Martin Marty : Le Fondamentalisme - Perspectives Théologiques

Martin Marty est titulaire d'une chaire d'histoire du christianisme moderne à l'université de Chicago, rédacteur en chef de The Christian Century et directeur (avec R. Scott Appleby) du Projet Fondamentalisme, mis en œuvre sous les auspices de l'Académie américaine des Arts et des Sciences. Il vient de publier The Noise of Conflict, qui fait suite à The Irony of It All; ce sont les deux premiers volumes de son Modem American Religion, University of Chicago Press, qui en comptera quatre. Le même éditeur doit publier cinq volumes de textes édités par Marty-Appleby sur le fondamentalisme ; le premier est paru sous le titre Fundamentalisms Observed.

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I. L'APPARITION D'UN OPPOSITIONNALISME FONDAMENTALISTE

Le trait théologique foncier des fondamentalismes modernes de type religieux — il y en a d'autres sortes — est l'oppositionnalisme. Le fondamentalisme, dans n'importe quel contexte, prend forme lorsque les membres de mouvements déjà conservateurs ou traditionnels éprouvent le sentiment d'une menace. Quelque chose ou quelqu'un, que ce soit la modernité ou le modernisme, la sécularisation de l'Occident, l'infidèle ou le Grand Satan, attaque leur culture, leur groupe, leur identité même. L'ennemi du dehors, le partisan du compromis ou le traître de l'intérieur, sont perçus comme les combattant. Ils ripostent.

La riposte, devenue principe constitutif, détermine les méthodes, les principes et le contenu de la théologie fondamentaliste, tout comme la formation du groupe fondamentaliste et sa stratégie politique. Sans doute les fondamentalistes ont-ils en commun avec les conservateurs, les modérés ou les libéraux, un amour positif des Ecritures et de la tradition; ce qu'ils possèdent en propre et qui les distingue, c'est une forme particulière d'oppositionna­lisme. Leur plan d'action est fixé par ce qui, selon leur sentiment ou leur calcul, exige leur résistance, par ce contre quoi ils doivent se battre, par leurs aversions et leurs antagonismes. Cet aspect de leur programme colore tout ce qu'ils font, y compris ce qui est ou paraît être des éléments positifs de témoignage ou de conduite.

Isoler l'oppositionnalisme, ce n'est insulter ni déformer aucun fondamentalisme. Les fondateurs des variétés les plus familières, celles qui naissent dans les « religions du Livre », où existe un canon facile d'accès qui peut servir d'autorité, ont annoncé leurs programmes originels comme des appels théologiques aux armes. Que la charte et le point de référence soient la Torah, le Coran (et son corollaire la charia) ou les Ecritures hébraïques plus le Nouveau Testament, le code de principes et de pratiques qu'on tire de ces textes est conçu de manière à être le plus efficace pour faire progresser l'oppositionnalisme.

Les lignes qui suivent développent cette thèse, fondée sur des conclusions provisoires reposant elles-mêmes sur l'effort le plus ambitieux accompli jusqu'ici pour étudier et comparer les fondamentalismes à travers le monde, celui que patronne l'Académie américaine des Arts et des Sciences. Les études comparatives ont pour risque inhérent la tentation d'amalgamer et de traiter en bloc des phénomènes fort divers. Mais, en compensation, leur avantage, qui résulte au premier chef de la raison d'être du comparatisme, est de permettre aux chercheurs de distinguer des éléments qui échapperaient peut-être si l'étude d'un phénomène ne portait que sur un seul cas. Ces deux phrases amènent à en écrire une autre : les fondamentalismes dans différentes religions n'ont nécessairement et inévitablement rien de commun pour ce qui est du substrat théologique. Chacun existe, entre autres raisons,

pour ses dirigeants et ses membres, en vue de créer une distance par rapport aux autres professions de foi et de susciter l'antagonisme à leur égard. Il existe sans doute un point de référence théologique commun entre Allah, Yahvé et le Dieu de Jésus Christ, mais les fondamentalistes seraient, dans les diverses communautés de foi, les factions probablement les moins enclines à reconnaître la validité d'une telle proposition ou à tenter l'expérience d'un témoignage ou d'un culte commun.

