EPhEP, séminaire du 4 octobre 2012
Pour nous introduire à cette lecture, la remarque qui nous vient aussitôt à l’esprit, j’en suis sûr, et qui est celle-ci : pourquoi ce titre d’Écrits ? Il y a trois sortes de publications chez Lacan : il y a les séminaires, les Écrits, et puisTélévision. C’est d’une simplicité déroutante et qui risquerait d’apparaître arbitraire, si ce n’est qu’elle nous invite à considérer que chacun de ces textes, de rassemblements de textes, est ordonné par un mode spécifique de rapport à un objet, et que c’est le mode de rapport à cet objet qui s’avère directeur dans la rédaction de ces textes. Donc les séminaires qui légitimement devraient s’appeler Paroles, les Écrits qui sont des écrits, et puis Télévision qui est donc fait pour un regard. La parole dont vous voyez que l’objet spécifique est bien entendu la voix, et les écrits dont l’objet spécifique est quoi ? Quel est l’objet spécifique ?
Stéphane Renard : La lettre ?
Charles Melman : Et la lettre ! Absolument. Et la lettre ! Alors quand il s’agit des séminaires, de la parole, dont Lacan doit dire quelque part qu’ils ne sont pas à lire. Ils ne sont pas à lire puisque c’est de la parole, c’est à entendre même si ça a été transcrit. Qu’est-ce qui fait l’autorité dans ce cas du propos qui nous est tenu ? Alors on va dire c’est Lacan la référence, l’argument d’autorité. Mais Lacan lui-même, là, se soutient, ou affirme se soutenir d’une place qui est celle du psychanalyste, qui ne lui serait pas en quelque sorte réservée. Et ce qui fait donc l’autorité de cette parole c’est un dire, le fait que dire il y en a, un dire ! Non pas le dit, l’énoncé, le sens de ce qu’il a dit, mais le fait que dire il y en a. Je veux dire qu’il y a une place à partir de laquelle s’ordonnent ces énoncés à la place de l’énonciation, et qui donc n’est aucunement évidente dans le champ de ce qui est là aussi bien entendu qu’éventuellement transcrit. Et c’est ainsi qu’il commencera son texte qui figure dans Scilicet sur L’Étourdit, en disant :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».
« Qu’on dise… » le texte que dire il y a, vous voudrez bien d’emblée y reconnaître la dimension du réel, la dimension du dire. « Derrière… Qu’on dise reste oublié derrière ce qui est dit », eh bien ce qui est dit est agencé par le symbolique, et ce qui s’entend par l’imaginaire.
Donc le fait que ses séminaires doivent donc leur autorité au fait qu’il y a là un dire qui serait spécifique au psychanalyste, autrement dit un réel qui serait son lieu d’hébergement, et où l’on peut tout de suite distinguer dans ce réel un élément majeur, et que nous aurons déjà ce soir à commenter, c’est le sujet de l’inconscient, c’est-à- dire le S [S barré]. Et nous commenterons cette écriture.
Alors y a-t-il un S [S barré] qui serait spécifique et propre à tous les analystes ? Est- ce qu’il y aurait un analyste suffisamment généraliste pour parler au nom de tous les analystes d’une place qui permettrait du même coup de reconnaître d’emblée le caractère acceptable, spécifique de la parole qui est là émise ? Un S [S barré] suffisamment abstrait, l’inconscient spécifique propre à l’analyste ? Eh bien évidemment non ! Il n’y a jamais là que le S [S barré], le sujet de l’inconscient qui est propre à cet analyste-là. Et c’est au point, qu’à la fin de son parcours, presque à la fin, Lacan dira lors d’un séminaire : tout ce que j’ai fait, je l’ai fait avec mon petit bout d’inconscient. Vous voyez, on n’est pas dans le dogmatisme, mais on est dans l’évaluation de ce qui relève là effectivement d’une spécificité propre au sujet Lacan. Et puis la question de savoir de quelle manière cette spécificité, ce qui relève du sujet Lacan, est applicable au champ de l’analyse elle-même.
