècle aux Etats-Unis. On peut le faire remonter à la publication d'une série de douze brochures défendant les « fondements de la foi » — tels l'autorité de la Bible, la naissance virginale, la divinité et la résurrection de Jésus Christ — contre le « libéralisme » ou le « modernisme ». La série s'intitulait The Fundamentals. A Testimony to the Truth (1910-1915). Lui gardant son sens historique, j'emploierai le terme de « fondamentaliste » pour désigner « un chrétien évangélique militant dans l'opposition à la théologie libérale dans les Eglises ou aux changements des valeurs culturelles ou morales, comme ceux qui sont associés à "l'humanisme séculier" ». Cette définition de George Marsden, chef de file du fondamentalisme américain, est certes peu précise. Mais le phénomène lui-même n'a pas de contours nettement tranchés. Je ne pense pas tant aux différentes sortes d'évangélisme, avec leurs versions fondamentalistes respectives, qu'aux divers degrés et secteurs possibles de militantisme. La démarcation entre un fondamentaliste protestant intolérant et un conservateur courtois est flottante. Sans aucun doute, on peut et l'on doit tracer entre eux une ligne... mais il faut un fondamentaliste pour savoir où exactement.

 

II. STRATÉGIE DE RÉSISTANCE

Historiquement, le fondamentalisme protestant fut une réaction religieuse tardive contre la modernité. Plus précisément, ce fut une réaction à la réaction du christianisme libéral à la modernité. Un livre d'un spécialiste du Nouveau Testament, J. Grescham Machen, de Princeton, qui est sans doute la meilleure expression du programme théologique fondamentaliste, le suggère par son titre : « Christianisme et libéralisme », 1923. Dans la section historique de cet article, je prendrai Machen comme « le fondamentaliste type ». Cela n'est peut-être pas juste, dans la mesure où il déteste être qualifié de « fondamentaliste ». Mais, en fait, on a fini par le considérer comme « le plus éminent porte-parole de la coalition fondamentaliste ».

« Les inventions modernes et l'industrialisme qui s'est édifié sur elles, proclame Machen, nous ont donné, à bien des égards, un nouveau monde où vivre » (p. 3). Cependant, ce nouveau monde serait impensable sans une nouvelle science. L'un des traits essentiels de la méthode scientifique moderne est son présupposé défavorable envers la tradition : « Tout héritage du passé doit être soumis à une critique inquisitrice » (4). La foi chrétienne se fondant par définition « sur l'autorité d'un âge révolu », la question se pose de savoir « si une religion du ler siècle » (4). Pour les théologiens libéraux, la réponse, implicite ou explicite, était « non ». Le projet théologique libéral était de repenser toute la foi chrétienne en cherchant dans les expressions anciennes de cette foi les « principes de religion » transhistoriques qui contenaient « l'essence du christianisme » (6).

De l'avis de Machen, la stratégie libérale pour se défendre des attaques de la culture moderne présentait une double faiblesse. D'abord, il est inutile d'abandonner à l'ennemi les « défenses extérieures » (doctrines bibliques) pour se retrancher « dans quelque citadelle intérieure » (essence du christianisme), car, même là, l'ennemi vous poursuivra. La science profane moderne ne reconnaît aucun interstice où les chrétiens pourraient, en toute sécurité, cacher leur croyance en Dieu. Dans le conflit intellectuel avec la science, il n'y a rien à gagner à faire des concessions (6). Ensuite, les concessions qu'étaient disposés à accorder les théologiens libéraux pour sauver la foi chrétienne équivalaient à la nier totalement. Le libéralisme n'est plus cette « grande religion rédemptrice qu'on a toujours vue dans le christianisme », mais « un type de croyance religieuse tout à fait différent » (2). A l'origine de cette « religion moderne non rédemptrice », il y a le « naturalisme » : « le refus de toute intervention de la puissance créatrice de Dieu (en tant qu'on la distingue du cours ordinaire de la nature) en ce qui concerne l'origine du christianisme » (2). Si l'Église devait devenir libérale en ce sens, alors le christianisme « périrait et disparaîtrait de la terre » (8). Couplée à la crise culturelle qui suivit la Première Guerre mondiale, cette ferme conviction qu'on combattait « un évangile différent » donna une férocité particulière à la guerre sainte des fondamentalistes.