Faire de l'oppositionnalisme la marque distinctive d'une théologie, c'est risquer de violer ce que cherchent les anthropologues et qu'ils appellent « description des agents ». Ils veulent dire par là qu'un bon phénoménologue écoute attentivement et fournit un rapport fidèle, basé sur les perceptions et déclarations d'un acteur dans le groupe étudié. Il est improbable qu'un enquêteur interrogeant, disons, un membre d'un mouvement fondamentaliste protestant sur ses raisons d'en faire partie, s'entende répondre « Parce que nous percevons une menace sur notre identité profonde de chrétiens traditionalistes et que nous estimons nécessaire de réagir. » La personne interrogée répondrait plus vraisemblablement : « Parce que je suis "renée" ; j'ai trouvé Jésus, me suis repentie de mes péchés, j'aime Dieu et j'ai le désir de convertir le monde déchu, y compris vous ! » Mais, en même temps, le témoignage des membres et des dirigeants, né de l'occasion qui a provoqué leur mouvement, est tellement dans la logique de leur attitude antagoniste qu'il n'est pas injuste de se concentrer sur lui ; en fait, il éclaire tous les aspects de la théologie.

Dans ce qui suit, il ne sera pas fait mention des fondamentalismes qui ont pris naissance chez les radicaux et les extrémistes hindous, bouddhistes, néoconfucianistes ou autres religionnaires asiatiques, quoiqu'ils aient tous connu des « mouvements de type fondamentaliste ». L'accent est mis ici sur les « peuples du Livre » abrahamiques, hiérosolymitains. L'espace limité et ma familiarité avec le christianisme veulent que les principales illustrations soient tirées du fondamentalisme protestant prévalent, largement issu des États-Unis et du Canada dans les années vingt, et, dans une moindre mesure, des fondamentalismes catholiques subséquents. L'islam et le judaïsme apparaîtront surtout à titre de comparaison, mais on en traite ailleurs dans ce cahier.


II. LE REJET DE L'HERMÉNEUTIQUE

Le fondamentalisme, en tant qu'oppositionnalisme théologique, met nécessairement en tête de son programme des questions propédeutiques et prolégoménales. Elles ne constituent pas des formalités, une simple attente dans l'antichambre, près de la salle où se tiendra le discours théologique sérieux. Au contraire, ces questions sont aussi centrales pour le fondamentalisme que pour tous les autres mouvements théologiques.

Au tout début, donc, viennent les questions herméneutiques : la théologie moderne est marquée de fond en comble par l'herméneutique. Le fondamentalisme est une antiherméneutique. Les haredi ou ultra-orthodoxes de Jérusalem et les Gush Emunim, les militants du Bloc de la foi qui suivent à la lettre la révélation divine et la loi rabbinique, ont la même assurance que les fondamentalistes musulmans chiites d'Iran appliquant à la lettre la charia contre les transgresseurs des codes islamiques. Les membres catholiques de Communione e Liberazione en Italie, les lefebvristes en France et ailleurs et les fondamentalistes catholiques nord-américains et latino-américains qui expriment des sentiments d'amour-haine envers les fondamentalistes protestants, n'ont jamais entendu parler du réalisme du sens commun écossais et sont probablement, ou pensent être, héritiers de quelque version des traditions thomistes. Mais ils partagent avec les protestants l'affirmation qu'un texte, aussi difficile et mystérieux qu'il soit, parce qu'il est une révélation de Dieu, est accessible et n'admet qu'un seul sens.

Selon les conceptions fondamentalistes, les humains faillibles, fondamentalistes y compris, peuvent ne pas toujours savoir comment surmonter les apparentes contradictions d'un texte. Ils admettent n'avoir pas encore résolu toutes les difficultés entre eux. Mais l'idée que les symboles sont plurivalents, que les présuppositions apportées par les lecteurs colorent l'interprétation qu'ils en font, la conscience que l'interprétation de l'ensemble colore la façon de rendre chaque partie d'un texte et que chaque « passage » de l'Écriture doit être considéré à la lumière de l'interprétation de l'ensemble, tous ces éléments de base de l'herméneutique moderne glissent sur les fondamentalistes ou sont des sujets de résistance et d'opposition systématique.