S [S barré] dans le réel et d’où part ce dire ? S [S barré] est donc à entendre, l’accent étant mis sur la barre, le fait que le lieu d’émission de ce dire n’est pas le fait d’un un identifiable, d’une instance une. Le lieu de ce dire, il est fait d’une faille de ce qui dans le champ de l’Autre, dans le réel, relève purement de la faille, que c’est depuis cette faille que justement une voix se fait entendre et qu’elle n’a pas d’autre être, pas d’autre entité, pas d’autre support, pas d’autre matérialité que cette faille elle-même. Il y a évidemment un mode de penser qui n’était pas habituel, puisqu’il est certain que lorsque nous parlons nous entendons à chaque fois asseoir notre propos sur l’autorité qui, cette parole, la légitime, la recommande, la justifie, constitue notre identité. Pour ce qui concerne le sujet de l’inconscient, cette faille, mais en tant que ce qui anime le dire qui s’en émet, c’est l’objet cause du désir de celui qui là parle. Ce qui fait que s’il y avait à chercher un être à ce sujet de l’inconscient, à celui qui dans l’inconscient ainsi se donne à lire - je vais expliquer et revenir là-dessus -, et donc on pourrait dire que ce qui parle c’est l’objet. Voilà encore une formulation extrêmement déplaisante à accepter, c’est-à-dire que finalement, l’émetteur, ici, contrairement à l’idéalisation commune à notre culture, eh bien c’est l’objet qui constitue l’être dans cette faille de celui qui là soutient ce dire. Et vous voyez qu’en passant, nous en sommes venus avec beaucoup de légèreté et de grâce à expliquer ce qu’il en est de la formule du fantasme chez Lacan, c’est-à-dire S <> a [S barré poinçon de petit a]. Vous avez plusieurs fois vu cette écriture très originale et énigmatique, et en particulier par la formule du poinçon dont vous savez qu’elle réunit quatre signes : les deux verticaux qui signalent l’association ou bien le choix, le vel, ou la forme d’ailleurs d’un v, ou bien les deux signes horizontaux de ce poinçon, les deux côtés horizontaux qui signalent l’inclusion réciproque, puisque c’est aussi bien S [S barré] qui inclut petit a, que petit a qui inclut un S [S barré].
Ce qui est amusant dans cette formule qui a une expression clinique immédiate et tout à fait rassurante quant à sa validité, c’est que s’il se produit chez un sujet une émergence de cet objet petit a qui est un objet bien réel, si l’objet de son fantasme se trouve faire émergence, eh bien du même coup, la faille se trouve comblée, ce sujet donc aboli (il n’y a plus de place là pour un sujet), et la manifestation clinique ordinaire en est l’angoisse. Et c’est quelque chose qui est vérifiable je dirais dans justement la clinique de l’angoisse, et à cet égard, Lacan ira même assez loin, puisqu’il dira qu’il attribuera la naissance de la psychanalyse au fait de la montée dans la culture de cet objet petit a, Vienne 1900, où bizarrement il va faire intervenir dans la causalité de ce processus l’Empire à deux têtes, c’est-à-dire Austro-hongrois, venant mêler deux langues différentes, deux cultures différentes, et où donc une mauvaise je dirais résolution de ce que l’on appelle la castration, le tranchement de cet objet petit a, la montée donc dans la culture de cet objet petit a comme cause d’une angoisse venant expliquer, ou justifier, ou nous rendre possible la naissance de la psychanalyse.
En cours de route, vous avez forcément identifié ce que Lacan signifie quand il parle de mi-dire, puisque ce dire je le connais, je ne le repère que par le fait que du dit il y a, qu’il y a de l’énoncé. Mais cette énonciation, elle-même reste oubliée derrière ce qui se dit, le fait de l’énonciation, le fait de renvoyer à son interlocuteur : « C’est toi qui le dit ! ». Et même lorsqu’il parlera de mi-dieu, il va dire que Dieu est un mi-dieu ou un mi-dire en évoquant donc le fait que l’énoncé, je dirais, ne vaut que d’être rapporté à ce réel où il y a un dire pour l’articuler, et que comme il s’agit du réel, ce lieu, eh bien c’est la domiciliation divine. D’où d’ailleurs, si facilement, le caractère incantatoire que pourra prendre la parole qui s’émet directement, si je puis dire, en essayant de minimiser le dit et en portant l’accent sur l’énonciation, le caractère incantatoire que peut prendre si facilement la parole d’un sujet, dès lors, je dis bien, qu’il fait porter l’accent de son propos sur le dire qu’il y a, plus que sur l’énoncé.