Les fondamentalistes avaient un double programme. D'abord, le renouveau spirituel des individus. « Nous espérons pouvoir montrer ce qu'est le christianisme, écrivait Machen dans l'introduction à Christianity and Liberalism, afin d'amener les hommes à se détourner des éléments faibles et misérables et de recourir de nouveau à la grâce de Dieu. » Car, seule, la grâce de Dieu peut « apporter la lumière et la liberté » (16). Mais Machen ne pensait pas seulement à la lumière et à la liberté pour « l'homme intérieur », pour employer l'expression dont usait Martin Luther pour situer l'expérience du salut. La « nouvelle Réforme » (16) annoncée par les fondamentalistes comportait un renouveau moral de la société moyennant le renouveau spirituel de ses membres. Tel était le second élément du programme fondamentaliste. Les fondamentalistes étaient convaincus que l'authentique foi chrétienne est seule capable de « restituer à l'humanité quelque chose de la gloire du passé » (15), quelque chose que la culture moderne, avec son matérialisme scientifique, son utilitarisme éthique et la menace du socialisme politique, lui ont dérobé. Les fondamentalismes voulaient ressusciter « l'Amérique chrétienne », une société cimentée par les valeurs chrétiennes (protestantes). (Cela s'appelait aussi « sauver l'Amérique » !).

Les fondamentalistes croyaient fermement que la voie du renouveau des individus et de la société passe par le renouveau de la théologie. Puisque l'« évangile différent » prêché par les libéraux avait causé le malaise des Églises et la détérioration de la société, la tâche d'un théologien chrétien devait être de réaffirmer les « fondements de la foi chrétienne » (18). Christianity and Liberalism de Machen est composé en majeure partie d'oppositions entre les doctrines bibliques et les affirmations théologiques du libéralisme. La Bible exalte « la redoutable transcendance de Dieu » ; le libéralisme donne le nom de Dieu au « cours du monde » (62). La Bible enseigne que « l'homme est un pécheur soumis à la juste condamnation de Dieu » ; le libéralisme croit que « sous l'extérieur ingrat de l'homme... il nous faut découvrir assez de sacrifice de soi pour y fonder l'espoir de la société » (64). La Bible proclame en Jésus Christ l'objet divin et humain de la foi ; le libéralisme y voit un exemple humain de foi (113). Le message central de la Bible est le rachat de la culpabilité du péché par le sacrifice expiatoire du Christ, Fils de Dieu ; le libéralisme enseigne que les humains se sauvent eux-mêmes de leur pesanteur en faisant le bien (117). Un « missionnaire chrétien » prêche le salut des âmes humaines par l'œuvre rédemptrice du Christ ; « le missionnaire du libéralisme chercher à répandre les bienfaits de la civilisation chrétienne » (156).

L'impulsion majeure qui anime le fondamentalisme américain est comparable à la force directrice de la néo-orthodoxie européenne : c'est la critique de l'adaptation théologique libérale à la modernité, à partir de la redécouverte de la « redoutable transcendance » de Dieu et de l'action salvifique de Dieu pour l'humanité pécheresse. L'accent mis sur la Bible en tant que Parole de Dieu fait, dans les deux mouvements, partie intégrante de cette redécouverte. Pourtant, les deux mouvements avaient une manière différente de comprendre la Bible, Parole de Dieu. Les fondamentalistes niaient la « présence d'erreur dans la Bible » (74), et cela devint le principe essentiel de leur système de croyance, le fondement des fondements. Le libéralisme, soutient Machen, s'appuie sur « les émotions changeantes des hommes pécheurs » (79) ; le christianisme authentique s'appuie sur la solide fondation d'une Parole de Dieu complètement inerrante. La bataille pour la Bible décidera de l'issue de la guerre entre la foi chrétienne et ses contrefaçons libérales.