Dans le cadre du fameux traitement de la critique ou de l'interprétation par Paul Ricœur, il y a plusieurs choix. Ou l'on perd la foi quand vient la critique. Ou bien le croyant — et l'on pourrait appeler cela l'option libérale ou la nécessité — ne croit qu'en interprétant, usant d'une « seconde naïveté ». Mais les fondamentalistes vivent d'instinct, ou choisissent de vivre, avec une forme de foi qui existe « en dépit de l'interprétation ». Tout le monde insiste, autour d'eux, sur le perspectivisme dans la lecture des textes ; tous les autres reconnaissent que, malgré tous les efforts de mise entre parenthèses phénoménologique auxquels se livrent les intellectuels raffinés, les convictions nées de l'expérience et que renferme la subjectivité humaine ne disparaissent jamais complètement. Elles contribuent à prédéterminer les lectures des textes dont vivent les communautés.

La théologie fondamentaliste dans l'école protestante classique est née à l'ombre du Séminaire de Princeton. De nombreux auteurs, notamment Ernest Sandeen et George Marsden, ont retracé l'influence d'une approche particulière qui fut si décisive pour la constitution du fondamentalisme que la plupart des fondamentalistes ne s'en rendent même pas compte. Selon les termes de José Ortega y Gasset, l'inductivisme baconien et le réalisme du sens commun écossais représentent les creencias fondamentalistes, des idées si familières qu'on ne sait pas qu'on les a; ce ne sont d'ailleurs pas des idées qu'on « a » mais des idées qu'on « est ».

En bref, l'inductivisme baconien combiné au réalisme du sens commun écossais n'est guère monnaie courante en philosophie dès qu'on s'éloigne des cercles intellectuels relevant du fondamentalisme protestant : les gens ordinaires qui font un usage ordinaire de leurs sens, soutient-il, peuvent acquérir une connaissance du monde réel, s'ils agissent de manière responsable. Avec lui, les protestants du XIXième siècle, dans une tradition qui vivait parmi les ancêtres du fondamentalisme, parce que extrêmement assurés de leur prise sur la vérité. Il ne leur fallait qu'une prémisse et, d'aucuns diraient, qu'un miracle : si Dieu est un Dieu d'amour et de vérité, il révélera l'intime de Dieu, nécessairement sous une forme accessible aux gens ordinaires qui ont des yeux, des oreilles et des sens. Dieu, déclare-t-on dès lors, a agi ainsi dans les Écritures canoniques. La tâche du théologien est donc de relier les « faits » historiques et littéraires de la Bible et de les ordonner systématiquement. On peut constater que, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres religions, le fondamentalisme est très rationaliste, quoique son rationalisme aille à l'encontre des rationalismes académiques post-Aufklärung les plus régulièrement soutenus.

Le fondamentaliste qui rencontre des herméneutes avérés est sidéré ou méprisant : comment se fait-il que vous lisiez, vous, le même texte que moi, et que vous ne parveniez pas à la même compréhension que moi ? Vous devez opérer avec la mauvaise foi qui caractérise le libéralisme et qui compromet ou altère la parole divine. Le fondamentaliste qui réagit ainsi le fait sans doute de bonne foi, avec un sérieux effort pour introduire ou, dirait-il, réintroduire les absolus de la Parole d'autorité sur le terrain théologique. Suivez ces lectures absolues et respectueuses du caractère d'autorité, dit le fondamentaliste, et nous pourrons nous mettre d'accord. Nous aurons contribué à clarifier la vie de la communauté croyante, à réduire les options qui s'y prennent. Il suffit d'un tant soit peu d'humour pour voir ce qui se passe dans de tels cas : le reste de la communauté théologique, les membres de la communauté croyante qui déclinent les invitations d'un parti fondamentaliste vivant en dehors d'elle, traitent ces affirmations de manière herméneutique; dès lors, le fondamentaliste, en éclairant la communauté et en réduisant les options, n'a fait qu'embrouiller les choses et en ajouter une de plus.

L'intuition antiherméneutique et l'attitude qu'elle entraîne sont une cause de frustration chez ceux qui voudraient engager une conversation théologique avec les fondamentalistes et chez ces derniers. Cette conversation n'a donc normalement cours que dans le cadre familial ou dans des confrontations entre factions ecclésiastiques et groupes de citoyens ; les fondamentalistes ont tendance à ne s'engager avec les non-fondamentalistes en théologie formelle que par l'intermédiaire de publications polémiques et presque jamais dans des rencontres ouvertes. C'est spécialement le cas si un discours veut être vraiment dialogal, avec le risque que cela implique : que tel ou tel change d'opinion. Que faire, demande le fondamentaliste, dans une conversation destinée à opérer des changements dans toutes les parties ? En somme, attendre un échange de témoignages, non un effort mutuel pour voir si et quand pourra s'établir un espace d'échange théologique.