Les Écrits ! Alors les Écrits, là aussi il y a quelque chose d’absolument merveilleux, puisque là il dit carrément que c’est pas fait pour être lu, et d’ailleurs qu’il est bien tranquille et qu’il sait que ça ne se lira pas. Ça n’a pas empêché un tirage considérable, mais sans qu’il ne soit pas nécessaire qu’on lise la production, pour qu’elle ne soit pas je dirais célébrée par le tirage.
Alors qu’est-ce que c’est que cette histoire d’écrits qui ne sont pas faits pour être lus ? Vous comprenez vous, là, quelque chose ? Grand embarras général ! Peut-être pouvons nous éclairer ce point en disant qu’une lecture c’est toujours un déchiffrage. Et il est amusant de voir que cette affaire de déchiffrage commence avec de Saussure dans un texte célèbre qui a été abondamment commenté - s’il le faut je vous donnerai des références, il faut que j‘aille les chercher, je n’ai pas eu le temps de le faire -, mais un texte où il analyse une épigraphie latine et où il montre comment derrière le caractère apparent de ce qui est là écrit, se trouve une deuxième lecture possible, cachée, secrète, et qu’il y a donc à déchiffrer, comme si donc toute lecture nous invitait en permanence au déchiffrage de la charpente inconsciente qui lui donne son statut, son apparence, sa participation au champ de la réalité, puisque ce que nous lisons appartient au champ de la réalité, et que l’inconscient, comme vous le savez, se trouve dans le champ du réel. Vous voyez, là encore même opposition entre l’énoncé, ce qui apparaît dans le champ de la réalité, et l’énonciation qui appartient au réel. Et là encore à propos de l’écriture, ce caractère bifide, cette part apparente qui figure donc dans le champ de la réalité, ce qui est édité, et puis ce qui relève dans cette écriture même - et à son insu en général, bien sûr dans le meilleur des cas -, ce qui relève de la chaîne inconsciente qui l’ordonne et qui elle appartient au réel, et qui est donc à déchiffrer. Alors vous en avez des exemples innombrables dans les derniers séminaires qui sont écrits dans cette bilangue, et puis s’il fallait que j’en prenne un exemple, je ne sais pas, il y en a un qui m’est venu pour préparer ces quelques notes, c’est que par exemple vous trouverez dans un écrit un mot que l’on aime bien utiliser actuellement, qui est à la mode, c’est pérenne, [signalant] ce qu’est la durée, puisque comme vous l’avez tout de suite déchiffré, grâce à vos oreilles subtiles, ce qui dure vraiment c’est la haine pour le père. Voilà ! Alors vous me direz c’est facile, mais vous pouvez vous livrer à ce petit jeu avec la plus grande aisance, vous trouverez à chaque fois, comme ça, la chaîne inconscience qui se donne à lire par ce déchiffrage dans le texte obvie. Pour prendre un autre exemple : un patient qui parle du revêtement du divan de son analyste en disant qu’il était ténébreux. Alors vous déchiffrez aussitôt grâce à vos oreilles subtiles, puisque c’était évidemment un patient qui avait affaire avec les hébreux, et comme vous le savez, chez les hébreux, pour pouvoir prier, on ne peut pas prier seul, il faut être au moins dix ! Vous voyez le ten-hébreux, de quelle façon ça sonne. Le revêtement du divan de son analyste, eh bien il était, vous voyez, tout ce qui venait se déposer là-dessus.