 

III. MÉTHODE D'ADAPTATION

Le fondamentalisme protestant a été une réaction consciente contre la modernité. Mais seuls ceux qui ne savent mieux faire que d'écouter la rhétorique fondamentaliste prendront le fondamentalisme protestant pour une simple négation de la modernité.

Martin E. Marty, fin observateur de la scène religieuse protestante américaine, affirmait à juste titre que le fondamentalisme est « une réaction très moderne au modernisme ». La schizophrénie des fondamentalistes protestants en matière de modernité affleure, par exemple, dans leur usage sans retenue des techniques modernes telles que la radio, la télévision et les envois postaux en masse. Ils « ont "emprunté" la technologie de la modernisation avec tous ses égarements et en usent abondamment pour proposer des versions nostalgiques et simplistes du passé à titre de modèles pour l'avenir ». Malgré toutes ses polémiques antimodernistes, le fondamentalisme est moderne aussi à un niveau plus profond que les moyens dont il se sert pour communiquer son message. Je n'indiquerai que trois de ces traits modernes. Ce sont trois caractéristiques essentielles de la modernité.

Le premier trait est l'individualisme. Les fondamentalistes ont en commun avec une bonne part du protestantisme originel leur individualisme sotériologique. La point du message évangélique est de libérer l'âme coupable de la colère d'un juste Dieu. La religion biblique, affirmait Machen, « met l'individu face à face avec son Dieu » (153). L'Eglise est naturellement importante pour les fondamentalistes, mais seulement comme moyen de salut et d'édification des individus renés. Elle vient à l'existence par un acte de la volonté des individus qui la, composent. De même que, dans la philosophie sociale libérale, l'Etat se fondé sur un contrat (virtuel) des citoyens, de même, dans l'ecclésiologie fondamentaliste, l'Église se fonde sur l'« alliance » de ses membres. Les fondamentalistes adhèrent à ce qu'on pourrait appeler une « théorie contractuelle de l'Église ». Mais l'individualisme moderne, qui a remplacé les visions organiques traditionnelles des relations humaines, ne domine pas seulement l'ecclésiologie fondamentaliste. Elle fait aussi partie intégrante de sa philosophie sociale (qui n'a jamais été pleinement développée théologiquement). Machen ne fut pas le seul fondamentaliste à fustiger la « limitation [par l'Etat] du champ de la liberté individuelle » et à exalter « les grands principes anglo-saxons de liberté » (10, 15). Un « grand gouvernement » fait partie du plan de Satan pour la fin des temps. « L'individualisme... forme la chaîne et la trame de la Bible. »

Le second trait moderne du fondamentalisme est l'acceptation du rationalisme scientifique (inductif). Nonobstant son penchant pour les simplifications exagérées, le fondamentalisme n'est pas anti­intellectualiste ni antiscientifique. John Dewey avait certainement tort de prétendre que « le fondamentaliste en religion est celui dont les convictions en matière intellectuelle n'ont guère été touchées par les progrès scientifiques ». Lorsqu'ils polémiquent contre certaines théories scientifiques (comme la théorie de l'évolution), les fondamentalistes le font au nom de la science. Mais il s'agit d'une science de la modernité première, de type baconnien, fondé sur le sens commun. L'intérêt fondamentaliste pour la « vérité » scientifique est intimement lié à la persuasion que la foi chrétienne, comme le dit Machen, ne se fonde pas « sur le simple sentiment, sur un programme de travail, mais sur la relation de faits » (21). La foi chrétienne a un contenu cognitif bien défini, que la science peut confirmer ou contester. Religion et science se croisent et peuvent donc se heurter ; en matière de religion, les anti-intellectuels ne sont pas les fondamentalistes mais les théologiens libéraux, qui le nient.

