Jacob Neusner : Quel est le défi du fondamentalisme juif contemporain ?

Jacob Neusner est né le 28 juillet 1928. Il est de nationalité américaine et de religion israélite. Il a étudié à Harvard College, au Jewish Theological Seminary of America, à l'université de Columbia et, en Angleterre, au Lincoln College de l'université d'Oxford. Bachelor of arts, titulaire d'une maîtrise en littérature hébraïque et d'un doctorat en philosophie (1960), il est professeur d'études religieuses à la Brown University depuis 1968, membre du National Council on Religion of Higher Education et de la Société américaine pour l'étude de la religion. Il collabore au Journal of American Academy of Religion
Adresse : 735 Fourteenth Avenue Northeast ST-PETERSBURG, Florida 33701 —1413 (U.S.A.)

I. UN TERME CONTESTABLE

Une catégorie chrétienne protestante, celle de fondamentalisme, n'a de pertinence obvie pour aucun des judaïsmes contemporains. Pour aucun judaïsme aujourd'hui, qu'il soit réformé, reconstructionniste, conservateur, ou appartienne à l'un des nombreux judaïsmes orthodoxes qui prospèrent actuellement, la proposition de la véracité littérale, inerrante, de l'Écriture lue dans ses propres termes et dans son cadre propre ne constitue une option. La raison en est que tous les judaïsmes abordent les Ecritures hébraïques, connues dans le judaïsme comme la Torah écrite, de la manière fixée par la Torah orale, désormais conservée sous forme écrite dans les deux Talmuds et diverses compilations midrashiques ; et la Torah orale, bien que la Torah écrite soit toujours vraie, n'est jamais lue de manière littérale comme le voudrait l'herméneutique fondamentaliste protestante. Par conséquent, au sens strict, nous ne pouvons parler de fondamentalisme dans le cadre d'aucun judaïsme, ni, donc, du judaïsme en général.

Mais, dans la mesure où le terme de fondamentalisme se rapporte à un phénomène plus large que celui que suggère l'herméneutique, nous pouvons distinguer des points de similitude dans les évolutions récentes des judaïsmes et des divers christianismes et islams. Car, dans les judaïsmes de notre époque, ont été soulevés avec vivacité des sujets dont, en général, on ne pensait pas qu'ils prêtent encore à débat. Et nous constatons que des questions qu'on croyait closes suscitent de vives et violentes controverses. Pour autant que nous puissions identifier comme « fondamentalisme » un renouveau du débat sur les questions fondamentales de l'organisation sociale de la foi, de l'ordre judaïque, nous pouvons dire qu'un certain fondamentalisme fleurit parmi les judaïsmes contemporains et qu'il constitue un défi considérable, d'une part, pour l'ordre social judaïque, d'autre part, pour la position de l'ensemble religieux juif parmi les autres ensembles religieux.

 

II. INTÉGRATION OU SÉGRÉGATION ?

Surtout depuis la fin du XVIIIième siècle, la plupart des juifs d'Europe occidentale, des États-Unis, de l'hémisphère occidental, au Nord et au Sud, ainsi que les lointaines communautés d'Afrique du Sud, d'Australie, de Nouvelle-Zélande et d'ailleurs, considéraient comme allant de soi leur désir d'être israélites plus quelque chose, à vrai dire, plus beaucoup d'autres choses. Auparavant, la théorie sociale qui avait cours dans le judaïsme, à savoir que les juifs étaient toujours juifs et seulement juifs, avait produit un ordre social où Israël, le peuple saint, vivait seul, à l'écart, en situation de ségrégation. A partir du XIXième siècle, se constituèrent toutes sortes de judaïsmes qui émirent un discours intégrationniste : les juifs devaient être en même temps juifs et bien d'autres choses, par exemple citoyens de leur pays natal, participant à la vie culturelle de ce pays, intégrés, pleinement et de toutes sortes de manières, à sa vie sociale. Les premiers débats au sein du sionisme considéraient aussi comme allant de soi que l'État juif formerait une entité politique autonome, mais s'insérerait dans le cadre plus large d'une culture cosmopolite ; par exemple, c'est l'allemand qui était considéré comme la langue de l'État, qui aurait pour siège le Kenya.

La conception essentiellement ségrégationniste de l'ordre social judaïque exprimée par les écrits canoniques du judaïsme, c'est-à-dire de l'ensemble de la Torah orale et écrite, se maintint, bien entendu, aussi longtemps qu'elle fut praticable publiquement dans des pays comme la Pologne, la Russie, la Roumanie, l'Autriche-Hongrie, où vivaient la plupart des juifs. Avec l'avènement du communisme en Union soviétique, d'une part, et l'annihilation par les Allemands et leurs alliés locaux, entre 1939 et 1945, de la majeure partie de la juiverie européenne, d'autre part, disparut le vaste monde juif qui vivait généralement groupé à part. Le communisme ne tolérait pas le judaïsme, ni le nazisme les juifs. Aussi, après 1945, on admit généralement que tous les judaïsmes adopteraient l'optique intégrationniste. Les judaïsmes orthodoxes en Occident et dans l'Etat d'Israël se réconcilièrent avec l'intégration, la forme éminente du judaïsme orthodoxe prenant place, en politique, parmi les partis sionistes de l'État d'Israël.