Alors vous me direz : « Ça y est, maintenant on a compris comment on va lire Lacan! » (rires). Mais il nous dit que c’est pas à lire ses Écrits ! C’est pas à lire, parce que les Écrits de Lacan, et c’est pour ça qu’ils présentent cette difficulté singulière ou cette résistance particulière je dirais à… je ne dirais pas à la compréhension, mais je dirais à l’appréhension, c’est qu’ils ne sont pas faits comme ça. Et alors là, je vais vous faire une proposition qui peut vous convenir ou pas, c’est que les Écrits de Lacan ne sont jamais que des commentaires de mathèmes. C’est donc pas du tout rédigé comme quelque autre texte. Je veux dire, je crois vraiment qu’il n’y a pas d’autres textes dans le monde de l’édition, le monde de l’écriture, d’autres modalités identiques [éditées]. On peut comprendre pourquoi ses Écrits ça reste tellement difficile à accepter, parce qu’ils ne sont pas ordinaires ! Pourquoi des commentaires de mathèmes ? Un commentaire c’est pas construit sur ni un texte obvie ni un texte inconscient. Mais dans le cas présent, c’est le commentaire de formules qui se veulent analogues à une écriture mathématique. Et dans la mesure où de ce S [S barré] que j’évoquais tout à l’heure, et en tant qu’il était à l’œuvre dans le dire, lui-même ce S [S barré] à considérer comme un mathème, représente sur un mode je dis bien analogue à l’écriture mathématique, la logique qui s’impose à chacun, dès lors qu’il a affaire au signifiant, à chacun quel qu’il soit. Autrement dit, nous passons là de ce qui est la singularité de l’auteur à ce qui est la généralité des formules qui rendent compte des points fixes de l’organisation psychique. En passant, vous pouvez parler d’auteur avec cette question qui surgit et qui a été traitée en particulier par Foucault et que Lacan a aussitôt reprise : « Suis-je l’auteur de mes œuvres ? ». Ce qui reviendrait à dire :
« Est-ce que je suis le maître de mon inconscient ? » ou bien « Est-ce que j’écris en quelque sorte sous une dictée, comme Mahomet ? » Hein, c’est pas idiot ! Il n’a rien fait Mahomet ! Il n’a rien écrit de lui-même ! Le seul point, c’est que pour lui, l’auteur, il avait accès à l’auteur suprême. Mais est-ce que celui d’entre vous qui s’expose à l’écriture, est-ce qu’il a le sentiment qu’il est le maître de ce qui vient et qu’il sait ce qui va venir, ou bien …quand il s’agit d’un véritable écrivain, est-ce qu’il à l’impression quand il se met, qu’il a sa feuille blanche de papier devant lui, il ne sait pas ce qui va venir.
La lettre se distingue radicalement de la parole, et là aussi c’est une considération qui n’est pas trop [ordinaire], puisqu’on imagine qu’elle est simplement la transcription. Elle s’en distingue radicalement, d’abord parce qu’elle en est le déchet, elle est constituée par ce qui tombe de la chaîne phonématique du fait des mécanismes propres à l’articulation, le fait d’articuler une chaîne faite de phonèmes aboutit inéluctablement à la tombée, à la chute d’éléments - ce ne sont pas encore des lettres - , mais d’éléments qui du fait de choir et de venir dans le réel, vont constituer un alphabet, comme dira Lacan, en attente d’alphabétisation, c’est-à-dire en attente des signes qui viendront les offrir à une lecture, la préférence étant dans ce cas-là pour le choix d’un alphabet étranger, comme s’il fallait par là témoigner du lieu Autre d’où cela vient. La lettre donc comme déchet de l’articulation phonématique, articulation qui vaut là à la fois par son action d’isolement d’un élément du phonème et son individualisation en tant que lettre, en tant qu’élément isolable, distinguable, répétitif dans le réel, et d’un seul coup, surgit