III. LE REJET DU PLURALISME ET RELATIVISME

L'offensive contre l'herméneutique s'accompagne d'un deuxième aspect de l'oppositionnalisme fondamentaliste : la tendance à confondre puis à rejeter le pluralisme et le relativisme, comme si le fondamentaliste pouvait se tenir au-dessus de la masse et ne pas être victime de la pensée perspectiviste ou relativiste. Ce n'est pas à dire que les pionniers du fondamentalisme n'aient jamais été conscients du pluralisme. C'est en fait un trait tellement commun à tout ce qui passe pour de la modernité qu'il n'échappe à personne. Mais la conscience de sa présence comme d'une menace fut l'occasion d'une montée du fondamentalisme.

Le fondamentalisme différait, là encore, du traditionalisme, qui représentait l'ignorance du pluralisme, ou du conservatisme, qui était une sorte de distanciation passive de « l'autre », celui qui vivait dans une autre vallée, écoutait l'appel des cloches d'une autre église, et n'aurait constitué une menace que s'il avait fallu avoir avec lui un contact positif.

La modernité amène le contact. L'autre habite la maison d'à côté. Il envoie, par l'intermédiaire des mass media, des signaux subversifs auxquels il est difficile d'échapper. La politique moderne fournit au pluralisme sa base légale en assurant que toutes les voix ont le droit de s'exprimer. La reconnaissance de cette liberté par le concile de Vatican II a compté parmi les événements notables qui ont empêché les lefebvristes d'accepter ce concile. Le collège des évêques, dans la déclaration sur la Liberté religieuse, reconnaissait les droits légitimes de ceux qui sont dans l'erreur. Pire encore, le pluralisme détesté apparaissait de manière toujours plus évidente au sein de l'Eglise, qu'il s'agît des dénominations baptistes ou presbytériennes de la seconde moitié des années vingt ou du catholicisme de la seconde moitié des années soixante, à la fin du concile. L'idée avancée qu'on puisse « vivre et laisser vivre » avec toute une variété d'interprétations sous un seul magistère, sans une tradition dogmatique unique ou au sein d'une juridiction ecclésiastique unique, c'est exactement ce qui a conduit les fondamentalistes à contre-attaquer.

Le pluralisme, le fait d'admettre diverses opinions légitimes possibles et la faculté d'y prêter l'oreille, avait pour inévitable corollaire, aux yeux des fondamentalistes, une acceptation du relativisme. Ce lien n'est pas intrinsèque ; de nombreux philosophes ont montré qu'on pouvait reconnaître un pluralisme de droit, même ecclésiastique, sans tomber dans le relativisme. Sir Isaiah Berlin et le philosophe britannique Ernest Gellner ont dépensé une énergie considérable pour s'opposer à l'idée que les pluralismes mènent tous au pur relativisme. Le père John Courtney Murray, sj, montrait déjà, dans les années qui précédèrent le concile, un moyen pour les fidèles — pas le seul, diraient d'autres théologiens catholiques — de reconnaître le pluralisme tout en étant fermement antirelativiste.

Pourtant, l'instinct fondamentaliste n'est pas tout à fait faux. La plus grande portion de la théologie moderne prend en considération, avec l'herméneutique, la pluralité des points de vue théologiques et reconnaît qu'affirmés en même temps, ceux-ci peuvent parfaitement aboutir à embrasser la pensée perspectiviste ou relativiste. A tout le moins, cela implique quelque chose dans la ligne d'Alfred Schutz qui reconnaît des « réalités multiples » et des « systèmes de référence » différents. Une même personne peut être porteuse de toute une variété de points de vue, qu'elle exprimera différemment selon ce qui lui attirera l'attention à tel moment. Cela, les fondateurs du fondamentalisme répugnaient à le reconnaître. Dans les dénominations divisées en factions des baptistes du Nord et des presbytériens, aux États-Unis, dans les années vingt, lorsque éclata la première phase de la controverse fondamentaliste, tout comme, plus récemment, dans les pré-schismes du synode du Missouri, dans l'Église luthérienne, et de la convention des baptistes du Sud, le parti fondamentaliste, qui trouve naturellement abominables les libéralismes de fait (dans le cas des années vingt) ou les libéralismes supposés (dans le cas des années soixante-dix), met toute son énergie à attaquer le « vivre et laisser vivre » des modérés et des partisans du compromis. Ces majoritariens voulaient englober à la fois les factions fondamentalistes, modernistes et libérales. Cela aurait signifié l'adoption d'un pluralisme au sein de l'Église, ce qui représentait pour les fondamentalistes la fin du sérieux théologique. Cela signifiait aussi un relativisme qui aurait corrodé les raisons mêmes qu'on avait d'être chrétien et membre de telle Église. Aussi ripostèrent-ils et élaborèrent-ils une théologie oppositionnelle.