Le troisième trait moderne du fondamentalisme protestant est le fondationalisme épistémologique, « l'opinion qui tient que la connaissance ne se justifie que si elle trouve les croyances "fondatrices" indubitables sur lesquelles elle s'édifie ». A la différence de Descartes, les fondamentalistes, évidemment, n'ont jamais prétendu avoir un fondement auquel on ne peut manquer de croire. La Bible, « le fondement des fondements », peut être mise en doute, comme le prouvent les efforts des fondamentalistes pour en attester le caractère divin. Mais la somme des propositions bibliques (qui sont toutes vraies, puisqu'elles sont la Parole de Dieu écrite) fonctionne tout à fait comme les croyances indubitables des premières épistémologies modernes : les « propositions fondamentales » de la Bible sont les pierres d'angle sur lesquelles repose l'ensemble de l'édifice théologique fondamentaliste ; les fondamentalistes accordent foi aux propositions bibliques ou aux justes déductions qu'ils tirent des propositions bibliques, à rien de plus et à rien de moins. (C'est, en tout cas, ce qu'affirme la théorie fondamentaliste. Dans la pratique, ils lisent, eux aussi, les documents du Ier siècle à travers les lunettes de leur culture — ou de la culture de leur arrière-grand-mère. Autrement, comment auraient-ils abouti à cette version individualiste de la foi chrétienne ?)

 

IV. QU'Y A-T-IL DE JUSTE DANS LE FONDAMENTALISME ?

Ainsi, le fondamentalisme protestant est à la fois une stratégie de résistance et une méthode d'adaptation à la modernité. Le combat entre « libéraux » et fondamentalistes ne se joue pas entre des « modernistes », en prise directe sur leur époque, et des « primitivistes », qui retournent à la Bible. si nous regardons ce qui se cache derrière la rhétorique des deux mouvements, nous découvrirons qu'ils souhaitent l'un et l'autre s'enraciner dans le christianisme primitif et mettre en question la culture contemporaine ; et, tout les deux, ils s'adaptent au monde moderne et réinterprètent le passé à la lumière de la situation actuelle (bien que les fondamentalistes le fassent plus instinctivement que consciemment). « Libéralisme » et fondamentalisme représentent deux manières très différentes d'inculturer la foi chrétienne dans le monde moderne. Nous savons presque intuitivement ce qui ne va dans la manière fondamentaliste — du moins, les non‑fondamentalismes le savent. Mais la question intéressante est de savoir ce qu'elle pourrait comporter de bon, et quel défi est aujourd'hui lancé aux Eglises chrétiennes, face au fondamentalisme protestant.

On peut analyser le fondamentalisme comme une lame de fond sociale ou comme un front populaire politique, comme l'expression d'un milieu socio-moral particulier. Mais quoi qu'il puisse être d'autre, c'est avant tout un mouvement religieux. C'est au moins la façon dont les fondamentalistes se regardent eux-mêmes. La seule chose qu'ils refusent obstinément de concéder à la modernité, c'est de reléguer la dimension religieuse de la foi chrétienne dans l'insignifiance. Le protestantisme conventionnel a souvent agi avec l'idée que l'« esprit moderne » est peu accueillant aux symboles religieux traditionnels. Aussi, les théologiens « libéraux » se sont-ils adonnés à la tâche de traduire systématiquement ces symboles en quelque chose qui soit plus au goût de la culture contemporaine.

Mais, trop souvent, les traductions se sont révélées de faibles échos des tendances culturelles dominantes dans le discours figuratif. L'effet obtenu a été exactement l'inverse de celui qu'on visait. Un manque total d'intérêt pour le message chrétien reformulé. Car, ainsi que l'observe Jeffrey Stout, « il n'y a pas pour la théologie plus sûre manière de perdre sa voix que d'imiter celle d'un autre ».