sous votre regard que je vois émerveillé, le fait que si c’est la lettre qui constitue le déchet de l’articulation phonématique, dans la mesure où le désir porte sur justement ce que le signifiant ne peut saisir, ce qui se dérobe à lui et qui du même coup relance le désir, eh bien voilà comment la lettre va devenir à la fois la cause du désir et son objet. Alors ça je dois dire que c’est une opération sans précédant faite par Lacan, et dont il revendique effectivement l’originalité absolue. Et je dois dire qu’il n’a pas été beaucoup suivi dans cette affaire, parce que c’est d’une audace que je vais qualifier d’un terme qui va vous plaire, c’est d’une audace matérialiste exceptionnelle ! Pourquoi je dis matérialiste ? Parce que toutes les conceptions de l’organisation psychique sont systématiquement idéalistes, c’est-à-dire qu’il ne s’agit jamais que de constructions présentées comme des modèles de ce qui se passerait dans l’organisme, et dans le cerveau, dans la pensée, autrement dit ce sont des constructions idéales présentées comme une façon d’aborder ce qui se passerait dans la vie psychique. Lacan parle de la clinique des névroses telle que l’aborde la psychanalyse pour montrer comment ce qui surgit dans un lapsus, dans l’organisation d’un symptôme, c’est quoi ? Le surgissement d’une lettre, ça peut se réduire à une lettre, en tant qu’elle vient dire le désir qu’il ne faut pas, que sa vérité est irrécusable. Vous savez combien on s’amuse avec la notion de vérité, que les vérités sont relatives, la vérité pour chacun, etc., que la science c’est ce qui est réfutable comme dit Popper, que la vérité on ne sait pas ce que c’est, etc. Eh bien dans les manifestations de l’inconscient, la vérité, vous ne pouvez pas la mettre en doute. Et tout le monde d’ailleurs aujourd’hui, collectivement, reconnaît qu’une expression de l’inconscient, comme un homme politique quand il commet un lapsus, c’est fini ! Il peut après raconter ce qu’il veut, aujourd’hui tout le monde a entendu hein, et tout le monde sait que c’est vraiment ce qu’il a voulu dire, que ça ne trompe pas ça, c’est pas du semblant, c’est du réel ! Le semblant c’est avec les commentaires fait autour, les dénégations, mais que le réel il est là ! Et c’est donc à partir je dirais… comment dire ?… en prenant au sérieux et en tirant toutes les conséquences des manifestations de la névrose, de toutes les expressions de l’inconscient que Lacan, je dis bien, tire des conséquences, c’est-à-dire que l’inconscient est constitué par un texte, qu’il est structuré comme un langage. Comme ! Que ce n’est pas un langage. Autrement dit c’est pas une langue ! Il y a des gens, comme par exemple Jung, ou d’autres, qui veulent penser qu’au fond l’inconscient c’est par exemple, je ne sais pas moi, le patois originel qui a été interdit par le colon, que donc il est tombé dans les dessous, il y a la langue de l’ancêtre qui est là présente, et que si donc on consent à l’entendre, la voix des profondeurs, eh bien on aura directement je dirais la sagesse guérisseuse, thérapeutique de l’ancêtre, qui viendra boucher les trous du discours, du discours conscient. Et vous avez du même coup aussitôt saisi pourquoi Lacan appelle ce lieu de l’inconscient un lieu Autre, pour bien le distinguer de ce qui est étranger. Car nous ne pensons qu’en terme d’identité et d’étranger, nous n’arrivons pas spontanément à penser la dimension de l’Autre. C’est un objet, c’est une circonstance facile de querelle dans un couple, le sentiment de ne jamais être reconnu comme un autre, parce que dans un couple, on n’est pas toujours semblable hein, les couples ne sont pas forcément homosexués.