IV. CONTRE L'ÉVOLUTION ET LE DÉVELOPPEMENT

Après les impasses faites sur l'herméneutique, le pluralisme et le relativisme, l'oppositionnalisme fondamentaliste s'est manifesté dans le développement de philosophies de l'histoire. Celles-ci sont implicites dans toutes les théologies systématiques et explicites dans celles qui entendent venir à bout des controverses sur les débuts et les fins de l'histoire et le sens de l'entre-temps. Arthur Danto a établi une distinction entre la philosophie analytique de l'histoire, que tous les historiens, tous les penseurs, ne cessent de façonner, et la philosophie substantielle de l'histoire, où l'on use de considérations macrohistoriques ou métahistoriques pour identifier avec quelque précision où l'histoire a commencé et où elle va.

Pour ce qui est des commencements, dans ce genre de philosophies substantielles de l'histoire, le fondamentalisme a pris son essor, dans le siècle d'après Darwin, comme une prise de position fermement opposée à l'évolution et au développement. La théorie évolutionniste en science, donnait, aux yeux des fondamentalistes, une abominable présentation des origines de l'univers, y compris de la condition humaine, présentation antiscripturaire et donc évidemment fausse. Lorsque des théologiens ouverts commencèrent à admettre l'évolution comme notion historique et donc comme étant plus qu'une simple hypothèse biologique et naturelle, les fondamentalistes réagirent et ripostèrent. Aux Etats-Unis, certains inventèrent un mouvement appelé Creation Research, visant à réfuter l'évolution, à contrer son enseignement dans les écoles publiques et à la contester comme option face à la science courante au laboratoire. Les créationnistes, comme ils se désignent eux-mêmes, ne peuvent considérer la perspective évolutionniste des autres chrétiens comme fruit d'une réflexion légitime ; ils y voient un refus volontaire des preuves que Dieu a laissées dans la nature et des témoignages que comporte la Genèse dans le Livre saint.

Les fondamentalistes catholiques romains ont opposé peu de résistance à l'évolution naturelle ; cette bataille fait moins partie de leur histoire, surtout du fait que les textes essentiels pour les fondamentalistes catholiques ne sont pas scripturaires. Le rejet de l'évolutionnisme théologique cosmique de penseurs comme Pierre Teilhard de Chardin au milieu du siècle se fondait sur un raisonnement qui n'était aucunement restreint par la référence à la Genèse — encore qu'une controverse sur le monogénisme dans le catholicisme romain ait bien fait référence à l'interprétation littérale des récits de la Genèse sur, un unique couple humain originel.

Plus habituellement, l'objet de la contestation extrémiste catholique n'est pas l'évolution biologique mais le développement historique, en ce qui concerne l'histoire profane ordinaire, et, dans l'Église, le magistère et sa conservation. Les documents auxquels s'attache le fondamentalisme catholique émanent le plus généralement de la papauté entre le concile de Trente et la veille de Vatican II. Les papes récents, y compris le prudent Paul VI et le conservateur Jean-Paul II, sont regardés comme traîtres envers la tradition qui a produit les définitions et canons tridentins, le Syllabus errorum et les déclarations sur l'autorité du Ier concile du Vatican. Sans doute, John Henry Newman et Johann Adam Möhler avaient-ils posé des jalons avec les concepts théologiques ou hégéliens de développement doctrinal, tandis qu'une certaine notion de développement colore la majeure partie de la recherche historique catholique et une bonne part de la formulation théologique. Pas pour le fondamentaliste catholique, cependant : il regarde la vérité catholique comme un ensemble de vérités confiées en dépôt une fois pour toutes. Elles peuvent être exposées de façon différente dans des cultures différentes, mais il ne saurait y avoir de développement de la doctrine.