Les fondamentalistes se sont rebellés contre les imitations « libérales ». En cela, bien sûr, ils n'ont pas été les seuls. Mais, chez les protestants, leur protestation a été l'une des plus importantes. « Le libéral », écrivait Machen dans Christianity and Liberalism, est persuadé « que le christianisme mis en pratique est le tout du christianisme, le christianisme étant une simple façon de vivre ; le chrétien croit que le christianisme mis en pratique est le résultat d'un acte initial de Dieu » (155). La foi chrétienne, dans la perspective fondamentaliste, n'est ni une simple manière de penser le monde ni une manière de vivre dans le monde. Elle a des implications philosophiques et éthiques importantes, mais elle est irréductible à n'importe laquelle des lubies philosophiques ou éthiques. Avant toute autre chose, la foi chrétienne est une manière d'entrer en relation avec le Dieu qui a créé le monde et l'a racheté par le sacrifice expiatoire du Christ sur la croix. Ce Dieu chrétien est le « roc des âges » et le message sur ce Dieu vaut pour tous les temps. Quelque autre programme, noble ou moins noble, qu'aient pu avoir les fondamentalistes, leur concentration sur le message spirituel n'était pas seulement théologiquement correcte, elle manifestait une affinité avec la culture moderne beaucoup plus grande que ne l'auraient laissé supposer les critiques fondamentalistes.

 

V. QU'EST-CE QUI PÊCHE DANS LE FONDAMENTALISME ?

Le Dieu de la Bible, « roc des âges », voilà ce qu'il y a de bon dans le fondamentalisme protestant. Ce qui pêche, c'est la manière de formuler et de communiquer ce message : son exclusivisme militant. Le phénomène du fondamentalisme, avec ces dimensions positive et négative, soulève une question théologique de fond : est-il possible de parler de la réalité ultime et de ses droits sur le monde d'une manière non fondamentaliste ? Le problème est réel. Il n'est pas difficile de voir pourquoi un fondamentaliste — et, à vrai dire, n'importe quelle personne religieuse — désire parler du « roc des âges » avec une absolue certitude : si le « roc inébranlable » ne doit pas, à la fin, se révéler tout simplement du « sable mouvant » (pour reprendre les termes d'une hymne évangélique connue), il faut que mes énoncés de foi sur le « roc » soient aussi solides que le roc même. La raison en est simple : pour moi, le « roc » est ce que j'en crois, parce qu'il ne m'est accessible qu'à travers mes énoncés de foi.

Mais, les énoncés de foi religieuse doivent-ils être ou « indubitables » ou « douteux » ? Ce sont là les deux seules options pour les fondamentalistes. Une troisième option, la seule vraiment chrétienne, est la certitude de l'espérance. Parce que les chrétiens sont un peuple en marche vers sa destinée finale, ils ne peuvent avoir la connaissance de ceux qui sont déjà parvenus au terme. Traiter les croyances sur la réalité définitive comme définitives elles-mêmes serait confondre la situation de marcher sur la route et celle de toucher au but, autrement dit, se serait embrasser une forme épistémologique d'eschatologie surréalisée. Tant que nous ne verrons pas le Dieu Trinité face à face, il nous faudra porter notre trésor religieux dans des vases terrestres : dans des croyances provisoires, non moins que dans des corps éphémères (cf. 2 Co 4, 7).

Le caractère provisoire des énoncés de foi authentiquement chrétiens correspond à la nature de la pensée critique. Les résultats en sont toujours préliminaires. Si je ne veux pas accepter aveuglément les énoncés de la foi religieuse, je ne puis leur donner qu'un « assentiment intérimaire ». Cela n'implique pas nécessairement un défaut d'engagement. Parce que je donne bien mon assentiment aux énoncés de foi, je puis m'appuyer sur eux pour agir, je puis même fonder mon existence entière sur la réalité à laquelle (je présume) ils renvoient. Mais, parce que cet assentiment est provisoire, il me faudra rester ouvert à la possibilité que ces croyances se révèlent inexactes.