Et donc, voilà que surgit pour nous de façon je crois très circonstanciée, la dimension Autre, c’est-à-dire d’un inconscient structuré comme un langage. Alors qu’est-ce que ça veut dire comme un langage ? Eh bien ça veut dire qu’il est constitué d’éléments discrets comme un langage, qui peuvent valoir par la différence qui les singularise par rapport aux autres, aux autres éléments. Mais, chose admirable qui mérite de nous captiver, c’est que dans ce lieu Autre, il n’y a pas d’abord, disons, de signifiants maîtres, l’inconscient n’est pas organisé par des signifiants maîtres, il est offert à une variabilité de césures et qui permet à chaque fois l’isolement de signifiants différents, sans que l’un puisse prétendre je dirais primer sur les autres et isoler ce qui se produit dans le discours conscient, c’est-à-dire la distinction d’un signifiant 1 ou d’un signifiant 2 : dans l’inconscient ils sont tous équivalents et dans leur variabilité même. Et si dans l’inconscient il y a un réel, autrement dit l’inconscient ne forme pas un cercle, il n’est pas fermé, il est ouvert… ouvert ça veut dire que sans cesse peut venir se constituer des éléments nouveaux, des éléments différents …eh bien s’il y a dans l’inconscient un réel, ce réel n’est pas occupé par l’instance au-moins-une, l’exception qui viendrait ordonner cette chaîne en signifiant un, fixé une fois pour toutes - et c’est ça le signifiant maître -, et leur donnant dès lors un sens, lui-même arrêté une fois pour toutes. Il n’y a pas dans l’inconscient d’autorité, de référent qui le découpe en unité de dictionnaire. Et pour tout de suite vous permettre d’en profiter de ce que je vous pose là, cela vous montre qu’à côté de la jouissance phallique qui consiste à jouir de l’au-moins-un, de l’exception une qui d’habiter le réel ordonne la chaîne signifiante, dans l’inconscient, le fait que ce réel à la fois n’est pas tranché comme il l’est dans le discours conscient, il n’a pas de limite, il n’est pas borné, et que d’autre part ce réel se prête à une jouissance différente de la jouissance phallique, et que Lacan va justement appeler la jouissance Autre. J‘espère que vous voyez comment tout s’éclaire !
Quel est l’auteur de ce texte inconscient ? Qui l’a écrit s’il est l’effet comme ça du refoulement ? Qui en est auteur ? Si c’est de là que vient en quelque sorte ce qui supporte votre dire, quel est l’auteur de ce livre ? En tout cas, un texte a une toute autre autorité que celle de la parole. La parole serait-elle injonctive, performative… là encore vous voyez, c’est pérenne le performatif …eh bien la parole est toujours réfutable, et même je dirais elle se prête à la réfutation puisqu’elle porte elle-même cette limite et cette partialité - c’est le cas de le dire ! - du réel, du dire qu’il y a, qu’il y en a. Mais un texte, d’être réel et de n’avoir pas d’auteur repérable, un texte, lui, il a un pouvoir absolu. Et c’est bien comme ça que nous fonctionnons, c’est-à-dire dans la soumission à des textes. Et vous verrez des psychanalystes vivre de la soumission aux textes fondamentaux, de l’entretien, de l’astiquage des textes fondateurs, avec en même temps le bénéfice qui en est éprouvé, puisque faute pour chacun de nous de savoir ce que nous veut ce texte inconscient, ce que Lacan résume par cette formule du « Che vuoi ? », qui est prise dans quoi ? Qui est prise dans Le Diable boiteux ? C’est ça ? Oui ! Eh bien se servir je dirais comme fondation d’un texte dont on est supposé avoir épuisé le sens, procure un soulagement toujours considérable : « Voilà, maintenant je sais ce qu’on me veut et ce qu’on attend [de moi] !» Et je n’ai pas besoin de vous dire le type de fascination qu’exerce ce genre de textes qui peuvent être religieux ou qui peuvent être politiques… maintenant ils ne sont plus beaucoup politiques, [mais], voire des textes religieux subsistent, surtout dans des pays ou dans les cultures qui sont en crise, et vous savez [de quelle manière] ils s’imposent je dirais à la communauté sans laisser aucun recours. Autrement dit, on est déjà mort tout en faisant semblant d’être encore vivant. Déjà mort puisqu’il n’y a rien à dire et il n’y a plus rien à penser. C'est une abolition, un terme mis à ce qu’il en est de ce qu'on peut appeler la vie, la vie, c’est-à-dire le maniement interrogatif du signifié.
Et alors Lacan va avoir cette formule sur laquelle je vais arrêter mon propos de ce soir, formule que vous allez expliquer avec moi et qui est une formule énigmatique, lorsqu’il dit que les Écrits peuvent être envisagés comme « des traites en blanc d’une cavalerie folle ». « Des traites en blanc d’une cavalerie folle » ! Qu'est-ce c’est que cette histoire ? Alors les traites de cavalerie, vous savez ce que c'est ?