V. EN FAVEUR D'UN MILLÉNARISME APOCALYPTIQUE

Il en va des fins comme des commencements de l'histoire : la plupart des fondamentalistes proposent des scénarios assez précis de la fin et des jugements qui l'entoureront. Une philosophie substantielle de l'histoire, dit Arthur Danto, traite le futur comme s'il était déjà arrivé — au moins assez pour colorer l'interprétation de l'entre-temps.

Les fondamentalismes sont des théologies oppositionnelles qui, du moins en Occident, ont résisté au rationalisme des Lumières, aux progressismes, aux développementalismes et aux socialismes comme le projet marxiste. Pour la plupart des protestants américains et, dans leur mouvance, pour la plupart des fondamentalistes protestants ailleurs, le millénarisme a pris de l'attrait. Ils répudiaient les visions millénaristes parce que l'on ne savait pas bien avec elles où allait l'histoire. Ils rejetaient aussi le postmil­lénarisme qui avait dominé la théologie protestante américaine pendant un siècle, après les années 1740, lorsque Jonathan Edwards et d'autres s'étaient mis à le proposer.

A leur place, les fondamentalistes ont préféré un prémillénarisme oppositionnel et apocalyptique. Grâce à lui, on montre bien, face aux progressismes, que Dieu est maître de l'histoire, et que la communauté fondamentaliste a, d'autorité, une prise sur le futur qui est refusée aux autres. Grâce à lui, on a un élan pour convertir les autres, pour les sauver d'un monde qui, au sein du temps ordinaire et même des mauvais moments : guerres et rumeurs de guerre, ne reconnaît pas un kairos. Surtout le pré-millénarisme est la claire peinture d'un futur auquel participeront certainement les fondamentalistes fidèles, ce qui n'est pas le cas du paradis raté du prolétariat triomphant de Marx ou de la promesse du progressisme, que tout ira de mieux en mieux.

Tout comme les fondamentalistes sont informés sur les commencements et les fins, ils le seront donc aussi sur les sens de l'entre-temps. Dans le cas spécial des musulmans, des juifs et des chrétiens, ils se voient pareillement comme peuple élu, choisi et appelé, avec une vision messianique. Les ultra-orthodoxes en Israël sont mes­sianistes, mais ils attendent une révélation surnaturelle du Messie et répudient les sionistes laïques et marxistes qui ont fondé l'Israël moderne et les hommes d'Etat libéraux qui, depuis lors, ont tout dominé à l'exception de quelques petits partis « religieux ». Les fondamentalistes musulmans chiites et sunnites sont certains de savoir où va l'histoire et capables de tous les sacrifices pour accomplir ce à quoi les appellent Allah et le prophète.

La conversation théologique avec les groupes opposés dans chacune des trois grandes communautés de foi paraît vaine. De quoi pourraient se parler un membre de Gush Emunim, qui va prendre les armes pour défendre les implantations de colons en Cisjordanie ou rebâtir le Temple sur le Mont où une mosquée fait maintenant obstacle, et un juif réformateur ou conservateur (pour ne rien dire d'un laïque), dont le sens de l'élection, de la vocation et de la mission est moins assuré, ou qui voit mal en tout cas le résultat d'une action entreprise sur la voix d'un Dieu révélant.


VI. LA LOGIQUE ET L'OBJET DE L'OPPOSITIONNALISME

Ces éléments propédeutiques et substantiels de philosophie de l'histoire dans l'oppositionnalisme fondamentaliste colorent tout ce dont s'occupe par ailleurs la théologie moderne. Si les théologiens libéraux ou modernistes ont proposé quelque chose, il faut compter sur les fondamentalistes pour y résister. Ce n'est pas à dire que, dans leur vie personnelle, ils soient tous du genre revêche et sourcilleux, ou qu'ils ne puissent tolérer les attaques marginales. Mais les fondamentalistes ont manifesté la conscience que l'on peut être, en termes familiers, « nickel et terne à mourir ». Ils ont reconnu, mieux que nombre de modérés et de libéraux, ce que le pandit américain Walter Lippmann, dans les années vingt, appelait les « acides de la modernité » et en ont évalué la force corrosive. On ne doit pas les laisser infecter l'enseignement théologique, l'expression confessionnelle, le témoignage philosophique, la stratégie missionnaire et le reste.