Depuis vingt ans, cependant, il est clair que les judaïsmes ségrégationnistes occupent le devant de la scène et que, pour autant qu'ils représentent une réaffirmation de l'ordre social fondamental envisagé par le judaïsme de la double Torah, ces judaïsmes constituent bien un fondamentalisme juif. Ils mettent en question la position que l'immense majorité des juifs vivant dans les pays occidentaux tenaient pour acquise : les juifs étaient différents des autres citoyens de leur pays par quelques traits, pas très nombreux, mais s'intégraient en tout. Autrement dit, ils étaient de religion différente, mais la religion n'affectait que quelques aspects de la vie commune, des aspects personnels, privés et individuels. Sur cette base, les pays occidentaux constataient qu'ils pouvaient assimiler des populations vastes et diverses, adhérant à toutes sortes de religions, y compris le judaïsme.

 

III. CARACTÉRISTIQUES DES JUDAÏSMES SÉGRÉGATIONNISTES

Aujourd'hui fleurissent, en petit nombre aux États-Unis, en grand nombre dans l'Etat d'Israël, et en quantité négligeable dans certains pays européens, des communautés formées autour de judaïsmes ségrégationnistes. Elles ne constituent pas une entité sociale unique, un judaïsme unique ; certains de ces judaïsmes sont sionistes, la plupart ne le sont pas. Il est donc tout aussi erroné de les identifier comme un judaïsme parmi les judaïsmes que de supposer que tous les judaïsmes ne forment qu'un seul judaïsme. Mais, parmi la diversité des judaïsmes ségrégationnistes, quelques traits se révèlent caractéristiques :

  1. Tous rejettent toute forme de rapports entretenus avec le monde extérieur. Dans le cas de certains judaïsmes ségrégationnistes aux Etats-Unis, les adhérents exercent quelques métiers répertoriés et se rendent à leur travail ensemble dans des autobus, vivent dans des immeubles et des quartiers qu'ils sont presque seuls à habiter, possèdent leurs propres magasins, ne recourent qu'à leurs propres services professionnels (médicaux et autres). Dans le cas de leurs homologues israéliens, des villages entiers, voire des villes, ne sont peuplés que de ségrégationnistes.
  2. Tous ont une vision exclusive de la vérité, regardant le judaïsme comme la seule communication valide de Dieu à l'humanité, et, bien entendu, entre les judaïsmes, le leur seul.
  3. Tous rejettent l'idée de la politique comme pratique visant des buts communs à diverses personnes; ils regardent le monde politique comme étant, d'une part, un moyen d'améliorer leur propre situation, d'autre part, une source de, menaces pour l'autonomie et l'intégrité de la communauté. Aux États-Unis, c'est la première attitude qui prévaut, et les judaïsmes ségrégationnistes participent activement à la vie politique de la ville, de l'État et de la nation, comme beaucoup d'autres groupes identifiables qui forment un sous-ensemble dans la politique américaine, mais, à la différence des autres juifs, ils se coupent du reste de la communauté juive. Dans l'État d'Israël, la seconde attitude a conduit à la formation de partis politiques non sionistes et même antisionistes. Dans les deux cas, la théologie ségrégationniste aboutit à une politique aux perspectives passablement étriquées.

 

Le défi des judaïsmes ségrégationnistes concerne à la fois le monde des judaïsmes et l'ordre social des États-Unis et de l'Etat d'Israël. Les judaïsmes intégrationnistes estiment possible une collaboration sur les mêmes chantiers d'intérêt général. Pas les judaïsmes ségrégationnistes. Les judaïsmes intégrationnistes expriment l'aspiration assez largement répandue des juifs à participer à la vie commune de leur pays. Ils soutiennent en outre, dans le cadre de la juiverie, l'attitude globale des démocraties occidentales, qui veut que tous les citoyens partagent le souci de l'intérêt général et respectent loyalement le bien commun ; au-dessus et au-delà des différences de race ou de religion, prévaut une définition unique de ce qu'exige la société. La théorie de l'ordre social se heurte désormais au défi des judaïsmes qui ne reconnaissent aucune cause commune de cette sorte avec tous les juifs ou avec les gentils. Nul doute que d'autres manières de diriger les affaires publiques sont possibles à côté de celle qui prédomine aujourd'hui. Mais la théorie de la relation entre les divers groupes religieux et à l'intérieur d'un cadre religieux donné (le juif, le chrétien, le musulman) diffère largement de celui qui a soutenu la démocratie telle que nous l'avons connue.

Le défi des judaïsmes ségrégationnistes concernant l'intégrité politique de l'Etat, en Israël, tout comme celui qu'ils constituent pour la conception d'une seule communauté juive puissante — et d'une communauté de judaïsmes — aux États-Unis et en Europe occidentale, soulève des questions essentielles de nature théologique : Qu'entendons-nous par « Israël » ? Par peuple saint ? Comment reconnaissons-nous l'image et ressemblance de Dieu dans l'autre (celui qui est différent, qu'il soit juif ou gentil) ? Et que faisons-nous ensemble en cette vie, en ce temps, en ce lieu ? Les défis se révèlent de nature non pas tant intellectuelle que sociale et politique, et le consensus d'idées et d'attitudes qui a soutenu l'ordre social que nous avons aujourd'hui en Occident, que ce soit dans l'État d'Israël, en Europe de l'Ouest ou aux Etats-Unis, ne règne plus. Ce qui va advenir, nul ne le sait actuellement, mais une chose est claire, nous entrons dans une période intéressante.

(Traduit de l'américain par André Divault.)