Lorsqu'on qu'on paye avec des billets qui ont une inscription numéraire et qui ne correspondent à aucune somme que l'on puisse effectivement payer. On paye avec du papier. Ce sont des traites de cavalerie. On s'acquitte d'une dette en disant : «Voilà, à telle date je vous paierai, je vous dois 3 euros, eh bien à telle date je vous paierai 1 euro », mais on ne les a pas, [vous payerez] en attendant avec ce papier. Ça c'est les traites de cavalerie. Mais les traites en blanc ? Alors là évidemment c'est comme les chèques en blanc, c'est-à-dire que la somme qui figure sur cette lettre, elle n'est même pas inscrite ! C'est-à-dire que vous vous engagez à payer sans en avoir le moyen, un montant que vous ne connaissez même pas ! Cavalerie folle ! Chez Lacan les termes sont toujours à prendre au sens plein. C'est qu'il y a de la folie ! Pourquoi ? Alors pourquoi ? Parce que s'il est vrai que ce texte, il y manque toujours le signifiant conclusif, si donc du même coup il est une invitation, un appel à ce que je paye pour lui dire ce que je rembourse, mais le fait que ce soit un texte... sans père, sans cet au-moins-un, sans cette exception grâce auquel je sais que ma dette consiste dans la castration. C'est-à-dire que je donne un sens sexuel à ce qui dès lors va être le signifié. Mais un écrit, il ne se présente pas moins comme marqué, pour être imagé, par un trou. Qu'il y a donc cette invitation à rembourser, à payer ce que je lui dois, sans que je sache ni le montant, ni quoi ! Vous voyez qu’effectivement avec les Écrits, nous nous trouvons en présence d’une formule que cette métaphore énonce assez bien, assez joliment, ce sont des traites en blanc, parce que je ne sais même pas jusqu'où il y aura…, qu'est-ce que j'aurai, ce dont il faudra que je m'acquitte quoi ! Et puis en plus que je n'ai pas ! Traites de cavalerie ! Et puis folle, parce que ça n'a pas de limite ! Ça n'a pas de sens ! Alors une formulation comme celle-là vient assurément chez Lacan de sa pratique des psychoses et où son actualisation dans le cas des psychoses est assez facilement observable.
Il y a - et je terminerai là-dessus ce soir - dans les manifestations psychotiques, quelque chose de très intéressant et qui est d’une part ce que l'on appelle des hallucinations qui ne sont pas auditives, sans voix. Autrement dit, un patient, il reconnaît parfaitement avoir des hallucinations, mais elles n'ont pas de voix. Alors vous allez vous demander : mais alors, si elles n'ont pas de voix, alors est-ce que se sont…, et pourtant se sont des hallucinations. Il y a des choses qu’il entend mais ça n'a pas de voix. Comment est-ce possible ? Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Eh bien vous ne pouvez répondre à cela que d'une seule manière, en disant que ce qui défile à ce moment là chez lui, dans sa psyché, ce qui défile, c'est de l'écrit, c'est le texte. Et il a un mode de lecture immédiat, si j’ose dire, de ce qui est là écrit, mais sans que ce soit sonorisé, il n’y a pas de voix. Et vous avez d'autre part cette autre manifestation qui est rarement, dont on tire rarement toutes les conclusions, bien qu'elle soit [étiquetée] dans la nosographie classique et qui s'appelle la graphorrhée ou la graphomanie. Eh bien c'est des patients qui passent leur temps, alors vous les reconnaissez tout de suite, alors ils écrivent sur tous les petits bouts, en marge des journaux, sur tous les petits bouts de papier, les tickets, les notes de restaurants,... et c'est complètement, la surface est complètement couverte avec cette écriture. Et vous pouvez [retenir là], justement, l'une de ces expressions de cette dépendance à l'endroit du texte qui régit le psychique et qui dans ce cas déchaîné s'impose je dirais au patient dans cette espèce d'obligation d'avoir à couvrir tout l'espace disponible avec comme ça... Alors ça se voit par exemple dans la manie, mais pas seulement.
Donc voilà, je vous ai proposé une introduction sur ce qui constitue la spécificité des Écrits de Lacan. Et bien entendu nous ne trouverons pas le dernier mot qui en tout cas va nous tracer je dirais la façon de la, les diverses façons de le cerner ce mot qui manque, le dernier mot.