Ainsi, on pourrait illustrer, si l'on avait la place et le temps, la manière dont l'oppositionnalisme fondamentaliste traite la question du sujet humain et de l'autorité divine. Depuis Friedrich Schleier­macher dans la pensée protestante, en passant par le travail de Bernard Lonergan dans Insight et toute l'oeuvre de Karl Rahner dans le catholicisme, on a compris que le premier mot dans la recherche scientifique est anthropologique : on traite du sujet humain. Certes, exceptionnellement, quelques mouvements protestants comme le mouvement néo-orthodoxe lié à Karl Barth ont été des tentatives pour prendre le contre-pied de ce courant moderniste, mais les fondamentalistes ont rejeté le barthisme, qui ne commence pas par témoigner de l'inerrance verbale des originaux autographes de l'Ecriture et qui n'est donc apparemment, selon les fondamentalistes, qu'une déviation du schleiermaché­risme. En fait, il est peut-être même pire que les francs modernismes, car il en attire certains du fondamentalisme vers des évangélismes plus ouverts.

Les fondamentalistes s'opposent à une attention attirée par la curiosité pour le sujet humain. Celui-ci peut avoir quelque intérêt pour eux en tant que psychologues ou simples citoyens, mais ils ne lui accordent aucune crédibilité théologique, en raison de la déchéance et de la faillibilité humaines, phénomènes qui excluent la possibilité de témoigner du divin avec autorité. Or, il doit y avoir une autorité absolue. Pour les protestants, celle-ci émane de la Bible, encore que, plus qu'on ne veut bien le reconnaître, elle soit dispensée par des pasteurs, nantis d'une autorité, aux fidèles à qui l'on ne saurait demander de trouver sans aide tous les sens littéraux. Dans le catholicisme, les papes antérieurs à Vatican II sont des autorités absolues ; les papes qui ont accepté Vatican II et son relativisme supposé sont donc de faux papes. En islam, le Coran est considéré par tous les croyants comme une parole directe d'Allah par l'intermédiaire du prophète, mais les fondamentalistes sont particulièrement attentifs à la voix des chefs de communauté, détenteurs de l'autorité, pour être sûrs qu'une seule interprétation, une non-interprétation diraient-ils, soit émise.

Étant donné cet élément présupposé, il n'est pas besoin d'étoffer le thème par de multiples illustrations. Dans le judaïsme, il s'agit de la loi rabbinique ou d'un nouveau Temple. En islam, cela dépendra de qui, des chiites ou des sunnites, fera les déclarations théologiques, et dans quel pays et quel contexte politique. Dans le christianisme catholique, il s'agira d'exiger la messe en latin, par opposition au choix de la langue vernaculaire, premier symbole d'aventure risquée. Dans le protestantisme, les lectures « littérales » de la doctrine de la naissance virginale, de l'expiation par le sang et de la résurrection physique du Christ, accompagnent les affirmations sur l'inerrance de la Bible et la seconde venue millénaire du Christ.

Au lieu d'énumérer tout cela, il suffit de dire : établissez ce que veulent mettre en avant les modérés, les libéraux et les modernistes dans une tradition donnée, et, si vous connaissez les textes de cette tradition, vous pourrez parfaitement présumer ce que diront les fondamentalistes. Ils rejetteront les autres options. Parler de la sorte semble prématuré eu égard aux conversations engagées de part et d'autre des lignes de séparation, méprisant pour les croyants sincères et généreux qui se présentent comme fondamentalistes et complaisant envers l'assurance des non-fondamentalistes. L'intention est tout autre. Elle prend au sérieux ce que tous les fondamentalistes soucieux d'intégrité affirment inhérent à leurs cadres de pensée intégraux. Ils existent parce que quelque chose qu'ils appellent modernité est venu les attaquer et qu'ils doivent riposter. Ils existent aussi parce que quelqu'un comme le moderniste est venu encourager l'adaptation à la modernité, et il leur faut résister au moderniste. L'attitude d'opposition colore par conséquent tout ce que nous associons à tous les mouvements qui se désignent eux-mêmes comme fondamentalistes ou qu'on peut désigner comme étant de type fondamentaliste. Le reste constitue des variations sur un thème ou des notes en bas de page.

(Traduit de l'américain par André Divault.)