Cette ouverture en matière de croyances religieuses, qu'exigent à la fois le caractère de l'existence chrétienne et la nature de la pensée critique, convient au cadre pluraliste contemporain. Elle permet à la personne de s'ouvrir aux autres dans le dialogue, tout en affirmant ses croyances avec une (relative) certitude. C'est précisément de cette manière que les chrétiens devraient chercher à appliquer la Parole de Dieu aux problèmes de l'heure. Contrairement à l'Israël de jadis, l'Amérique d'aujourd'hui n'est pas « une nation soumise à Dieu », c'est-à-dire une nation qui, ou bien est apostate ou bien est fidèle à ,son Dieu, comme le souhaiteraient les fondamentalistes. Les Etats-Unis, comme les autres pays modernes, sont irréversiblement devenus une société où de multiples dieux reçoivent l'allégeance des gens. En situation pluraliste, les divers acteurs sociaux ne doivent formuler que des perspectives faillibilistes (bien que non relativistes) sur la vie sociale. Une vision chrétienne de ce qui est une bonne vie pour la société doit avoir le même caractère provisoire qu'ont les croyances religieuses en général.

La tâche théologique qui consiste à formuler le message chrétien sur la réalité ultime sous le mode pénultime semble facile, comparée à la tâche pratique de communiquer avec succès aux non-chrétiens le message ainsi formulé. Il est vrai, comme l'observe Philip Clayton, que « rien d'inhérent à la nature de la croyance religieuse n'exige que nous refusions une composante provisoire de l'assentiment religieux ». Nombre de chrétiens vivent avec des incertitudes qui touchent parfois au cœur même de leur foi. Mais, qu'ils soient capables de transmettre fructueusement une foi chrétienne vivante aux générations suivantes et aux non-croyants, la question reste ouverte. Une chose est sûre, s'ils manquent à cette tâche, l'avenir du christianisme protestant pourrait bien être entre les mains des fondamentalistes, les fondamentalistes purs et durs et les nouveaux fondamentalistes, qui ont mûri avec le temps. Les Églises non fondamentalistes se trouvent donc face à ce grand défi : trouver les moyens de transmettre avec succès le trésor qu'elles portent dans des vases de terre.

 

VI. EN GUISE DE CONCLUSION

Dans son fameux essai sur la Liberté (1856), John Stuart Mill déplorait la propension à l'intolérance des gens religieux. « Pourtant, l'intolérance est si naturelle à l'humanité dans tout ce qui lui tient vraiment à cœur que la liberté religieuse ne s'est pratiquement réalisée nulle part, sauf là où l'indifférence religieuse, qui déteste que sa paix soit troublée par des querelles théologiques, a mis son poids dans la balance.»

Les fondamentalistes protestants ont prouvé que Mill était trop pessimiste. Pour l'heure, ils semblent capables de combiner un vigoureux engagement religieux avec la claire affirmation de la liberté religieuse comme bien positif. Ce n'est pas un mince progrès pour des gens qui ont une réputation belliqueuse. Peut-être apprendront-ils aussi à formuler leurs croyances et leurs façons de voir la bonne vie en société d'une manière qui reconnaisse la nature provisoire de notre connaissance, ici et maintenant. S'ils le font, tout en veillant à conserver leur vigueur spirituelle, ils se transformeront en un mouvement de renouveau authentique, qui peut constituer pour toute l'Eglise un apport spirituel et théologique indispensable. Qu'ils cessent alors d'être fondamentalistes ne sera qu'à leur avantage. Et personne d'autre ne s'en inquiétera.

(Traduit de l'anglais par André Divault.)